Face à la montée du «vote FN chez les homos», l’heure n’est plus à l’indignation et à l’incompréhension mais à l’élaboration d’une riposte qui suppose une part de remise en cause.
Régulièrement, médias et réseaux sociaux font semblant de redécouvrir ce que tout le monde sait déjà : de plus en plus de gays et de lesbiennes votent pour le Front national (FN). La société du spectacle adore les paradoxes vivants et ces homos séduits par des idées d’extrême-droite en constituent un merveilleux exemple : rien d’étonnant, donc, à ce qu’ils soient autant mis en avant. Par ailleurs, on sait depuis trente ans que la progression électorale du FN, sujet de discussion privilégié aux cafés du commerce réels ou virtuels, fournit aux commentateurs professionnels ou amateurs un stock inépuisable de réflexions au ras des pâquerettes. Tout le monde se sent obligé d’avoir un avis là-dessus, même (et surtout) si cet avis est déjà connu, n’apporte rien de neuf et n’a donc aucun intérêt. Si, à cela, vous ajoutez la thématique «homosexualité» (autre moyen assez sûr de faire le buzz et de captiver votre auditoire), vous obtenez une sorte de combo magique qui libère d’un coup, d’un seul, tous les Bouvard et Pécuchet de l’analyse sociopolitique de comptoir. Voilà pourquoi le sujet du vote FN chez les gays revient si souvent dans l’actualité. Ces dernières semaines, ce fut même un véritable festival, avec le ralliement à Marine Le Pen de Sébastien Chenu, le cofondateur de GayLib, la révélation de l’homosexualité du n°2 du Front national Florian Philippot et enfin l’élection par les lecteurs de Têtu d’un Mister Gay ouvertement pro-FN.
Tout cela favorise l’éclosion de discussions d’autant plus oiseuses que l’on dispose de bien peu de données chiffrées et quantifiables sur le sujet. Il n’existe, pour autant qu’on le sache, que deux sondages mesurant l’adhésion des homos aux idées du FN, tous deux réalisés par l’IFOP. Le premier, paru en janvier 2012, montrait que le FN était parvenu à rattraper son retard structurel dans l’électorat gay et lesbien. Alors que, depuis les années 80, les homosexuel-le-s étaient plus réticent-e-s que les hétérosexuel-le-s à accorder leurs suffrages au parti d’extrême-droite, ils étaient, à quelques mois de l’élection présidentielle, proportionnellement aussi nombreux que dans le restant de la population à déclarer leur intention de voter pour Marine Le Pen. Un autre sondage, plus récent (octobre 2013), montre que depuis l’élection de François Hollande, la proximité avec les idées du Front national a augmenté sensiblement au même rythme chez les homosexuels (+ 5 points) que dans l’ensemble de la population (+ 4 points).
On pourrait en déduire que la fameuse «poussée du vote FN chez les homos» n’est qu’un trompe-l’œil et que c’est en fait un part grandissante de la société qui se trouve de plus en plus en phase avec les idées du parti d’extrême-droite, sans que l’orientation sexuelle joue un rôle significatif dans cette évolution.
Pourtant, il suffit de fréquenter des gays ou des lesbiennes ou de jeter un œil sur leurs espaces de discussion, sur les réseaux sociaux ou sur des médias d’infos communautaires, pour constater, de façon certes plus impressionniste que scientifique, que le phénomène prend depuis plusieurs années une ampleur inquiétante.
Chaque nouvelle «polémique», puisse qu’il faut bien employer ici ce terme si dévoyé qu’il en devient passe-partout, donne lieu dans la communauté LGBT à un «débat» qui se déroule à peu près toujours de la même manière. On pourrait presque en faire une grille de bingo, comme cela s’est vu récemment pour ces «débats» aporétiques dont les termes sont connus par avance. Après quelques platitudes liminaires (du genre «les gays ont bien le droit d’être aussi cons que les autres») ou encore «l’orientation sexuelle ne fait pas l’orientation politique»), le «débat» suit à peu près le cours suivant :
– un premier intervenant pense faire de l’humour en citant la phrase bien connue de Jean-Luc Roméro selon laquelle «un gay qui vote FN, c’est comme une dinde qui vote pour Noël».
– un deuxième pense faire étalage de sa vaste connaissance historique en rappelant que les liens entre homosexualité et extrême-droite sont anciens, qu’Abel Bonnard (ministre de l’Éducation sous le régime de Vichy et collaborationniste forcené) était surnommé «la Gestapette» en raison de sa double attirance pour les hommes et pour le Troisième Reich, que Jörg Haider (le leader du FPÖ autrichien) était un bisexuel dans le placard, que Pim Fortuyn (le chef de file de l’extrême-droite anti-musulmane et xénophobe aux Pays-Bas, assassiné en 2002) était, lui, ouvertement gay, ou encore qu’Ernst Röhm, fondateur et chef des SA nazies liquidé en 1934 lors de la Nuit des longs couteaux, était notoirement homosexuel (même si son élimination sur ordre d’Hitler doit plus à des divergences politiques sur la direction «révolutionnaire» ou conservatrice que devait prendre le régime nazi naissant qu’à son orientation sexuelle).
