Cette ardente militante de la cause des homosexuels a créé en 2003 une structure associative – l’Adfho (Association de défense des homosexuels du Cameroun) – qui lutte activement contre l’ordonnance présidentielle de 1972 qui place, de manière illégale, l’homosexualité au rang des délits. Depuis, Alice N’Kom ou «La papesse des homos», comme la surnomment certains de ses concitoyens, parcourt inlassablement le pays, de commissariats en tribunaux, pour assister et défendre ceux qui risquent jusqu’à cinq ans d’emprisonnement pour le seul fait d’avoir consenti des rapports homosexuels. Sacrée «Africaine de l’année» par le New Yorker en 2012, son combat la conduit plus que jamais à faire inscrire l’homosexualité comme un droit fondamental au sein de la Charte internationale des droits de l’homme. Elle était de passage à Genève début mars. Elle y participait à la soirée événement du Festival international du film sur les droits humains autour de «Global Gay», documentaire de Frédéric Martel et Rémi Lainé qui dresse l’état des lieux des avancées et reculs en matière de droits LGBT dans le monde. Rencontre avec une militante du droit exemplaire.
Quelles sont les sources de l’homophobie au Cameroun?
– C’est l’église catholique qui a mis le feu aux poudres et lancé la croisade anti-gays, à travers Monseigneur Victor Tonyé Bakot. Durant la messe de fin d’année, en 2005, face à un auditoire important, cet Archevêque de Yaoundé a tenu des propos ouvertement homophobes.
Qu’a-t-il dit?
– Des mensonges. Il a dénoncé le fait que les homosexuels qui se trouvaient dans la haute sphère de l’administration faisaient pratiquer l’homosexualité à tous les jeunes qui voulaient faire leur entrée dans la fonction publique. Il a laissé entendre que la fonction publique camerounaise était infestée de gays, qu’ils tenaient les postes de recrutement et d’influence, imposant aux jeunes aspirants de se coucher sur le canapé. Un jeune qui ne consentirait pas à ces pratiques n’aurait d’autre solutions que d’être au chômage. Un propos très grave puisqu’au Cameroun, il n’y a que des chômeurs. Lorsque vous touchez le problème du chômage, vous êtes au coeur des familles.
Comment ce discours a-t-il pris dans la population?
– Le discours de l’Archevêque a suscité un tsunami médiatique. Les jours qui ont suivi, les journaux ne parlaient que de ça. Plusieurs listes de noms d’homosexuels présumés travaillant dans l’administration ont été publiées, sans aucune éthique déontologique. Les gens achetaient les photocopies des journaux à prix d’or. Les rumeurs fusaient. On entendait dire qu’un tel était homo. La conséquence a été d’apporter beaucoup de troubles dans les familles, notamment chez les enfants dont le nom du père apparaissait dans les journaux. Certains ont refusé d’aller à l’école. D’autres menaçaient de se suicider, si bien qu’au début 2006, le Président a considéré qu’il fallait stopper cette dérive médiatique qui générait des conséquences désastreuses. Le 11 février 2006, il a pris la parole à l’occasion de la fête de la jeunesse pour dénoncer ces spéculations journalistiques et rappeler que la liberté d’expression s’arrête où commence la vie privée, qui est sacrée au Cameroun.
La situation s’est-elle ensuite apaisée?
– Pas vraiment. Si les journaux ont cessé d’alimenter la psychose, l’église catholique a mené des actions très nombreuses, diffusant des messages dans toutes les églises, joignant aux prières des phrases du type: «Dieu, préserve-nous du fléau de l’homosexualité». Une situation hallucinante, où les gens priaient tous les jours contre l’homosexualité.
Comment ce discours a-t-il ensuite infusé les sphères du pouvoir?
– L’église catholique est très puissante chez nous. Elle possède des églises, mais aussi des universités, des collèges, tout un ensemble de moyens de diffusion très efficace. Elle a en outre l’avantage de compter parmi ses fidèles le Président de la République, Paul Biya. Tous les papes font un voyage au Cameroun même si nous sommes un état laïque. Les relations avec le Vatican sont très fortes. Notre Président est déjà allé rencontrer le Père (sic) François qui, en infléchissant le discours de l’Eglise, en revenant vers les commandements fondamentaux, nous permet d’intervenir dans le débat et d’espérer que les emprisonnements cesseront à l’avenir.
«Le Christ n’est pas bantou que je sache!»
