« Cette anthologie n’est ni une somme, ni une compilation, encore moins une énumération des lieux emblématiques de la cité. Un anti-guide ? Peut-être. Si Marseille Noir trouve son homogénéité, c’est surtout parce que les auteurs placent la ville au cœur du récit, qu’elle y est omniprésente, tel un personnage à part entière et récurrent. » Cédric Fabre
Cédric Fabre est journaliste free-lance et écrivain. Il anime aussi des ateliers d’écriture. Son dernier polar est sorti en 2013, Marseille’s burning (éditions La Manufacture de Livres)
Extraits choisis
De Le silence est ton meilleur ami (Patrick Coulomb)
[...]
Je ne sais plus si je ou si je suis éveillé, j’ai un livre à la main, un livre comme une arme. Une bonne grosse arme. Un bon gros volume. Six cent pages au moins. Oui, à coups de pages plutôt qu’à coups de poing. Plus d’allonge. Plus de force. Taper, taper…
Non, j’ai bien l’impression que cette fois je n’ai pas rêvé. J’ai tapé et retapé, je lui ai écrasé la glotte sous la tranche épaisse du bouquin, un polar, tiens, quoi de plus normal ? Je crois bien que le mec est mort, là, à mes pieds. Je tâte son pouls, je sens rien qui bouge. Je colle mon oreille contre son cœur. Silence. J’attends. Rien ne vient, pas un mouvement, pas une respiration… J’ai suivi des cours de secourisme, il y a longtemps, je sais reconnaître la mort quand elle est là.
Elle est là.
Dingue. J’ai pas pu faire ça. Pas moi. Je suis un mec calme, tellement calme. Le plus placide des hommes. Le plus cool, le plus souple. Tout le monde le dit. J’ai pas tué quelqu’un, c’est juste impossible. Impossible.
Pourtant, pas de doute, le mec bouge plus, là, il s’est affaissé dos au mur, comme s’il avait trop picolé, il s’est avachi comme une crêpe, tout ramollo, tout raplapla, tout immobile. J’en reviens pas.
C’est quoi déjà le bouquin ? Je l’ai encore en main. J’en ai lu une cinquantaine de pages. Ou plutôt j’ai essayé. Avec ce boucan, pas moyen de lire vraiment. Random, de Mathieu Croizet. Du lourd… J’ai vu sur la quatrième de couv que l’auteur était avocat. Tiens, je pourrais l’appeler. Le quidam à mes pieds, on l’a tué ensemble, pas vrai ? S’il faut quelqu’un pour me défendre, quoi de mieux qu’un complice avocat ?
[...]
de Le problème du rond-point (Philippe Carrese)
Le problème de Kevin, c’était la table de sept. Les mathématiques en général et les multiplications en particulier. Mais surtout la table de sept. C’était ça, son vrai problème. Les soustractions, il y arrivait plutôt bien. Par exemple, taxer en douce trois doses à un dealer de la Paternelle et en retirer quatre fois le prix du marché à la livraison à son client de la rue Rodocanacchi était une opération qu’il savait faire à peu près correctement. Dans ce cas précis, la table de quatre n’était pas un problème. De même pour additionner le prix des barrettes fourguées dans la journée et recompter le nombre de billets sa poche… Mais la table de sept était son problème du moment. Les flics avaient démantelé son réseau de grossistes de la Castellane, à l’autre bout de la ville. Kevin avait dû emprunter de grosses quantités de cocaïne d’excellente qualité à sept revendeurs différents, et maintenant il devait rembourser. Sept fois. Le chiffre le dépassait, comme la situation. L’autre problème de Kevin, c’était sa pusillanimité. Et son manque de vocabulaire aussi, mais il n’en avait pas conscience.
