Pourquoi la bisexualité est-elle si peu visible ? A-t-elle fait l’objet de recherches universitaires ? D’engagements militants ? Existe-t-il une identité bisexuelle ? Des questions qui apparaissent enfin à l’agenda LGBT et qui sont notamment posées à l’occasion de la journée de la bisexualité, chaque 23 septembre.
Créée en 1999 aux États-Unis, la journée de la bisexualité avait lieu pour la sixième année en France. Une édition qui apparaîtra peut-être comme un pivot : elle a en effet été l’occasion de la première marche bisexuelle à Paris et de la publication de la première enquête nationale sur la bisexualité (commandée par SOS Homophobie, Act Up-Paris, Bi’Cause et le MAG Jeunes LGBT). Parmi les multiples événements organisés en France (mais pas en Rhône-Alpes), l’université de Bordeaux accueillait une conférence, à l’initiative de Félix Dusseau, étudiant en sociologie dont le travail de recherche s’intitule Les Bisexualités : de l’identité à la révolution identitaire. Étaient invités Catherine Deschamps, sociologue, auteure du Miroir bisexuel, Arnaud Alessandrin, sociologue spécialiste du genre et des transidentités et Vincent/Viktoria Strobel, président de l’association Bi’Cause. Morceaux choisis.
Catherine Deschamps
«En matière d’études et de discours sur la bisexualité, il faut commencer par s’intéresser aux rapports Kinsey, sur la sexualité masculine en 1948, puis sur la sexualité féminine en 1953. Kinsey y développe la thèse d’un continuum allant de l’homosexualité exclusive jusqu’à l’hétérosexualité exclusive ; entre les deux, il décrit toute une gamme de comportements où chacun pourrait se situer ou être situé. Le sexologue et psychiatre américain Fritz Klein affina par la suite l’échelle de Kinsey en introduisant dans son analyse plusieurs variables liées à la sociabilité et à l’affectivité, quand son prédécesseur se focalisait sur les pratiques sexuelles. Dans les années 1980, le Journal of Homosexuality publie les premières recherches épistémologiques qui se demandent pour quelles raisons les travaux sur l’homosexualité ont bien souvent traité de bisexualité sans le dire.»
Bisexualité et homosexualité
«Les recherches sur la bisexualité se sont essentiellement développées dans les années 80 et 90 dans les pays anglo-saxons. On peut distinguer deux manières assez distinctes d’appréhender la bisexualité du point de vue de la recherche. La première a largement identifié la bisexualité à l’homosexualité, dans un contexte marqué par le sida. Même lorsque les recherches sur la bisexualité commencent à s’autonomiser dans les années 90, elles s’intéressent essentiellement aux hommes et aux partenaires masculins de ces hommes. C’est tout de même problématique : pourquoi nommer la bisexualité si l’on ne s’intéresse qu’aux partenaires masculins des hommes ? À la rigueur, recourir à l’expression de «sexualité des hommes entre eux» (ou plus tard d’«hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes») aurait été plus pertinent qu’utiliser le mot «bisexualité». En 1996, à l’occasion d’une grande conférence internationale sur le sida, Rommel Mendès-Leite et moi-même présentions un papier sur les partenaires femmes des hommes bisexuels. Notre proposition a été classée dans la catégorie «gestion par les femmes des risques VIH» plutôt que parmi les sujets sur la bisexualité. Cette anecdote me semble significative du fait qu’il était alors inaudible, dans un contexte marqué par le risque VIH, de s’intéresser aux partenaires femmes des hommes bisexuels.»