– un troisième cite la phrase de Karl Marx, «celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre» (autre tarte à la crème indispensable à tout bon débat sur l’extrême-droite qui se respecte). Il en profite ensuite pour déplorer l’absence de mémoire chez les gays et convoquer à l’appui de sa démonstration les «Triangles roses», ces hommes et femmes emprisonnés ou déportés sous le régime nazi en raison de leur homosexualité. Comme si Marine Le Pen était Adolf Hitler, comme si le FN était le NSDAP et comme si, parvenu au pouvoir, il rouvrirait les camps et les fours crématoires. Par pitié, arrêtez avec ce genre d’arguments qui dessert la lutte contre le Front national plus qu’autre chose.
– un quatrième rappelle que «l’exemple» vient de nos voisins européens comme l’Autriche ou les Pays-Bas (voir plus haut), où l’actuel leader de l’extrême-droite, Geert Wilders, n’est pas gay (pour autant qu’on le sache) mais se pose régulièrement en défenseur des femmes et des homosexuels contre la «menace» que font peser selon lui les musulmans sur leurs droits. On cite alors généralement le discours de Marine Le Pen prononcé à Lyon en décembre 2010 et dans lequel elle évoquait les homosexuels «menacés» dans les quartiers à forte population immigrée.
– un cinquième conclut la discussion en se demandant, éberlué : «mais comment peut-on être gay et voter pour le FN ?». Puis, le «débat» retombe tel un soufflé raté, comme écrasé sous le poids de sa propre vacuité. Parfois, quelqu’un se croit obligé d’y ajouter une coda encore plus consternante que le reste, en expliquant que c’est parce qu’elle est «une femme forte», une blonde qui se bat dans un monde d’hommes, un quasi-diva politique, voire parce qu’elle partage une vague ressemblance avec Dalida, que les gays sont séduits par Marine Le Pen…
Voilà où nous en sommes. Depuis le début de ce siècle, l’extrême-droite, un peu partout en Europe, cherche à redéfinir son rapport à l’homosexualité à mesure que l’islam et les musulmans deviennent ses principaux boucs émissaires, reléguant les homosexuels au second plan de ses préoccupations. Soit une bonne quinzaine d’années, et nous en sommes toujours au stade de l’incompréhension et de l’ébahissement. «Mais comment est-ce possible ?». Hier, quand Têtu a publié sur son site une longue interview de son Mister Gay 2015 pro-FN, certains ont poussé des cris d’orfraie et accusé le mensuel de contribuer à la banalisation des idées xénophobes (comme si ses lecteurs, qui sont pourtant responsables de ce vote, n’y étaient pour rien…). Pourtant, cette interview qui n’élude pas les questions qui fâchent est une bonne occasion d’enfin comprendre pourquoi des gays votent pour l’extrême-droite. De dépasser le stade de l’incompréhension et de l’indignation pour atteindre celui de l’analyse et des réponses à apporter à ce phénomène préoccupant.
Les raisons qui poussent de plus en plus de gays et de lesbiennes à se rallier au Front national peuvent être les mêmes que celles qui prévalent pour le restant de la population. Comme les hétéros FN, les homos FN peuvent être des déçus du Parti socialiste, de l’UMP, de l’Europe, ou ils peuvent tous simplement être des électeurs inquiets par la persistance du chômage de masse et de la crise. Mais à ces raisons largement répandues s’ajoute souvent une dimension supplémentaire : celle de l’orientation sexuelle. Les gays et les lesbiennes qui votent pour le FN ne le font pas MALGRÉ leur homosexualité mais bien au contraire À CAUSE (au moins en partie) de leur homosexualité, qu’ils estiment menacés par l’immigration, l’islam et les musulmans.
Si on avait pris la peine d’interroger des électeurs gays du FN comme vient de le faire Têtu, on s’en serait aperçus depuis longtemps. Quand on leur demande pour quelles raisons ils accordent leurs suffrages à l’extrême-droite, c’est souvent la même histoire qui revient : un jour ou une nuit, ils se sont faits insulter ou agresser dans la rue en raison de leur homosexualité par «un Arabe» (les plus pudiques disent «une racaille», mais on sait tous que ça veut dire la même chose pour eux). Parfois de manière récurrente. Parfois, cette mésaventure ne leur est pas arrivée à eux personnellement, mais à un ami ou à une connaissance. Et cela a suffi pour les convaincre qu’«il y en a trop», que «la France, tu l’aimes ou tu la quittes» et que de toutes façons la culture musulmane est intrinsèquement hostile à l’homosexualité et qu’elle n’évoluera jamais. Cela ne les empêche pas forcément d’avoir un ami gay et Arabe et/ou musulman. Ou une copine, voire une «besta » hétérosexuelle et Arabe et/ou musulmane. Après tout, chaque raciste se doit d’avoir «son» ami noir. En revanche, les garçons qui cumulent la triple tare d’être Arabes, musulmans et hétérosexuels sont leur hantise.