J’ai été obligée de leur faire la guerre pour leur rappeler les crimes que l’église catholique a perpétré: l’Inquisition, mais surtout, la traite négrière transatlantique qui a permis l’enrichissement pendant quatre siècles d’une église déniant toute humanité à une partie du monde, suite à une ordonnance papale de Nicolas V. Il faut le leur rappeler, car beaucoup de gens ne connaissent pas l’histoire. Les gens d’église en particulier, qui ne voient pas que leur discours, leurs vêtements, leurs titres, et jusqu’à leurs noms sont des importations. Le Christ n’est pas bantou que je sache!
Que leur dites-vous au sujet de l’homosexualité?
– Un jour un Cardinal m’a demandé sur un plateau de télévision: «Maître, avouez que si vos parents étaient homos, vous ne seriez pas là.» Je lui ai répondu: «Je n’en sais rien, et vous confondez la sexualité avec la fertilité. Vous ne le savez peut-être pas Monseigneur, mais il y a aussi des bisexuels, et quand on est bi on peut faire des enfants. De même, lui ai-je encore dit, une personne peut avoir des enfants avec une personne de sexe opposé. Si elle change ensuite d’orientation à un moment de sa vie, est-ce que pour autant elle ne serait plus père ou mère de ces enfants ?» Je ne suis pas catholique mais j’ai appris avec le temps à les combattre sur leur terrain. Que dit la Bible? Le petit Jésus a deux papas. Il y a Joseph, en chair et en os, et celui qu’on ne connaîtra jamais, qui ne fait pas l’amour… Dieu. Donc la filiation n’a rien à voir avec la sexualité puisqu’on peut faire un enfant sans avoir forniqué. Personne ne nous a dit que l’ADN de Jésus ne correspondait pas à la filiation directe de Joseph. L’autre preuve, c’est Adam et Ève. Il n’y a pas eu de rapport sexuel pour que Ève naisse! C’est pour ça que nous, les vieilles dames ménopausées, on sait que nous n’aurons plus d’enfants, mais nous continuons à faire l’amour allègrement. Vous voyez, j’essaie de mettre en garde les gens de l’église au Cameroun, car à force de manipuler les esprits, de monter les gens les uns contre les autres, ils s’éloignent du deuxième commandement: aime ton prochain comme toi-même. Ne le juge pas.
Quelle est la situation au Cameroun aujourd’hui?
– Aujourd’hui, on a cloué le bec à l’église catholique. Après l’arrivée du Pape François, j’ai refait une démarche auprès d’un Cardinal qui avait dit à la télévision que les homosexuels étaient moins que des animaux, invoquant le fait que les animaux n’étaient pas homosexuels. Je lui ai répondu que ce n’était pas parce qu’il ignorait quelque chose, que cette chose n’existait pas. Parce que figurezvous que vous avez la même proportion d’homosexuels chez les animaux, qu’ils soient à plumes, à poils ou à écailles que chez les êtres humains. Et bien ce Cardinal, qui m’avait promis de venir redire ces propos devant une télévision étrangère, a révisé quelque peu son avis sous l’influence du Pape François qui a clairement dénoncé les discriminations envers les homosexuels.
Mais les violences à l’égard des homosexuels continuent malgré tout au Cameroun?
– Oui, mais ça, c’est notre faute. On ne fait pas assez, c’est un combat. Un combat qui a plusieurs terrains, dont le premier est l’éducation. L’ignorance est terrible. Et c’est à nous de nous battre contre les vraies causes et d’éclairer les gens qui ont subi le lavage de cerveau des familles et l’endoctrinement de l’église. Lorsque j’apporte à ces gens des arguments différents que ceux de l’église, beaucoup réalisent soudain que l’on met en prison des gens pour des raisons totalement illégales. Il faut donc replacer le puzzle dans le bon sens, et c’est à nous de le faire. Et aussi longtemps que la Communauté internationale, dont le devoir est de se battre pour tous les êtres humains, ne constituera pas une coalition, comme celle qui s’est constituée contre le SIDA, contre l’Apartheid en Afrique du Sud, le combat ne sera pas gagné. Car ce combat n’est pas seulement celui de l’Adfho, l’association que j’ai créée en 2003 pour défendre les homosexuels, mais celui de tout être humain. Dans un ring, l’ADFHO n’est même pas un poids plume par rapport à la machine idéologique que l’on a en face. Ils ont tout: les médias, les églises et le pouvoir de manipuler les esprits. Nous, qu’avons-nous à part un petit discours? Peut-être 200 à 300 personnes qui m’ont écoutée une fois à la télé. Même les magistrats disent que c’est un délit.
Sur quelles bases juridiques condamne-t-on aujourd’hui l’homosexualité au Cameroun?