Des approches féministes de la bisexualité
«La seconde manière d’appréhender la bisexualité s’est développée dans un contexte féministe, souvent lesbien, autour de la notion d’identité. Ces recherches s’intéressaient davantage à des questions liées au genre (ce concept apparaissait tout juste) et pas du tout au sida. Le livre le plus emblématique de cette période sort en 1991 : Bi Any Other Name, de Loraine Hutchins et Lani Ka’ahumanu. Cette dernière a joué un rôle important pour les associations bisexuelles identitaires : elle a en effet réalisé, dans les années 80, un coming out bi assez retentissant. À la même période sont créés les archives bisexuelles de Boston et le Journal of Bisexuality. Il s’agit de jalons importants en termes de visibilité, qui ont accompagné le développement d’associations ou de groupes militants, pour la plupart féminins et non-mixtes. La France n’a pas connu une telle histoire. Restée marginale au sein de l’Université, la bisexualité a accédé à une première visibilité dans la sphère associative. En 1995, au sein du Centre gay et lesbien (CGL) de Paris, un groupe de femmes, dont je faisais partie, se rencontre pour préparer un numéro du journal Le 3 Keller sur la bisexualité. À quatre, nous avons créé le groupe bi au sein du CGL, qui a tout de suite été mixte. Nous avions chacune un parcours militant, au sein d’Act Up-Paris, du CGL ou d’associations lesbiennes. En 1997, le groupe bi devient une association loi 1901 autonome.»
Vincent / Viktoria Strobel
«La première chose que je voudrais dire, c’est que la bisexualité n’est pas une invention récente, elle est vieille comme le monde. Mais en effet, elle a été quasi-invisible jusqu’à très récemment. C’est comme si, pour combattre la société hétéro-sexiste dans les années 90, il avait fallu, pour un activiste, par ailleurs bisexuel, se couler dans les habits de militants homosexuels. Ce fut par exemple le cas de Daniel Guérin ; plusieurs chapitres de Son testament sont consacrés à sa bisexualité. C’est comme si, dans les années 60 et 70, pour combattre une société réactionnaire, il avait fallu qu’un grand poète ne mette en avant que ses relations avec les femmes (et avec la femme – Elsa) ; je parle bien sûr de Louis Aragon. Les années 70, c’est du passé très proche. Il faut attendre environ vingt ans pour que quelque chose évolue au sein de la sphère militante.»
Un manifeste
«Bi’Cause repose sur le manifeste français des bisexuelles et bisexuels, dont je me permets de citer un extrait : «nous sommes attirés affectivement et sexuellement par des personnes de tout sexe et de tout genre, sans nécessairement avoir de pratiques sexuelles, et nous l’assumons. Nous aimons vivre nos désirs, nos plaisirs, nos amours simultanément ou successivement. Nous les vivons comme chacun de façon permanente ou transitoire. Nous nous octroyons un large choix de possibilités sexuelles, de l’abstinence au multi-partenariat. Nous ne différons des personnes monosexuelles que par cette double attirance». Nous revendiquons donc un nombre infini de modalités, chacun-e construisant sa propre bisexualité. En juin 2011, une enquête Ifop / Têtu sur la façon dont la population déclarait sa sexualité dénombrait 3% de bisexuel-le-s et 3,5% d’homosexuel-le-s. Nous jouons donc en quelque sorte dans la même cour, bien que Bi’Cause ne compte que soixante adhérent-e-s.»
Des revendications
«Bi’Cause s’inscrit dans le mouvement LGBT et privilégie donc une approche inclusive. Nous travaillons, entre autres, avec SOS Homophobie, notamment pour la Journée de la bisexualité du 23 septembre et pour l’enquête nationale que nous avons lancée en 2012 et dont nous publions les résultats aujourd’hui. Cette année a aussi eu lieu, pour la première fois, une marche bisexuelle, qui en appelle évidemment bien d’autres. Pour une bonne part, nous portons les mêmes revendications que le mouvement LGBT. Il n’y a, par exemple, pas de différence objective entre un homme bisexuel et un homme homosexuel sur la question du droit au don du sang. Idem quant à la prévention sida. Les personnes trans bisexuelles sont aussi mobilisées pour l’Existrans [«la marche des trans et de celles et ceux qui les soutiennent», NdlR] le 17 octobre. Nous sommes attaché-e-s à la formulation de la résolution 1728 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en date du 29 avril 2010 : «l’orientation sexuelle est une fraction profonde de l’identité de chaque être humain et […] elle englobe l’hétérosexualité, la bisexualité et l’homosexualité». Il y a en effet beaucoup à faire pour que la bisexualité soit reconnue dans la société hétéro-normative mais aussi dans les milieux gays et lesbiens. Un jour, je l’espère, il ne sera plus utile d’afficher une catégorie spécifique mais, à mon sens, la bisexualité est encore aujourd’hui un mal nécessaire.»
