Cet article « La force de la communauté, c’est pas rien » : un thé avec Marvin M’toumo provient de Manifesto XXI.
Un thé servi chaud, bien sucré, à l’abri dans le salon ou dans la chambre, en bonne compagnie. Un thé pour se détendre et se rassembler un moment, autour d’une conversation entre ami·e·s, artistes, consœurs de cœur et confrères de lutte, pour parler de nos combats et de nos conditions desquelles on n’échappe pas. « Un thé avec… » est une série d’interviews lentes, fleuves, qui s’écoulent au gré d’une temporalité d’humain·e. Ce sont des espaces de rencontre entre vous, moi et une personnalité créative queer noire talentueuse qui apporte son diamant à l’édifice. Je m’appelle George, je suis artiste, trans, afrodescendant, et avec mes ami·e·s nous avons beaucoup, beaucoup de choses à dire.
Let’s spill the tea!
En mai dernier, j’ai eu la chance d’assister à une des représentations grandioses du dernier défilé-spectacle de Marvin M’toumo, présenté à l’Arsenic (Lausanne). Intitulé Concours de larmes, c’est un voyage tragi-comique en nos propres pleurs, en nos terres intérieures arides, délaissées par l’interdiction de pleurer. Au cœur d’un œuf, dans le nid délicat et harshy qu’est la poésie de Marvin, le public est invité à baisser les larmes, à abattre ces murs derrière lesquels la vulnérabilité se coffre. Et il faut dire que ces temps-ci, c’est dur d’être vulnérable. Quand les scissions sociales se font plus que jamais ressentir, quand il faut lutter pour sa survie dans les plus petites choses, et qu’on finit par s’épaissir la peau comme un bouclier pour traverser le quotidien. Concours de larmes m’a cogné en des endroits que je n’avais pas éclairés depuis longtemps, puis m’a ramassé, tendrement, à la petite cuillère. C’est une sensation étrange. Pleurer dans une pièce entouré d’inconnu·e·s, à la fois ému par les présences sublimes des performeurses, leurs magnifiques costumes et la puissance des paysages sonores ; et tiraillé, trituré, disséqué et étalé, nos fatalités humaines à ventre ouvert, par les mots-queries du poète maudit, personnage qui se fait le guide de ce moment, joué par Davide-Christelle Sanvee. Des mots sincères, amèrement bienveillants, qui énoncent les conséquences de nos âpres réalités d’exploitation, de travail, de douleurs, de non-sens parfois, de nos tristesses, et de nos tentatives, des fois naïves et souvent vaines, de les étouffer.
© Amélie Chatelard
Marvin M’toumo est un artiste à plein de facettes : il écrit des poèmes et des histoires, il joue sur scène ; il crée des costumes, des visuels de mode, des accessoires, le tout dans un registre délicat et satirique. Crybaby qui a du chien, il se passionne pour les memes d’animaux coquets, pathétiques et plutôt delusional. Ces dernières années, son talent a été primé, mais cette reconnaissance institutionnelle éveille chez lui des sentiments contradictoires. Située quelque part entre un questionnaire en fin d’un vieux numéro BIBA, A Black Lady Sketch Show (série produite par Robin Thede et Issa Rae), et la revue fictive Ask Phoebe dans l’univers de la série Charmed, cette interview a été pensée sur-mesure. Elle revient, au lendemain de la dernière représentation de Concours de larmes, sur cette pièce inoubliable, et sur son processus de création.
George – Peux-tu citer des situations qui t’ont amené à écrire Concours de larmes ?
Marvin M’toumo : Déjà, le texte est autobiographique. Il est complètement inspiré de choses que j’ai vécues ou que j’ai pu observer dans mon entourage, des interactions que j’ai pu avoir sur le sujet avec des gens. La première anecdote dont je me souviens et qui est vraiment le point de départ d’écriture, c’était le lendemain des attentats de Nice. On s’est retrouvé·e·s bloqué·e·s avec ma mère et ma sœur dans cette foule paniquée sur la promenade des Anglais, et on était du côté où le camion n’est pas passé, donc on n’a pas vu de blessé·e·s, on n’a pas vu de mort·e·s. On n’a pas vu le camion, quoi. On a fait partie des gens qui étaient plus loin et qui ont couru. C’était une période où je voyais que ma mère avait pas mal de challenges dans sa vie. Les mois qui ont suivi cet événement, on s’est retrouvé·e·s au mémorial, elle était super émue.