– Sur la base d’une ordonnance présidentielle introduite illégalement dans le code pénal. Il s’agit de la 347bis qui prévoit l’homosexualité sur la liste des infractions punies par le code pénal. Et ce «bis» a une histoire. Le Cameroun est indépendant depuis 1960. Notre code civil et pénal date de 1965, avant d’être modifié en 1967. Personne ne saura jamais pourquoi le Président a décidé en 1972 de briser la séparation des pouvoirs en intégrant cette ordonnance dans le code pénal sans passer par le vote du parlement. En 1965, l’homosexualité ne dérangeait personne. Le législateur ne l’avait pas prévue.
Toutes les condamnations de ces dernières années ont été prononcées sur la base de cette ordonnance de 1972? Il n’y a pas eu de modifications de la loi comme en Ouganda?
– Oui, c’est sur la base de ce texte illégal qu’ont été prononcées toutes les condamnations. C’est ça la particularité du Cameroun. Et aujourd’hui nous devons faire comprendre au Président, aux magistrats, à tous ceux qui tiennent les reines des systèmes politique et judiciaire, par des séminaires et des formations, qu’un droit humain n’est pas un droit que l’on peut sanctionner au niveau d’un État. Il faut leur expliquer qu’il ne sert à rien de transformer cette ordonnance en loi, puisqu’elle sera illégale en regard de la Constitution du Cameroun qui dit bien que la loi internationale est au-dessus d’elle. Et le Cameroun a ratifié et signé suffisamment de textes pour ne plus pouvoir voter une loi interne contre l’homosexualité, puisque c’est un droit fondamental. Le Cameroun n’a qu’une voie à suivre qui est celle du respect de la protection de la vie privée.
Y a-t-il des représentants politiques, des personnes haut placées qui relaient votre plaidoyer?
– Le Cameroun est un environnement qui n’est pas démocratique. Nous avons à la tête du pays un monsieur qui a 81 ans, qui est là depuis 32 ans et qui a tous les pouvoirs. Aujourd’hui, il a envie d’être tranquille. Mais c’est à nous d’étudier les failles de ce monsieur et de faire pression avec l’aide de la Communauté internationale. Les Occidentaux doivent rappeler aux chefs d’État africains leurs engagements internationaux pris par rapport à leurs peuples.
Est-ce qu’un film comme «Global Gay» sera diffusé au Cameroun?
– Bien entendu que non. Quand les journalistes, comme ceux de France 24, viennent au Cameroun, on utilise beaucoup de subterfuges pour qu’ils puissent entrer sur le territoire. Nous avons un réseau à la fois diplomatique et impliquant la société civile locale qui nous permet de faire délivrer des visas. De toute façon nous avons la loi avec nous. Tout l’arsenal juridique et constitutionnel nécessaire se trouve dans nos textes pour faire du Cameroun un état de droit. Mais il faut le rappeler à nos autorités en permanence.
La société civile s’implique-t-elle dans ce combat?
– On ne peut rien demander à la société civile si la loi fondamentale n’est pas respectée. Si vous considérez que le vol est un délit, vous ne pouvez pas attendre de la population qu’elle soutienne le voleur. Tant qu’on n’aura pas levé ce verrou pénal, et fait de l’homosexuel un citoyen comme un autre, qui a droit à la protection du législateur, rien ne bougera.
Comment avez-vous fait pour obtenir des acquittements lors de procès d’homosexuels?
– En plaidant très fort! J’ai aussi remarqué qu’en prenant la peine d’informer, avant la séance, le magistrat qui ne connaît rien de l’homosexualité, hormis ce que lui dit le prêtre à l’église, les choses bougent. J’essaie donc d’engager en amont une préparation sous forme de discussion. Je lui apporte des documents, des textes qu’il n’a jamais lus, pour lui permettre de replacer dans son vrai contexte le délit qu’il va être obligé d’examiner et de sanctionner. Quand vous faites cela, vous perturbez les juges. Sans ce travail préalable, ils sont pris dans le feu de l’action du procès, et ne cherchent même pas à obtenir des aveux. Ils n’ont souvent même pas de preuves. Ils condamnent des homosexuels seuls à la barre, alors qu’il faut au moins deux personnes pour qu’un rapport homosexuel ait lieu! Je leur suggère que l’homosexualité n’est pas un délit, puisqu’un délit suppose un agresseur et une victime.
Sur quels types de preuves les juges établissent-ils alors les condamnations?
