Pour le premier numéro de Roopbaan, le premier magazine gay du Bangladesh, la rédaction n’y va pas de main morte: un homme, torse nu, ficelé par des lanières noires simili-cuir. A l’intérieur du magazine, un article sur le masochisme. La publication a lieu en janvier 2014, sans encontre. Ce n’est que quelques mois plus tard que les menaces arrivent à travers un article de presse. L’équipe est accusée de faire partie d’un complot international visant les mœurs islamiques. Elle serait recherchée par la police pour être arrêtée. «J’ai eu très peur car mon nom était écrit dans les journaux», raconte Rasel Ahmed, le rédacteur en chef de 24 ans. Le magazine suscite des messages d’intérêt sur internet, venant d’hommes, de femmes, d’étudiants, de parents mais aussi des centaines de menaces. Des messages comme «il faut vous brûler, vous tuer sur la place publique». La rédaction décide alors de contacter une association de lutte pour les droits de l’homme, pour les informer de la situation et du danger.
Car, ici, au Bangladesh, les enlèvements et les disparitions sont monnaie courante, plusieurs centaines chaque année, dont des homosexuels. Le pays est musulman, très conservateur: pas de relations hors mariage, toujours hétérosexuelles et pas de nudité. Le mariage est le noyau de l’organisation sociétale, pas d’intégration envisageable sans cela. S’affirmer comme homosexuel, signifie faire une croix dessus, accepter de devenir un paria, en particulier envers sa famille.
Shovon a 19 ans. Il est terrorisé à l’idée d’en parler à ses parents. «Si je leur en parle, je suis convaincu qu’ils me feront enlever et disparaître. Il faut comprendre qu’ici la religion est primordiale. Du coup, ils considérerons que je suis malade, que je vis dans le péché et ça passera avant tout le reste, avant même d’être leur fils.» Le jeune homme vit mal cette situation. Il a fait une tentative de suicide en ingurgitant des produits toxiques, il y a un an. Aujourd’hui, ça va mieux. «Je fréquente des associations comme Bandhu et ainsi je rencontre d’autres gays. Je me sens moins isolé.»
Depuis 20 ans, Bandhu soutient la communauté LGBT. Ses locaux occupent les six étages d’un immeuble: centres d’accueil, de formation, de documentation, groupes de paroles, dortoirs et cantine. Difficile à imaginer lorsque l’on sait le silence qui écrase la communauté.
Pour pouvoir se payer cette transformation, Anamika a fait le même travail que la majeure partie des membres de la communauté: prostitution et mendicité
Anamika, une hijira de 20 ans. Elle est née homme, est devenue femme il y a un an. Photo: Arnaud Gastaut
Dans le bâtiment de Bandhu, on croise des gays mais aussi des «hijras», des transgenres. Des hommes qui se travestissent, voire qui changent de sexe, et ont des relations sexuelles avec des hommes. Anamika a 20 ans, elle est hijra et vit dans sa famille. «Depuis toujours je sais que je suis hijra. Mes parents ont mis du temps, mais finalement m’ont acceptée quand j’ai eu 18 ans.» A 19, elle rassemble ses économies pour se faire opérer en Inde, de l’autre côté de la frontière. 1 900 euros pour une vaginoplastie, une augmentation mammaire et un traitement hormonal, l’équivalent d’un an et demi de salaire pour un Bangladais – une fortune. Pour pouvoir se payer cette transformation, Anamika a fait le même travail que la majeure partie des membres de la communauté: prostitution et mendicité. Elle a commencé ce travail tôt, à 8 ans, faute de pouvoir aller à l’école. Le portail d’entrée lui était fermé parce qu’elle était hijra. Aujourd’hui, elle se sent en accord avec elle-même, elle a trouvé un travail avec l’association Bandhu et ne fait plus le trottoir. Son avenir reste malgré tout semé d’embûches. «Dans la rue, les gens me dévisagent comme si j’étais un monstre, se moquent de moi. Mes amis se font parfois frappés, moi j’ai eu de la chance, ça ne m’est pas arrivé. Je ne pourrais jamais me marier et donc avoir une vie normale. Mais même si tout n’est pas parfait, ma situation est bien plus enviable que celle des gays.»
Les hijras sont reconnues par la société bangladaise, au point qu’en novembre dernier, la case «transgenre» est apparue sur leur passeport. Pour les gays, c’est le placard, fermé à double tour. Anamika raconte que certains homosexuels font le choix de devenir hijras pour pouvoir vivre leur sexualité, quitte à se travestir et à mentir sur leur identité, un moyen d’être «plus facilement» accepté par la famille.
«Je donne le change face à mes parents, je ne suis moi-même qu’entre amis, et encore pas avec tous»
Nazia est une lesbienne de 22 ans, elle ne parvient pas à se faire accepter. «Je donne le change face à mes parents, je ne suis moi-même qu’entre amis, et encore pas avec tous». Et pourtant, elle a déjà essayé d’en parler. «Quand j’avais 15 ans, j’ai essayé de dire à mes parents que j’étais lesbienne. Ils m’ont répondu que j’étais malade, m’ont envoyé chez le médecin qui m’a donné des médicaments pour me soigner. Ça n’a évidemment rien changé, je suis toujours autant homo. Je ne suis pas malade, je ne vis pas dans le péché. Je suis comme ça c’est tout.» Malgré sa détermination, Nazia est aujourd’hui dans l’impasse. «Je dois être mariée d’ici l’hiver 2015. Soit je me trouve un mari fantoche, je sauve les apparences et reste ainsi en contact avec ma famille. Ou alors, je refuse, je coupe les ponts et je perds mes parents. Je ne veux renoncer à rien, je ne sais pas quoi faire.»