La plupart des gays pro-FN ont soutenu le «mariage pour tous» pendant les pénibles débats qui ont émaillé 2012 et 2013. Sans craindre d’aller à rebours des positions défendues par leur parti. Voir par exemple cette tribune d’une jeune gay militant au FN qui n’a pas hésité à interpeller son parti sur cette question en lui disant qu’il faisait fausse route. Certains verront là une contradiction insurmontable. Mais quel militant, quelque soit son parti, est d’accord à 100% avec la ligne défendue par celui-ci ? Ces gays pro-FN déplorent que certains cadres de leur parti (Gilbert Collard, Marion Maréchal-Le Pen, Bruno Gollnish…) aient défilé avec La Manif pour tous. Mais l’attitude attentiste de leur présidente et de son entourage les rassure et ils estiment de toutes façons que le mariage pour tous, bien qu’il constitue une avancée, est une réforme secondaire face aux défis du pays. À commencer par «l’insécurité» et l’omniprésente «menace» que représente à leurs yeux l’islam. On peut (et on doit) contester cette logique, mais refuser de la voir et de la comprendre est suicidaire.
C’est là-dessus qu’il faut leur porter la contradiction, plutôt que de les conspuer, les traiter d’idiotes irresponsables ou refuser de les entendre. Que pouvons-nous rétorquer à ce discours ? Voilà une question que les associations LGBT doivent se poser de toute urgence. Sa réponse n’est pas simple et elle mérite d’être débattue. Mais on peut supposer qu’elle nécessite une forme de «convergence des luttes» entre la cause homosexuelle et la cause antiraciste, plus particulièrement celle qui combat le racisme visant les musulmans et l’islam. Et on ne peut pas dire que les associations soient particulièrement bien préparées à cela. Ce n’est en effet un mystère pour personne que le «profil-type» du militant LGBT est généralement le suivant : il s’agit bien souvent d’un homme, blanc, d’origine européenne, votant au centre-gauche et pétri de culture laïque voire d’anticléricalisme. Ce n’est pas étonnant puisque les grandes avancées dont ont bénéficié les homosexuel-le-s se sont toujours heurtées à l’opposition farouche des religions. Mais cet anticléricalisme a empêché bon nombre de militants LGBT de prendre toute la mesure du racisme particulier qui vise l’islam et, à travers lui, les musulmans. On ne peut plus en effet se contenter de défendre les croyants en acceptant (par une prétendue fidélité à l’esprit des Lumières) que soit dit tout et n’importe quoi sur leur religion. Car la plupart des reproches adressés aujourd’hui à l’islam et qui saturent le débat médiatique ne relèvent pas de la critique féministe et queer dénonçant le patriarcat, la misogynie et l’homophobie qui structurent toutes les religions. Ni d’une critique libertaire de la superstition et de la domination que l’islam, là encore, partage avec le christianisme, le judaïsme, le bouddhisme, etc. Ce sont des critiques racistes qui visent au contraire à faire de l’islam une religion à part, foncièrement différente des autres, statique depuis Mahomet, irréformable, incapable de concevoir une distinction entre le spirituel et le temporel, monolithique. Faute de l’avoir compris, certains voudraient rejouer contre l’islam les grands combats anti-cléricaux du début du XXème siècle contre le catholicisme, sans voir que le contexte politique est totalement différent. C’est pourquoi nombreux sont ceux qui ont soutenu les actions et les déclarations de plus en plus craignos de Femen complètement à côté de la plaque. On ne combat pas de la même manière une religion installée, dominante, majoritaire et qui influe encore sur les décisions d’un grand nombre de nos décideurs politiques comme le christianisme et une religion minoritaire victime d’attaques racistes de plus en plus fréquentes (dans les discours comme dans les actes) comme l’islam.
Face à celles-ci, les associations LGBT ne peuvent pas rester indifférentes si elles veulent stopper la progression des idées d’extrême-droite chez les gays et les lesbiennes. Elles doivent prendre le problème à bras le corps, rappeler qu’il existe autant de façons de vivre sa foi islamique que de musulmans, mettre en avant les associations qui montrent que l’on peut concilier foi religieuse et homosexualité (comme le collectif des Homosexuels Musulmans de France, par exemple). D’autres idées doivent être trouvées et c’est pourquoi un grand brainstorming collectif est nécessaire. Pourquoi ne pas en débattre, par exemple, aux États généraux du militantisme LGBT qui doivent se tenir en Avignon en novembre prochain ? Voilà qui permettrait, peut-être, de sortir par le haut de ce lancinant et pénible débat sur « le vote FN chez les gays ».
Photo 1 : Marine Le Pen, Jean-Marie Le Pen et Bruno Gollnish à la Fête de Jeanne d’Arc le 1er mai 2010 © Marie-Lan Nguyen
Photo 2 : Marine Le Pen à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais) le dimanche 15 avril 2012 © Jérémy Jännick
The post Pour en finir avec les débats à la con sur « le vote FN chez les homos » appeared first on Heteroclite.