Entre sites opaques anti-porn et discours éculés sur l’industrie pornographique comme seule coupable d’une déliquescence adolescente et donc sociétale, les clichés vont bon train. Or, le prétexte de l’addiction au porn cache non seulement une véritable méconnaissance du sujet mais également des idéologies liées à l’hétéronormativité et au virilisme.
Qui se cache derrière l’« addiction » au porno ?
Si on fait une recherche rapide sur Internet, le porno et « l’addiction » qui en découle seraient coupables de tous les maux : troubles de l’érection, influence néfaste sur une jeunesse fragile et malléable qui transformerait nos ados en démons orgiaques et qui serait aussi source des violences sexuelles.
En France, les dix dernières années ont vu éclore un certain nombre de sites tenus par des hommes ni médecins, ni chercheurs, qui disent avoir réussi à se sortir seuls de leur addiction aux films pour adultes. Ces nouveaux mentors, sorte de « cavaliers seuls » anciens « pornodépendants », souhaitent désormais aider leur prochain à s’extraire des affres du méchant porno. Le Toulousain Sylvain Guigni, par exemple, propose sur son site addict-porno.fr des groupes thérapeutiques ouverts à tous. Florent Badou, auteur du livre « Avant j’étais accro au porno » , a fondé stopporn.fr, où il propose des méthodes pour arrêter. Pour le psychiatre-addictologue Laurent Karila, spécialiste des questions de sexualité, ces sites sont des « autosupports créés dans la rédemption ».
Illustration de la tristesse de la femme d’un porn addict
Si ces « cavaliers seuls » sont plus ou moins inoffensifs, d’autres cachent des idées nauséabondes. La palme revient au site stopauporno.fr, fondé par François Billot de Lochner, conservateur issu du milieu bancaire, adepte du site d’extrême-droite bvoltaire.com, et complètement opposé à l’idée d’une éducation sexuelle à l’école. Un site qui arguë d’une « dérive pornographique universelle. (…) Il s’agit, purement et simplement, de la destruction d’une civilisation s’étant développée sur des racines chrétiennes, et notamment fondée sur la beauté de la complémentarité sexuelle des hommes et des femmes, au profit de l’émergence d’un monde axé sur une permissivité sexuelle absolue, transformant les personnes en individus livrés à toutes leurs pulsions. » Un propos tout en nuance, résumé par « un tsunami pornographique » qui se serait abattu sur le monde.
L’idée que le porno est responsables des violences est notamment relayée par des personnalités de droite conservatrice ou extrême, liées à la Manif pour tous, et autres sympathiques collectifs pro-vie. Le problème : ces propos ne sont jamais vérifiés et souvent repris par des médias de confiance, propageant ainsi de fausses informations parmi le grand public.
Les Anglo-saxons ne sont pas en reste, avec le site d’un obscur professeur de biologie, Gary Wilson, fondateur de Your brain on porn, et auteur d’un unique livre éponyme qui a fait le buzz (sous-titré Internet pornography and the emerging science of Addiction) et de deux articles scientifiques. Difficile de trouver une biographie étayée de l’homme. Dans une interview accordée à Vice, l’enseignant d’anatomie prône, pour les esprits faibles engloutis par la pornographie, un « redémarrage consistant à supprimer tous les stimuli sexuels artificiels ».
Gary Wilson est une des égéries du mouvement NoFap (non à la masturbation) dérivé du terme fapping signifiant « se masturber ». Une communauté essentiellement masculiniste qui relie ses problèmes de sexualité et de dysfonctionnement érectile uniquement à la consommation de porno et non à son rapport aux femmes. Un peu facile, et surtout dangereux. Parmi les NoFappers célèbres se trouve le youtubeur Gabe Deem et sa page The Reboot Nation. Se revendiquant ancien « addict », le jeune homme prodigue des conseils présentés comme expertise universelle. La boucle des faux experts est ainsi bouclée.
Les mèmes de la team NoFap
À l’opposé de ces bons samaritains en croisade pour sauver nos âmes, le psychologue américain David J. Ley, auteur du « mythe de l’addiction sexuelle », dénonce une industrie de la désintox sexuelle lucrative et peu regardante, doublée d’une explication médicale pratique pour certains hommes agresseurs sexuels. Nous voilà bien, à barboter dans ces visions manichéennes. Évidemment, la réalité est plus complexe.
Qu’est-ce qu’une addiction ?