Même chose pour Zanam, un jeune homme de 19 ans. «A l’école, les élèves se moquent de moi. Quand je le rapporte au professeur, lui aussi se moque.» A nouveau, la loi du silence s’applique. Mais aussi celle du déni. «Vous savez, une mère sait tout. Je suis persuadé que ma mère sait que je suis homosexuel, mais elle fait comme si de rien n’était, on n’en parle pas.» Rasel Ahmed, le rédacteur en chef raconte la même histoire. «Je pense que mes parents se doutent de la situation, surtout depuis que nous avons fait la Une des journaux avec Roopbaan. Ils ne m’ont jamais parlé de mariage. C’est bien le signe qu’ils se doutent de quelque chose.»
Un magazine pour fédérer la communauté
Au fur et à mesure, la communauté LGBT se structure, sort à tâtons du placard. L’association Boys of Bangladesh crée en 2002 un site de discussion sur internet. Il prend réellement son essor en 2005, une véritable bouffée d’oxygène et de liberté. Les gays peuvent s’exprimer, raconter ce qu’ils vivent au jour le jour: les regards en biais, les brimades, les insultes, parfois les coups. Ça devient aussi un moyen de faire des rencontres, ailleurs que la nuit, dans les parcs de Dacca.
La couv de Roopbaan.
Les autres lieux pour se retrouver entre soi et en sécurité sont les appartements, comme celui de Xulhaz, 37 ans, l’éditeur du magazine Roopbaan. Son appartement est devenu un lieu ouvert. La sonnette retentit régulièrement. De jeunes hommes entrent, s’asseyent sur des coussins, sur un lit, prennent un thé, discutent. Un lieu plus intimiste qu’internet, plus informel qu’une association. Xulhaz: «on peut considérer que 2 000 personnes s’assument comme gays à Dacca. Mais en moyenne, 10% de la population est homosexuelle, ça fait 15 millions de personnes à travers le pays. Il faut les faire sortir, s’affirmer. Ce n’est qu’en devenant visibles, qu’un jour, nous serons acceptés. C’est pour ça qu’avec Rasel nous avons créé le magazine.»
«Roopbaan» signifie en bangladais, «merveilleux garçon» mais c’est aussi le nom d’une héroïne de la mythologie du pays. C’est l’histoire d’une jeune fille qui épouse un homme plus jeune qu’elle, en opposition totale aux bonnes mœurs. Si ce nom est devenu l’intitulé du magazine, c’est pour jouer sur le double sens: masculin et féminin mais aussi pour se référer à cette histoire d’amour hors-normes. «Le magazine permet de faire circuler l’information, d’expliquer qui nous sommes, explique Xulhaz, nous ne sommes pas malades, mais des gens qui aiment, en l’occurrence des personnes du même sexe, mais c’est toujours de l’amour.»
«Roopbaan» signifie en bangladais, «merveilleux garçon» mais c’est aussi le nom d’une héroïne de la mythologie du pays.
Xulhaz, éditeur du magazine Roopbaan. Photo: Arnaud Gastaut.
Après la parution du premier numéro en janvier, la communauté prend confiance et fait un pas de plus en descendant dans la rue. C’était en avril. A ce moment-là, le Bangladesh fête la nouvelle année, l’ensemble de la population marche dans la ville pour célébrer l’événement. Xulhaz s’en souvient parfaitement. «Comme tous les Bangladais, nous avons défilé. Nous étions tous habillés de couleurs différentes, la parade formait ainsi un arc-en-ciel, symbole de la communauté LGBT.» Et tout se passe très bien, les réactions sont enthousiastes. «Ici, personne ne connaît le symbole de l’arc-en-ciel, les gens ont simplement apprécié notre bonne humeur et nos couleurs flamboyantes. En même temps, nous avons refusé de faire une véritable gay pride. A aucun moment, nous n’avons dit que nous étions gays, nous avons uniquement parler de diversité.» La communauté adopte la politique des petits pas.
Malgré les menaces et ses peurs, Rasel Ahmed compte bien continuer à diriger le magazine. «Je n’ai pas honte bien au contraire, je suis très fier du magazine. Avec Xulhaz, nous avons mis un an pour concrétiser le projet, c’est notre bébé. Il a fallu trouver des rédacteurs, des photographes et surtout un imprimeur qui ose publier une revue aussi controversée. Nous n’avons pas fait tout ça pour abandonner maintenant.» Xulhaz est lui aussi déterminé. «Nous n’avons qu’une vie, ce n’est pas pour la scinder en deux, faire comme si de rien n’était et subir en silence. Être invisible est une situation confortable car nous n’existons pas aux yeux de la société, nous vivons cachés. Ce n’est plus tenable. Aujourd’hui la communauté se structure, nous devenons plus forts, plus visibles et donc plus exposés. Mais c’est le prix à payer pour être un jour reconnus et acceptés.» Prochaine étape: la création d’un site internet pour que le magazine soit accessible à tous, à Dacca, comme en province. Le troisième numéro de Roopbaan devrait sortir au mois de janvier 2015 en 600 exemplaires.