Ma mère, c’est pas quelqu’un que j’ai vu beaucoup pleurer dans ma vie, tu vois. C’est pas non plus quelqu’un que j’ai vu s’appesantir sur une situation. Je trouvais ça assez ouf qu’elle ait autant de problèmes, qu’elle n’en parle jamais, qu’elle ne pleure jamais pour elle, mais qu’elle se retrouve complètement bouleversée par cette histoire. J’avais vraiment l’impression que c’était comme si objectivement elle avait le droit de pleurer. Parce que c’était un truc qui ne la concernait pas qu’elle, ce deuil national, collectif. Ça m’avait interpellé, ce décalage. J’ai commencé à écrire une partie du texte juste après cet attentat.
© Amélie Chatelard
Le fait de créer un espace où objectivement tout le champ lexical, tous les gestes, incitent à pleurer, ça crée une sorte de soupape, d’espace hors du temps. Comme si, en partant de ce que tu as observé chez ta mère, tu as créé d’autres espaces où elle pourrait pleurer.
C’est intéressant. Jusqu’à présent, je n’ai jamais parlé de cette source. En fait, beaucoup de choses viennent de ma famille. Des moments de pudeur, de relâchement. Je dis de façon un peu générique « oui je viens d’un milieu traditionnel, caribéen, évangéliste, etc. », c’est un peu genre « je vais pas tout vous raconter dans les détails ». En gros, je viens d’une culture où pleurer, c’est pas le plus simple ou le plus évident.
Ça fait combien de temps que tu travailles sur ce projet ?
J’ai écrit des poèmes, des petites observations, pendant longtemps, quand j’étais encore à la Villa Arson. Je n’en ai jamais rien fait. Pendant cinq ans, j’ai traversé une période de crise, de doutes concernant mon écriture, donc mes textes sont restés sur un disque dur, c’était un vieux truc. Quand j’ai commencé Concours de larmes, j’avais seulement quatre jours pour écrire, alors j’ai convoqué certains de ces textes comme point de départ.
En tant que designer et artiste, ce texte est nécessaire pour faire face aux injonctions, qui se sont imposées à moi ces dernières années, d’entertain les gens avec de belles images, de beaux vêtements. J’avais besoin de réaffirmer que derrière ce que je fais, y’a de vraies histoires, de vrais ressentis, de vraies raisons politiques aussi.
Marvin M’toumo
Pouvoir piocher dans des textes déjà écrits, que t’as pondu des années plus tôt quand t’étais encore étudiant, c’est une très belle façon de rendre hommage à son soi plus jeune.
C’est vrai. C’est fou de passer des années à être tellement complexé par ton travail que t’arrives pas à écrire. À chaque fois que j’essayais d’écrire, je faisais des crises d’angoisse, c’était vertigineux. Là je n’avais plus le temps, j’étais obligé de reprendre le processus là où je l’avais laissé, obligé de me réconcilier avec qui j’étais au moment où je continuais à écrire, où j’avais assez confiance pour le faire.
Quels sont les personnages de ta pièce qui t’inspirent le plus et pourquoi ?
Le personnage du présentateur, incarné par Davide-Christelle. C’est mon alter ego sur scène, c’est le témoin de mes intentions dans le projet, de tout ce que j’y mets d’ajustement, de personnel, d’intime, de complexe. La collaboration avec Davide-Christelle est quelque chose de vraiment précieux pour moi. Sa présence et son incarnation me permettent en retour de créer des espaces d’esthétique avec des ressentis très bruts, parce qu’elle prend en charge ce texte d’une façon qui est tellement habitée et tellement juste… Ça m’offre beaucoup de liberté autour, et ça me permet de m’affirmer dans un rôle où on ne m’attend pas. Les gens ne m’attendent pas dans l’écriture, les gens n’attendent pas de moi un propos. Ils attendent de belles images, mais pas un propos. Ce texte est inconfortable, il est long, il est aussi très lourd. En tant que designer et artiste, ce texte est nécessaire pour faire face aux injonctions, qui se sont imposées à moi ces dernières années, d’entertain les gens avec de belles images, avec de beaux vêtements. C’est quelque chose que j’adore, mais j’avais besoin de réaffirmer le fait que derrière ce que je fais, y’a de vraies histoires, y’a de vrais ressentis, y’a de vraies raisons politiques aussi. Ce personnage et la collaboration avec Davide-Christelle m’ont permis ça.