L’addiction, telle qu’elle est définie aujourd’hui, peut se résumer par les « 5C » : (perte de) Contrôle, Craving (envie irrépressible de consommer), Conséquences (négatives), Compulsion (activité compulsive), et (usage) Continu (en moyenne de 6 à 12 mois d’affilée). Pour Laurent Karila, psychiatre-addictologue à l’hôpital Paul-Brousse (AP-HP), et porte-parole de SOS Addictions, l’addiction sexuelle existe bel et bien mais à aucun moment elle ne concerne le porno seul. « Il n’y a pas d’addiction au porno ‘isolée’, non. On va plutôt parler d’addiction aux activités sexuelles. Chez le cyberaddict, il y a plusieurs activités en ligne, dont le porno fait certes partie, mais pas seulement. Le visionnage de porno, mais aussi les jeux de rôles sexuels en ligne, les cam girls ou cam boys, les sites d’escort, les applications de rencontre… » Chez une patientèle âgée de 20 à 50 ans en moyenne, qui consomme donc du porno plus autre chose, de manière compulsive, « les formes cliniques du diagnostic comprennent une masturbation compulsive, des relations virtuelles et réelles, et des activités sexuelles en ligne pathologiques. »
Laurent Karila explique que dès les années 80, Patrick Carnes parle de « sexual addiction », mais les Américains, puritains, ne souhaitent pas conserver le terme. On parle alors de « troubles hypersexualisés », expression un peu fourre-tout. « Si on se décide à parler d’addiction, donc de maladie classifiée, il faudra que les assurances remboursent les soins. Et ça, les Américains ne veulent pas », résume le Dr Karila. Un autre courant parle donc de « comportement sexuel compulsif ». Partout, on joue sur les mots, d’autant plus quand on parle de sexualité. Aujourd’hui, l’addiction sexuelle n’apparaît pas le DSM-5, classification américaine des troubles mentaux. Elle devrait apparaître sous un autre terme avec les mêmes signes cliniques, dans la CIM-11 (classification internationale des maladies de l’OMS).
C’est la guerre
Le véritable problème commence lorsque le plaisir devient inexistant, que les personnes se retrouvent « débordées » et qu’une souffrance se fait sentir. « Regarder du porno sur internet n’est pas pathologique ! Mater raisonnablement du porno, c’est comme un bon plat, un bon verre, un rapport sexuel, ça procure du plaisir », rassure Laurent Karila. Mais, lorsque ce côté compulsif est installé, que l’utilisation de tous ces supports se fait uniquement dans le but de ne plus souffrir, « alors il peut y avoir une modification de l’expression cérébrale, ça va venir dérégler un peu les circuits ». Quid de la solution reboot des branchés NoFap ? « Dans la prise en charge thérapeutique, l’abstinence sexuelle ne fait pas partie du traitement. Il faut réduire les dommages et réapprendre des activités sociales et sexuelles plaisantes. Le sevrage total ne fonctionne pas. » Voilà pour le côté médical.
L’invention de l’« addiction au porno »
Le Dr Karila a conclu notre échange sur cette phrase : « L’idée de sobriété sexuelle est propre à chacun. » En somme, les fausses idées sur l’addiction au porno sont également à considérer sous un prisme moral.
Un avis partagé par les chercheurs qui se penchent sur le sujet, notamment Florian Vörös, sociologue à l’université de Lille, auteur de l’article « L’invention de l’addiction à la pornographie »1. Il y souligne que « derrière la définition de cette pathologie, se cache une définition de la bonne santé sexuelle. Selon les entrepreneurs de morale qui font de la lutte contre l’addiction au porno leur cheval de bataille, pour être en bonne santé, il faudrait forcément avoir une sexualité hétéro, conjugale, régulière et maîtrisée. » Autrement dit, la société, le politique, la morale, cherchent à nous imposer des normes sexuelles. Or, les hommes eux-mêmes, pétris du discours dominant, s’imposent ces normes, faisant de celui qui les contourne un déviant.
Ceci est une simple banane.
Dans l’ouvrage « Les jeunes, la sexualité et internet », paru en juin 2020, deux chercheurs ont enquêté auprès de 1500 jeunes de 18 à 30 ans. Arthur Vuattoux, maître de conférences à Sorbonne Paris-Nord, indiquait récemment dans un entretien avec Libération que « la plupart d’entre eux savent bien, dès le premier porno qu’ils regardent, que ce sont des images montées, qu’il y a une industrie derrière (…) ». Il rajoute que l’influence de ces images, comme la représentation de la pilosité chez les femmes et de la performance chez les hommes, est « rapidement déconstruite, à la suite des premiers rapports, par des discussions intimes avec les amis ou les partenaires ». Oui, les ados savent que le porno est fictif.
Panique morale
En 2009, déjà, le sociologue Michel Bozon, directeur de recherche à l’institut national d’études démographiques de Paris, évoquait « cet alarmisme sexuel, qui frise la panique morale à l’égard de la jeunesse, l’un des contrecoups de la fin du contrôle direct des adultes (…) liée à la perte d’influence des institutions encadrantes de la sexualité ainsi qu’à la diffusion de nouvelles technologies d’information et de communication, que les adultes maîtrisent moins que les jeunes. (…) Dans ce contexte, l’autonomie sexuelle de la jeunesse fait surgir de nombreux objets de crainte, voire de fantasmes. »2
Ludivine Demol, doctorante en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 8, auteure d’une thèse sur la consommation de porno dans la construction identitaire genrée des adolescentes, a beaucoup travaillé sur « les paniques morales ». Le porno, par ses différentes représentations crues de la sexualité, vient troubler l’ordre moral de notre société. Pour la chercheuse, il est difficile de parler d’addiction au porno : « C’est extrêmement variable selon les personnes, plus difficile à quantifier qu’un problème avec l’alcool par exemple. L’addiction au porno se base en fait sur le ressenti de la personne. Un catholique va se dire « une fois par semaine c’est beaucoup ! », là où un ado de 14 ans qui se masturbe 3 fois par jour se dit que c’est normal. » Un point de vue subjectif donc, « une question d’éthique et de morale personnelles », assure Ludivine Demol. Aimer le porno serait donc signe d’une sexualité « anormale », hors-normes. Mais lesquelles ?