– Allez demander aux juges! Il n’y en a pas. Le procureur, qui détient les procès verbaux de la police judiciaire va par exemple invoquer un rapport médical. Il faut savoir qu’ils font passer des visites anales aux homosexuels présumés. Ce qui prouve bien que lorsqu’ils arrêtent quelqu’un, ils n’ont pas de preuves. Ils appellent un médecin militaire qui n’en a rien à faire des lois et lui demandent d’examiner le diamètre de l’anus. En fonction du nombre de doigts que l’on peut y introduire, ils établissent la culpabilité. Jean-Claude Roger Mbédé, qui est mort en janvier, a passé un an et demi en prison sur la seule base d’un texto! Vous imaginez! Aucun dossier que j’ai plaidé ne tenait. Mais vous n’avez pas le temps. Le juge ne vous écoute pas. Il a entendu dire que l’homosexualité était un fléau. Il était à l’église le dimanche. Et le lundi, il doit juger, la tête encore pleine de toutes les horreurs que le prêtre a dites.
Est-ce que les discriminations envers les homosexuels s’appliquent de la même manière visà- vis des hommes que des femmes?
– Oui. J’ai au moins trois femmes en prison qui ont écopé du maximum de la peine, soit 5 ans.
Est-ce que les morts de Jean-Claude Roger Mbédé et d’Eric Ohena ont changé quelque chose?
– Non, l’État nie toute implication, alors que ce sont des meurtres. Tant qu’on présentera les homosexuels comme des animaux, un policier n’aura pas de scrupule à exercer la violence. Moi-même j’ai subi de nombreuses menaces de mort. J’ai déposé plainte partout où j’ai pu, mais je n’ai jamais été convoquée.
Vous êtes escortée?
– J’ai signé des contrats avec des sociétés de protection. Pour la maison et mes enfants. C’est ce que je consens à présent. Vous savez, cela fait 45 ans que je suis avocate. J’ai plaidé à toutes sortes de procès: des assassins, des grands bandits, des condamnés à mort. Je n’avais jamais reçu de menaces, alors même que je défendais des gens qui avaient commis des actes préjudiciables pour la population.
Y a-t-il selon vous des causes communes à l’homophobie au Cameroun et dans d’autres pays africains. On sait par exemple qu’en Ouganda, l’implication des églises évangéliques est grande. Les propos homophobes qu’elles tiennent s’inscrivent dans un discours anti-occidental. Est-ce aussi le cas au Cameroun?
– Pas encore, mais si on ne fait pas attention, le Cameroun pourrait basculer dans la liste noire des pays qui ont à leur tête des chefs d’État despotiques. Pour l’instant, les églises évangéliques n’ont pas le même impact qu’en Ouganda. On est plus dans un discours catholique traditionnel et radical, qui s’appuie sur la famille plus que sur une forme d’anti-occidentalisme. Les évangéliques sont néanmoins présents. Ils ont même acheté des plages de diffusion à la télévision. Et ils peuvent diffuser des messages homophobes au nom de Dieu. Face à eux, nous n’avons guère d’audience. J’aimerais que nous puissions avoir nos propres médias, nos propres journaux, afin que l’on parle enfin des droits de l’homme.
Comment voyez-vous l’avenir?
– Le combat continuera et on ne lâchera jamais. Mais ce combat n’est pas seulement l’affaire des associations et des militants, il est celui de tous. Et pour cela, il doit être mené au niveau international. Il nous faut parvenir à l’établissement d’un texte mondial sur la dépénalisation de l’homosexualité. Avec la mondialisation, le langage de chefs d’État, comme Yoweri Museveni ou Robert Mugabe, qui estiment ne devoir recevoir de leçons de personne, est dangereux. Car la mondialisation ne lui donne pas le droit de se singulariser sur les problèmes essentiels. Il faut dire à Museveni et Mugabe, et à tous ceux qui agissent comme s’ils étaient seuls, qu’on ne laissera pas l’humanité basculer dans cet enfer-là. Je suis convaincue que les solutions existent. Vous savez, quand mon président est malade, il ne va pas à la faculté de médecine de Yaoundé. Il vient ici, en Suisse. Il prend tout l’argent de l’État, il loue l’Intercontinental pour une durée indéterminée. Il se déshabille bien devant un médecin suisse sans chercher à savoir si il est homo. Il met le chèque en blanc et dit: soigne-moi et guéris-moi. Quand quelqu’un est tributaire de vous pour sa santé, vous pouvez lui parler. Mais ceci est également valable pour les responsables politiques étrangers auprès de qui notre Président aime se dire démocrate et faire bonne image. Il sait qu’à cause de moi, vous risquez de savoir qu’il entrave ses engagements vis-à-vis du droit international. Et cela ne lui fait guère plaisir. Les leviers sur lesquels on peut appuyer sont nombreux pour assurer l’éducation et la responsabilisation de ceux qui sont à la tête de ces États-là. La médiatisation à l’échelle internationale est également cruciale. Elle permet de faire pression et de relayer le combat. C’est à elle, au soutien des ONG, de l’ONU, des Ambassadeurs, et à la visibilité que vous me donnez que je dois ma survie actuelle.