© Amélie Chatelard
Est-ce qu’il y a d’autres personnages qui te touchent particulièrement ?
Les Jérémiades, ma scène préférée, qui clôt le show, avec Elie, Davide et Nes. Elles dansent, enfin elles font tout un travail d’expressions, de grimaces, de mouvements, sur la musique de Vica Pacheco et Baptiste Le Chapelain, qui est incroyable, vraiment. J’aurais pas pu rêver mieux au niveau de la musique. Je suis super fier de cette scène, du travail qu’on a fait collectivement, au niveau de la lumière, de la musique, du make-up, des costumes, de la performance… Je nous vois vraiment en tant que team dans cette scène. Il y a plein de choses qui se racontent dans ce trio-là, qui synthétise bien pas mal de mes recherches sur le sujet.
Dans le métier de pleureuses, qui existe encore dans d’autres cultures, les personnes sont payées pour porter la charge émotionnelle dans des cérémonies, notamment des moments de deuil, où la famille n’a pas le droit de pleurer. Elles font toutes les grimaces, toutes les attitudes qu’on ne se permet pas, tu vois. Ça parle de pleurs mais ça va plus loin. C’est aussi une critique de l’archétype de l’Angry Black Woman [archétype raciste et misogynoir qui présente les femmes noires comme étant agressives et constamment en colère, c’est une façon de diminuer leurs expériences et ressentis, de ne pas les prendre au sérieux, ndlr]. Les pleureuses, c’est aussi les harpies, le corps noir dans la danse, ça aborde plein de choses. Ça synthétise bien les questionnements qu’on avait à ce moment-là.
Tu es plutôt Miss France ou Miss Shlag ?
Miss France, sans hésitation (rires). Ouais, les Miss, on sait, c’est problématique, y’a plein de choses à dire, et plein de bonnes raisons de supprimer ce concours. C’est vrai qu’avec la fierté régionale [Marvin est originaire de Guadeloupe, ndlr], dans ma famille, Miss France, c’est un peu une institution. Par tout ce qu’il raconte sur le corps féminin, la vision qu’on a des jeunes femmes dans cette société, des pressions sociales sur le corps, c’est un concours que je trouve intéressant à regarder.
On n’est pas contre le public, on est avec vous, et en même temps du fait que tout le monde peut se regarder, c’est l’espace le moins propice au laisser-aller. Parce qu’on a l’habitude de pleurer derrière une porte ou un rideau, on pleure pas n’importe où, devant n’importe qui.
Marvin M’toumo
Effectivement cette question de défilé et de particularisme régional, comme dans Miss France, se retrouve dans tes personnages. Chacun·e représente un archétype de la famille des pleurs, de la grande famille de la chouinade. Est-ce que t’as une petite Miss en toi ?
Grave, la Démone des Larmes, c’est ma Miss, hein ! Ces concours de Miss ont aussi inspiré le spectacle dans cette idée de compétition absurde, où on est aussi là en mode bonnasse sur scène. Mon parti pris, c’était quand même de parler de pudeur, en demandant de lâcher cette pudeur, donc on va déjà la lâcher premièrement avec nos propres corps sur scène.
© Amélie Chatelard
Ces corps nus ou semi-nus, finalement ça crée un espace d’affirmation de soi. Voir des corps et des culs nus unapologetic, ça m’a fait me dire « yeah, that ass! ». Ça crée de la confiance et de l’enjaillement, qui est la première étape avant de se montrer vulnérable et de baisser ses armes. Passer par le rire et par le nu, ça démonte totalement cette défense. Avec la disposition de la scène ovale, en forme d’œuf – un motif qui se retrouve beaucoup dans ton travail d’ailleurs –, tout le monde se regarde dans le public. On est dans la même merde en fait, parce qu’on sait qu’on va pleurer, et on a envie de se protéger. Avec tous les chemins de traverse que tu as pris, que vous avez pris, ça casse la coquille, on n’a pas le choix, mais on y va volontairement.