« Ouin ouin » (image d’illustration prise sur un site anti porn)
« On est encore dans la peur que la pornographie puisse développer une sexualité sans affects, analyse Ludivine Demol. Or, pour la société, la fonction sociale des femmes est de nourrir l’intimité du couple, de faire plaisir, d’apprendre aux hommes la sexualité conjugale. Mais dire « c’est la faute du porn » alors que la sexualité sans affects est partout, dans les autres productions culturelles, les livres, les films, les pubs, c’est hypocrite ». Au fond, la construction sociale à laquelle tout le monde consent tacitement est celle d’une sexualité sans affects pour les hommes uniquement. « Accuser la pornographie est une manière de ne pas regarder la construction de la masculinité et de l’hétérosexualité », observe Ludivine Demol.
Contrer l’hétéronormativité
Florian Vörös, également auteur de l’ouvrage « Cultures pornographiques, anthologie des porn studies », a interviewé pour son prochain livre3 plusieurs hommes hétéro-bi-gay cisgenres. Et a remarqué que le mot « addiction » revenait à de nombreuses reprises, tant pour le visionnage de porno que pour la recherche de partenaires sur des applis de rencontres. « La sortie de l’addiction à la pornographie passe souvent par l’affirmation de la virilité. On le voit dans la posture héroïque des blogueurs qui disent s’en être sortis seuls, par la force de leur courage et de leur détermination. On retrouve aussi ce virilisme dans le discours d’hommes qui arrêtent la masturbation et le porno pour redevenir des vrais ‘mâles éjaculateurs’, renouer avec la conquête des femmes et le coït hétérosexuel. » Pour le sociologue, cette visée se rapproche en fait de celle des NoFappeurs : « En reprenant le contrôle sur son propre corps, il s’agit aussi de se réaffirmer en tant qu’homme par rapport aux femmes, dans le cadre d’un scénario hétéronormé. Ces hommes s’opposent aux ‘geeks’, qui auraient été dévirilisés par la technologie, pour retrouver une soi-disant ‘nature’ virile. »
« Don Jon », quand Gordon Lewitt jouait les accros au porn
La position d’un consommateur de porno poserait donc problème car il serait dans une forme de « passivité ». Pour Florian Vörös, « la position de consommateur et de spectateur entre en tension avec l’idéal viril de l’action et de la conquête. » Pour le chercheur « il ne s’agit pas de nier le vécu de ces hommes, mais de leur montrer qu’on peut faire sens différemment de ces sentiments de dégoût, de honte et de culpabilité. Ces hommes se sentent souvent mal à l’aise car ils se masturbent avec des images qu’ils jugent glauques et dégradantes pour les femmes. Plutôt que de rejeter la faute sur l’industrie pornographique, ils pourraient prendre leurs responsabilités et s’ouvrir à d’autres manières de désirer, moins centrées sur le coït hétérosexuel et la domination masculine. Le porno féministe me semble une meilleure thérapie que ces blogs de sortie de l’addiction au porno, aux relents masculinistes. »
Je vais dans le sens de @beaurebec : le mouvement #NoFap (des hommes qui se rassemblent pour arrêter le porno et la masturbation et retrouver leur virilité) est masculiniste, essentialiste et hétéronormatif. C’est bien expliqué dans cette enquête https://t.co/TeCIOeWrxK https://t.co/2OnwUNuH9O
— florian vörös (@fsvoros) August 31, 2020
En pensant ainsi, en propageant ce discours déresponsabilisant et viriliste, les cavaliers seuls, certains médias, médecins ou chercheurs, les sites anti-porn font de leur seul épouvantail la pornographie dans son ensemble, oubliant qu’elle n’est qu’un reflet de notre société et évolue avec elle. En la stigmatisant, ils dépolitisent sa portée et oublient l’étonnante et dense matière réflexive que peut apporter cette pratique culturelle, notamment pour venir interroger la domination masculine.
- 1 Sexologies, revue européenne de santé sexuelle, vol. 18, n°4 : « La sexologie au regard des sciences sociales », octobre-décembre 2009, p. 270-276.
- 2 Michel Bozon, « Autonomie sexuelle des jeunes et panique morale des adultes. Le garçon sans frein et la fille responsable », Agora débats/jeunesses 2012/1 (N° 60), p. 121-134
- 3 Désirer comme un homme. Enquête sur les fantasmes et les masculinités., Paris, Ed. La Découverte, à paraître fin 2020.