Critique de livre
Il faut dire qu’on était biaisée dès le départ. Ça fait des années qu’on suit les publications de Gabrielle Richard, qui travaille sur l’éducation à la sexualité au Québec et en France (études de genre) et on est fan. Et voilà qu’elle publie un livre intitulé « Hétéro, l’école? Plaidoyer pour une éducation antioppressive à la sexualité. » chez les copines des Éditions du Remue-Ménage. On va vous divulgacher (spoiler pour ceuzes qui ne sont pas au Québec) le punch tout de suite: SEX-ED + a A-DO-RÉ !
« Hétéro, l’école? », est un essai solide, bien construit, ancré dans la recherche contemporaine et qui offre des exemples concrets pour illustrer les analyses et théories avancées. Un bel effort donc au niveau de la clarté et de la vulgarisation, qui rend le livre accessible à ceux et celles qui ont un intérêt pour les questions de genre, d’identités et d’éducation, sans pour autant avoir une maîtrise dans le domaine. Idéal donc pour les intervenant.e.s qui offrent des contenus d’éducation à la sexualité et qui auraient envie de développer une réflexion critique sur leur pratique.
L’école est un lieu de production-reproduction-reconduction du sexe et du genre (binaires) et de la sexualité (hétérosexuelle).
Lorsqu’il est question d’implanter des programmes d’éducation à la sexualité en milieu scolaire, c’est toujours la même objection qui est faite : l’école n’est pas le lieu adéquat pour parler de sexualité. Les jeunes, par nature « innocent.e.s », devraient être protégés de tels contenus. À cela, Gabrielle Richard répond sans détour : l’école, comme toutes les autres structures sociales (famille, média, État, etc.) est un lieu de production-reproduction-reconduction du sexe et du genre (sur un mode binaire) et de la sexualité (hétérosexuelle). Ce n’est pas parce qu’on n’en parle pas explicitement que ce n’est pas présent dans l’enceinte scolaire. Démonstration étayée par de nombreux exemples égrénés au fil de l’essai : les attentes différenciées du personnel scolaire par rapport au comportement des filles et des garçons, les lieux ségrégés selon le genre (présumé) des élèves, la géographie de la cour de récréation, qui repousse les filles à la périphérie, la lecture par les adultes des amitiés entre les enfants même en très bas âge selon une lunette hétérosexuelle (la « petite blonde » ou le « petit chum »).
Ces commentaires et attitudes, qui peuvent à première vue sembler anodins, par leur répétition constante, contribuent à construire le sexe et le genre ainsi que les comportements qui doivent y être associés, sur un mode binaire. Les jeunes apprennent ainsi dès la naissance, par l’exemple et l’incitation, à être une petite fille ou un petit garçon, rôles à la fois différents et complémentaires, qui pavent la voie à l’hétérosexualité comme système d’organisation sociale- inégalitaire.
L’éducation à l’hétérosexualité commence dès la naissance.
La cis-hétéronormativité, parce qu’elle pose comme seuls possibles (donc souhaitables) la binarité des genres et l’hétérosexualité, invisibilise et marginalise de facto tout ce qui est « autre » : les corps qui sortent de la norme attendue (intersexués, avec handicap), le spectre des genres (agenre, trans, fluide, non- binaire, etc.) et les sexualités non strictement hétéro et monogames. Même les personnes dont les corps, genres et sexualité correspondent à ceux de la majorité peuvent se sentir à l’étroit dans ce cadre très normé, qui encadre et balise en permanence les comportements et attitudes associés à la « bonne » masculinité et la « bonne » féminité, qui se conjuguent dans la « bonne » sexualité.
Face à cette mise en genre et en hétéroxualité institutionalisée, l’éducation à la sexualité en milieu scolaire apparait comme un moyen de nommer les systèmes, de décloisonner les êtres et leurs relations et d’ouvrir le champs des possibles. De parler par exemple des corps non normatifs, de la diversité des genres et des expressions de genre, des orientations diverses et fluctuantes, des formes relationnelles multiples qui existent entre les individus, d’amitié, d’amour, de consentement, etc. Dans ce cadre, il est possible d’enseigner aux jeunes qu’il y a une multitude de façons de vivre, de se vivre, d’interagir avec les autres, sans qu’une manière soit plus valide ou souhaitable que les autres, tant que cela se fait dans le respect et le consentement, appliqués à tous les contextes (amicaux, familiaux, amoureux, etc). Ça, c’est la théorie.
L’éducation à la sexualité en théorie… et en pratique…
En pratique, l’implantation de l’éducation à la sexualité en milieu scolaire, au Québec comme en France, a dû faire face à des résistances et à des déficits de volonté politique, de formation des intervenant.e.s et de financement. Gabrielle Richard retrace l’évolution des programmes dans ces deux endroits, qui ont en commun d’avoir échappé au modèle d’éducation à la sexualité traditionnel (abstinence, sexualité seulement au sein du mariage, information medicalement pas toujours exacte sur la contraception, l’avortement et les ITSS). Ils ont en plutôt opté pour le modèle préventif, axé sur la prévention des possibles conséquences négatives de la sexualité (grossesses non planifiées, ITSS et violences sexuelles). S’il est important d’aborder ces enjeux, s’y limiter, c’est passer à coté de tout un pan de l’expérience et des raisons qui peuvent mener à un agir sexuel- le DÉSIR et le PLAISIR notamment – et circonscrire le potentiel transformateur et émancipateur de l’éducation à la sexualité.