En fait, c’est étrange comme dispositif scénique, il y a cette idée de « on est ensemble », cette promiscuité et cette intimité. On n’est pas contre le public, on est avec vous, et en même temps du fait que tout le monde peut se regarder, c’est l’espace le moins propice au laisser-aller. Parce qu’on a l’habitude de pleurer derrière une porte, derrière un rideau, on pleure pas n’importe où, devant n’importe qui.
Je me suis fait beaucoup d’ami·e·x·s et d’allié·e·x·s dans ce projet. Ce ne sont pas juste des salarié·e·s et des collaborateur·ice·s, mais des personnes qui m’aident à être moi-même, à me réaliser, à m’exprimer, à me challenger aussi, à faire bouger certaines choses et certains comportements qui ne sont pas corrects chez moi.
Marvin M’toumo
En même temps, c’est aussi ce qui crée le côté church therapy, ou messe. Puis au bout d’un moment, tu vois les personnes autour de toi en train de pleurer et tu te laisses aller. Tu trouves de nouvelles façons plus ou moins discrètes de pleurer.
Ça me fait penser au personnage de Christelle, du présentateur slash poète maudit slash prêcheur slash misérable slash prophète. Il y a ce truc d’emprunter plusieurs types de shows, des ressorts techniques et émotionnels qui fonctionnent et qui nous touchent. On amalgame tout ça pour faire quelque chose de plus. Certain·e·s ne voient que le poète maudit, d’autres que le prêcheur. C’est l’alternance entre ces différentes figures masculines que j’aime beaucoup.
Si tu étais un petit chien ou une petite chienne, tu serais… ?
Je serais Canicula. Dans le texte, c’est le nom d’un chien, c’est notre chienne de vie. Elle est du genre bichon, tu sais, les chiens avec les yeux tout marron, qui ont une espèce de sébum sur les yeux. T’as toujours l’impression qu’ils ont envie de pleurer, alors qu’en fait ils ont rien, c’est juste gras, quoi. Un p’tit chien tout blanc avec des barrettes et un côté cracra.
Qu’est-ce qui te rend piquante ?
La base, le piment.
Qu’est-ce qui te rend fondante ?
… le chocolat.
Le bare minimum pour travailler avec toi, c’est… ?
L’honnêteté et la transparence. J’aime bien les gens qui n’ont pas peur de te vexer. Je n’aime pas le côté corporate hypocrite, je préfère les gens qui disent les choses et après on compose avec.
Marvin M’toumo en costume © Pauline Scotto Di Cesare
Qu’est-ce que tu ne fais plus aujourd’hui, humainement et professionnellement ?
Humainement, ce que je ne fais plus, c’est d’accepter de me retrouver dans des relations avec des personnes qui ne me font pas du bien. Tu vois, il y a le spectacle et il y a ce qu’on voit, mais derrière, pour moi, c’était vraiment un espace où j’ai pu rencontrer mes communautés. Je me suis fait beaucoup d’ami·e·x·s et d’allié·e·x·s dans ce projet. Ce ne sont pas juste des salarié·e·s et des collaborateur·ice·s, mais vraiment des personnes qui m’aident à être moi-même, à me réaliser, à m’exprimer, à me challenger aussi, à faire bouger certaines choses et certains comportements qui ne sont pas corrects chez moi.
Jean-Paul Gaultier, Concours de larmes, prix Chloé à Hyères, les interviews… Ça te fait quoi de recevoir *finalement* cette reconnaissance de la fashion/artsy sphère ?
C’est très complexe pour moi, je pense que je le vis un peu comme un enfant qui s’est pas senti aimé pendant longtemps, et qui d’un coup rencontre l’amour, donc qui n’y croit pas vraiment. J’ai encore beaucoup de mal. Là par exemple, j’ai décidé d’archiver les messages « les plus beaux » que je reçois. Pas par ego trip, mais vraiment parce que je n’arrive pas assez à me nourrir des énergies positives que les gens essaient de m’envoyer, surtout via les réseaux sociaux. Parce que j’ai enchaîné toutes ces choses dans des moments de grande précarité à chaque fois – soit elle était économique, soit elle était physique, mentale, parce que c’était la fatigue, le surmenage. Du coup, toutes les récoltes, quand elles arrivent, t’es épuisé·e. T’es déjà gavé·e en fait, tu ne peux pas assimiler tous ces beaux retours.