[...]
de Joliette Sound System (Cédric Fabre)
Il avait le regard, sûr et avide, acéré et sombre, de ceux qui savent depuis longtemps que la chair est triste, sans avoir jamais lu aucun livre. Il était chauve, n’avait pas de sourcils, et sa chair à lui était blessée, ratatinée et broyée en maints endroits, sur les bras et le visage. Une balafre lui courait d’une oreille à l’autre, comme si on lui avait ouvert le crâne en deux. Il portait un tee-shirt faisant la promotion d’une de ces îles exotiques qu’à l’intuition j’aurais située dans un océan tout sauf pacifique si des gars comme lui y passaient des vacances. Je serrai les poings en observant les pieds des trois colosses assis à la table de jeu, agités de tics nerveux comme s’ils battaient un rythme de façon synchronisée. Ils devaient tous avoir dans la tête le même morceau de métal. Pas moins de 160 bpm, j’aurais dit. Malgré le vent frais qui s’engouffrait par l’un des battants ouvert, nous transpirions tous ; les parois du conteneur qui servait d’estaminet avaient chauffé sous le soleil tout l’après-midi. Le comptoir était fait d’une planche posée sur deux bidons, et des caisses de bières étaient entassées derrière. Le gros m’avait été présenté comme étant à la fois le tenancier de ce débit de boisson improvisé et une sorte de chef pour cette communauté qui fleurissait sur les docks depuis quelques semaines. Des Gitans, des truands en cavale, des dealers tombés en disgrâce, des réfugiés, des altermondialistes et de punks à chiens, mais aussi des familles ordinaires, expulsées de chez elles, qui occupaient des conteneurs abandonnés aménagés en abris provisoires. Des dizaines de « boîtes », comme disent les professionnels du transport maritime, disséminées entre l’esplanade J4 et le silo d’Arenc. Tout un village de fortune qui s’était développé sur les quais du port industriel.
[...]
de Verts, légèrement grisés (Serge Scotto)
A Paris, ce serait Montmartre. A Marseille, c’est la Plaine. Là où s’aplanit une butte, qui attire les artistes comme du papier tue-mouches. Si des hauteurs de Montmartre bien des enfants de la muse prenne leur envol, dans les bas-fonds de la Plaine ils se contentent de s’engluer. Il faudrait être capable d’en repartir… Mais la Plaine est une maladie contagieuse, qui s’attrape au comptoir de bistrots improbables où les artistes maudits refont le monde, refont le monde, refont le monde tous les jours avec la bouche, sans bientôt ne plus rien faire d’autre de leurs dix doigts que lever les verres, où le talent et la bonne volonté se noient dans la bière et le pastis. Eux qui croyaient soulever le monde… Clochards magnifiques qui se croient célèbre parce qu’ils se célèbrent entre eux, qui se croient puissants chaque début de mois parce qu’ils paient leur tournée aux collègues avec le RMI, qui se croient beaux parce qu’ils plaisent aux ivrognasses et aux drogués de l’autre sexe, qui se croient des génies parce qu’ils ne vendent rien et qui se croient drôles parce qu’ils le sont !
[...]
Mon avis
Dans Marseille Noir, ils sont quatorze auteurs à conter des quatorze histoires inédites dans cet ordre d’apparition : Christian Garcin, François Thomazeau, Patrick Coulomb, René Frégni, Marie Neuser, Emmanuel Loi, Rebecca Lighieri, François Beaune, Philippe Carrese, Pia Petersen, Serge Scotto, Minna Sif, Salim Hatubou et Cédric Fabre.
Tous les auteurs de ce recueil sont Marseillais de naissance ou d’adoption. Chacun nous entraîne dans un quartier de la ville : Endoume, Stade Vélodrome, le Panier, Château-Gombert, le Frioul, l’Estaque, Longchamp, la Belle de Mai, la Cayolle, Vieux-Port, la Plaine, Belsunce, la Solidarité et la Joliette. Chacun nous raconte un instant de vie - la mort n’est jamais loin - chacun nous dépeint aussi et surtout Marseille en noir, plus ou moins sombre. De quoi donner au lecteur l’envie de descendre là-bas visiter les rues et les ruelles pour y retrouver l’ambiance du recueil, y respirer les odeurs et les parfums, y entendre les différents accents de cette ville millénaire et cosmopolite.
Les quatre extraits que j’ai cités sont issus des quatre nouvelles que j’ai préférées. MAIS toutes mériteraient d’être choisies, toutes méritent d’être lues.
Marseille noir… Après avoir lu ce recueil, qui pourrait encore affirmer que les meilleurs écrivains habitent à Paris ?
Marseille Noir, François Beaune, Philippe Carrese, Patrick Coulomb, Cédric Fabre, René Frégni, Christian Garcin, Salim Hatubou, Rebecca Lighieri, Emmanuel Loi, Marie Neuser, Pia Petersen, Serge Scotto, Minna Sif, François Thomazeau, Asphalte éditions 256 pages 21 €