(…) cette éducation, qui s’apparente davantage à une gestion des risques sexuels, s’exerce au détriment des filles, dont le corps et la sexualité sont soumis à un plus grand contrôle. D’autre part, parce que dans ce modèle éducatif, les réalités non normatives constituent de véritables angles morts. Ainsi, ce n’est pas à la sexualité qu’on éduque, mais à la bonne sexualité, à celle que chaque famille considère adéquate et veut bien voir, à celle qui ne débute ni trop tôt, ni trop tard, à celle qui permet parfois une certaine exploration sans toutefois accumuler les conquêtes. Celle qui met en jeu les bons corps, les corps normatifs, faciles à classer et à lire du premier coup d’oeil, les corps bien proportionnés, capables de reproduction. Celle qui invite à la conjugalité monogame, axée sur le long terme, édictant qu’il est possible de trouver dans une même personne -son ou sa partenaire- sur les plans émotif, intellectuel et sexuel.(…) Rendons-nous à l’évidence : c’est à un formatage de la sexualité adolescente qu’invite actuellement l’éducation à la sexualité, qu’elle soit parentale ou scolaire. L’éducation à la sexualité dont il convient de se doter n’est pas celle qui fera consensus auprès des adultes, mais celle qui amènera l’ensemble des jeunes à se connaître et à s’explorer sur le plan identitaire, à interagir avec les autres dans le respect et à apprendre à vivre en société. Il s’agit d’une éducation qui acceptera, d’emblée, de se représenter les jeunes comme des êtres capables d’action et de réflexion sur les plans du genre et de la sexualité. (p.59-60.)
L’éducation à la sexualité peut faire beaucoup de bien. Mais lorsqu’elle est mal faite, elle peut aussi faire de gros dommages. En excluant, en invisibilisant, en taisant, en jugeant, en moquant. Il est de la responsabilité des pédagogues, avec le soutien actif de leurs administrations, de mener une réflexion en profondeur sur les contenus qu’ils et elles transmettent (ou taisent), volontairement ou involontairement, et sur la façon dont ces contenus sont transmis. Et il convient d’insister sur le « en profondeur », car cela dépasse de loin la déclaration de bonnes intentions et le désir de bien faire.
C’est d’un véritable travail de déconstruction qu’il s’agit. Déconstruction de tout ce qu’on prend pour acquis, pour « normal ». C’est examiner comment le sexisme, le classisme, l’agisme, le racisme, le capacitisme, etc. modèlent qui on est, ce qu’on pense, ce qu’on dit et comment on le dit, et à qui. C’est pouvoir déconstruire pour mieux reconstruire, en tenant compte de tous et toutes. Ce n’est pas passer 14 heures sur la sexualité hétéro et consacrer une heure à l’importance de la lutte contre l’homophobie. C’est au contraire passer 15 heures à parler de sexualité, en tenant compte de toutes les possibilités et configurations, sans qu’aucune ne soit plus importante, ou plus valide que les autres. C’est ce à quoi Mme Richard invite lorsqu’elle fait un plaidoyer pour une education à la sexualité antioppressive, basée sur une vision positive de la sexualité.
La pédagogie critique des normes, parfois évoquée sous l’expression de « pédagogie antioppressive », propose d’entrée de jeu d’aller plus loin que la pédagogie inclusive. Elle traite le problème, non comme une « carence en diversité », mais comme une « résistance à la diversité » (Kumashiro, 2001). Alors qu’on peut reprocher à la pédagogie inclusive de maintenir en place les structures sociales problématiques en ne cherchant qu’à intégrer – superficiellement – tout le monde dans la norme, la pédagogie critique des normes apporte un regard différent. Elle vise à mettre la norme elle-même sous la loupe en amenant les élèves à s’interroger sur la façon dont elle est produite et reproduite, et quels privilèges elle procure. Sur le plan sociologique, la différence entre la pédagogie inclusive et la pédagogie critique des normes n’est pas qu’une question de degré : l’angle du regard change entièrement. On ne travaille plus sur les groupes marginalisés par les modèles dominants, mais sur ceux qui constituent ces modèles. On ne s’intéresse plus aux discriminations, mais aux rapports de pouvoir. Nous postulons que seule cette approche pédagogique permet la création d’un milieu scolaire profondément accueillant à l’égard de tous et toutes. (p. 117.)
Pour conclure
« Hétéro, l’école? » offre une perspective critique de l’éducation à la sexualité en milieu scolaire et montre la complexité de sa mise en place dans un contexte où le changement doit s’effectuer à plusieurs niveaux : entre les élèves, entre les profs et les élèves, entre les administrations et les pouvoirs publics et le personnel enseignant. Mais cet essai offre aussi des pistes de solution concrètes pour ceux et celles qui ont envie de se laisser tenter par l’aventure de l’éducation à la sexualité, et qui aimeraient accompagner au mieux les jeunes- tous les jeunes- dans la construction de leur relation à eux et elles-mêmes et aux autres. Franchement, il est difficile d’imaginer un plus beau métier que celui-ci.
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