En discutant avec Patrick de Rham, le directeur de l’Arsenic, je me suis rendu compte que je ne croyais pas aux compliments qu’on me faisait. Les gens parlaient de la pièce comme d’un chef-d’œuvre et moi, le premier truc qui me venait en tête, c’était « ces gens sont hypocrites, ces gens mentent ». Au bout d’un moment, j’ai dû me questionner sur pourquoi je pensais ça, alors que je suis là, qu’il y a 130 personnes qui viennent voir le spectacle par soir, que ce n’est pas comme s’il n’y avait qu’une seule personne qui m’avait fait un bon retour, tu vois, y’a des centaines de personnes qui en ont fait. Ça force quelque part à être plus humble, c’est-à-dire à accepter que ce n’est pas moi qui ai le contrôle, et ce n’est pas moi qui décide si c’est bien ou pas bien. C’est redonner aux autres la possibilité de porter un jugement. C’est très compliqué. En ça, je trouve que la pratique collective est salvatrice parce que, comme on était en groupe, on a pu célébrer plein de moments de ce projet. C’est quelque chose que je n’ai jamais fait individuellement. Je ne l’ai pas fait pour Jean-Paul Gaultier, je ne l’ai pas fait pour le prix Chloé, je ne l’ai pas fait quand j’ai collaboré avec Lognon, la maison de plisseur de Chanel. Là, en groupe, on faisait des grands repas, on dansait, on rigolait, on partageait, et du coup ça rend ces moments tellement particuliers que j’ai l’impression que ça m’a vraiment aidé à prendre confiance et à assimiler ces énergies positives.
Trois mots pour décrire ton parcours ?
Foi. Abnégation. Rencontre.
Il faut que les gens puissent entendre qu’aujourd’hui, en tant qu’artiste queer racisé et précaire, venant d’un certain milieu, je ne peux pas raconter une histoire qui arrange tout le monde. Je ne peux pas raconter une histoire qui n’est que jolie.
Marvin M’toumo
© Amélie Chatelard
Quelles ont été les choses les plus dures à affronter dans ta carrière d’artiste ? Et quelles sont celles qui le sont encore actuellement ?
Le plus dur pour moi, c’est le manque de reconnaissance. Ça peut paraître un peu bizarre après tout ce qu’on a dit, mais ce dont j’ai beaucoup souffert ces dernières années, c’est le sentiment de ne pas être compris dans ce que je fais. C’est aussi pour ça que Concours de larmes est un projet vraiment important pour moi, c’est un projet qui réaffirme ma position d’artiste, de poète, en fait d’être humain dans sa complexité ; parce que j’avais vraiment l’impression que je n’arrivais pas à échapper aux assignations quand je proposais un travail strictement mode. On attendait de moi beaucoup de choses – pas les choses les plus importantes pour moi. J’aime beaucoup la beauté et j’aime créer de la beauté, pour moi c’est un don. Voilà, mais derrière, il faut aussi que les gens puissent entendre qu’aujourd’hui, en tant qu’artiste queer racisé, et précaire, et venant d’un certain milieu, je ne peux pas arriver et raconter une histoire qui arrange tout le monde. Je ne peux pas raconter une histoire qui n’est que jolie. De fait, ta vie t’amène à raconter une autre histoire, parce que t’as pas la même vie que les personnes qui t’ont précédé·e et dont les noms ressortent tout le temps, qui sont des références, et auxquelles tu t’identifies à moitié. C’est là où j’en suis. C’est vrai que cette colère peut être un peu difficile à comprendre, parce qu’on peut se dire « cette personne a beaucoup », et que j’ai des bénédictions avec tout ce qui m’arrive. De plus en plus, je vois que les gens commencent à comprendre et ça me fait beaucoup, beaucoup de bien.
C’est mon moteur, essayer de sortir des malentendus, dire les choses que la société ne m’a pas autorisé à dire. J’ai vraiment de la chance, et je suis content qu’à force de travail et de rencontres, j’aie pu trouver cet espace. En même temps, j’ai aussi conscience que c’est quelque chose de tellement fragile, de tellement précieux, de tellement rare, et que ce n’est pas non plus que le travail qui fonctionne. J’ai fait des rencontres qui ont été déterminantes et qui m’ont permis d’être là où je suis, c’est un truc auquel je pense souvent. La force de la communauté, c’est pas rien.
Qu’est-ce qui t’a motivé à aller au bout de tes rêves ?
En vrai, des conversations que j’ai avec d’autres artistes. Des gens comme toi, comme Sharon Alfassi, comme Davide-Christelle… Bon, je vais pas citer toustes mes potes, hein (rires). Toustes ces artistes autour de moi qui struggle, qui s’accrochent. Qui ont un chemin pavé d’obstacles mais qui résistent, qui continuent, ouais, c’est hyper inspirant. Quand il y a des gens comme Soñ Gweha, qui ont des pratiques aussi complexes, aussi importantes, et qui se retrouvent à montrer leur travail dans des super grosses institutions, je me dis que c’est possible, tu vois ? Même si après je connais les étaux qui peuvent être complexes, je me dis qu’on a le droit d’être là, on a notre place, il faut qu’on s’accroche. C’est important qu’on se le dise entre nous.
Un secret beauté~bien-être, une selfcare routine peut-être, pour ne pas avoir envie de crever dans cette société mortifère, à adresser à nos lecteur·ice·s ?
(rires) Manger ce qu’on a envie de manger, tout simplement, c’est la base. Je trouve que ma vie manque d’épices, ma vie manque de poulet, ma vie manque de frites. J’avoue que je ne suis pas préoccupé par le cholestérol, tout ça… J’aime manger et franchement c’est chaud, mais la bouffe c’est ma vie.
I can relate. Puis c’est aussi une question économique, quand t’es en train de galérer, à ne pas pouvoir manger ce que tu veux, ou à ne pas pouvoir manger du tout, tu retrouves d’autant plus le plaisir de manger. Moi j’ai mon petit côté bougie bitch, j’aime bien manger des fruits bio, des légumes de saison, qui ont du goût, ou alors manger des trucs bien fat, des bons kebabs, et ça me fait du bien d’avoir le ventre plein. C’est une vraie chance.
Mais c’est parce qu’on est passé·e·s par certains moments qu’on sait ça. Quand je vois des personnes qui mangent sans plaisir, je me dis « mais pourquoi tu gâches ? ».
Avec le métier qu’on fait, qui implique des phases de burn-out, de surmenage, surtout avant de pop, j’ai l’impression qu’on peut se laisser mourir et se maltraiter, jusqu’au moment où on a de la reconnaissance. Être tout le temps dans le jus, constamment bosser, ne pas avoir le temps, même pour manger, parce que le stress ronge l’estomac et l’appétit. Au-delà de la question économique, la bouffe peut devenir purement fonctionnelle dans cette dynamique. Le fait de s’accorder quelques pauses où tu te sers quelque chose que tu aimes et prendre le temps de le savourer, ça remet un peu de couleur à sa vie. Pour toi, une vie d’artiste/créateur·ice en dehors du capitalisme, ça donne quoi ?
Déjà, je crois pas que ce soit possible de détruire ce grand monstre qu’est le capitalisme, mais je pense qu’on peut créer des espaces où on tend à s’en protéger ou à s’en émanciper à notre échelle. Pour moi, cet espace-là c’est la communauté. La communauté, dans le sens : le groupe ensemble qui se soutient et qui se dit les choses, et pas le groupe dans lequel il y a de la compétition et des médisances. Parce que ça aussi c’est le capitalisme, cette notion-là du groupe ne m’intéresse pas.
Tu parles de la compétition, de la médisance, ce sont des choses qu’on a intégrées parce qu’elles font partie des valeurs qu’on nous inculque en tant qu’individus dans cette société capitaliste. C’est cool qu’à travers le collectif et l’amitié surtout, on puisse directement pointer du doigt les choses qui ne vont pas et amener effectivement des espaces de création plus paisibles et plus humains. C’est ok de ressentir des émotions pas forcément cool.
Complètement, et d’ailleurs même dans nos vies d’artistes, c’est aussi normal qu’on déploie des tensions, qu’il y ait de la compétition et de la jalousie. C’est le système de l’art qui veut ça aussi, mais si on en parle entre nous, on souffre moins, je pense.
Vous pouvez suivre Marvin M’toumo sur Instagram.
Image à la Une : © Amélie Chatelard
Relecture et édition : Apolline Bazin et Sarah Diep
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