Félix Dusseau
«Comme l’a suggéré Victoria, plus que de la bisexualité, il faut parler des bisexualités. Elles sont multiples à plusieurs égards : selon la façon dont les individus «entrent» en bisexualité comme dans la manière dont les gens la vivent. Selon l’enquête Contexte de la sexualité en France (CSF), les pratiques homo- et bisexuelles concernent 4,1% des hommes et 4% des femmes. 0,8% des femmes et 1,1% des hommes se déclarent bisexuel-le-s. À l’inverse, seulement 0,1% des femmes se déclarent homosexuelles et n’ont jamais eu de rapports hétéros avec des hommes ; 0,5% des hommes se déclarent homosexuels et n’ont jamais eu de pratiques sexuelles avec des femmes. Les catégories apparaissent donc bien plus poreuses qu’il n’y semble, comme le montraient déjà Kinsey et Klein. Si chaque parcours de vie est singulier, on peut identifier plusieurs profils de bisexualité, allant de l’attirance à l’égard des deux sexes à une bisexualité totale (très rare) où les pratiques homo- et hétérosexuelles seraient équivalentes. Entre les deux, de nombreux-ses bisexuel-le-s ne se reconnaissent comme tels qu’en termes de pratiques sexuelles et conservent une vie affective hétéro ou homo. D’autres font l’expérience d’une bisexualité «de fait» à l’occasion d’une «mise en couple» inattendue.»
Les vertus du flou
«On constate globalement une difficulté à se dire bisexuel-le, pas tant par honte que par volonté de ne pas se satisfaire des catégories. On entend souvent «ce n’est pas une question de sexe mais une question de personnes». Par ailleurs, beaucoup ne veulent pas se dire bi parce qu’ils considèrent que l’orientation sexuelle dépend de l’amour ; or, la bisexualité concerne pour eux uniquement leurs pratiques sexuelles. La bisexualité est parfois successive, parfois simultanée, on n’observe aucune règle en la matière. Certains sont «fidèles» au sens courant, d’autres revendiquent le polyamour, d’autres se reconnaissent comme libertins. Les bisexualités sont multiples dans leurs formes comme dans leur intensité. L’erreur serait d’envisager la bisexualité comme une simple orientation sexuelle. Elle est le liant entre hétérosexualité et homosexualité et peut aussi être envisagée comme une manière de construire un individu plus tolérant. Elle constitue pour certain-e-s un moyen de prendre conscience des inégalités de genre en favorisant une meilleure compréhension de l’autre. Elle peut être aussi un pas vers la pansexualité, ce qu’elle est parfois déjà pour certain-e-s. D’après moi, peu importe finalement qu’il s’agisse d’une donnée ou d’une mode. Le flou est justement ce qui la rend intéressante. Les individus peuvent composer à leur guise, s’accommodent avec les normes, expérimentent divers arrangements avec les sexes. Ce flou et cette invisibilité permettent probablement de comprendre et de contourner la norme.»
Aller plus loin
– Le Miroir bisexuel de Catherine Deschamps (éditions Balland), 2002
– Enquête nationale sur la bisexualité 2015
– Un blog consacré à la bisexualité : biplan.yagg.com
– Site de l’association Bi’Cause : bicause.webou.net
Photo de Une : drapeau de la fierté bisexuelle, conçu en 1998 par l’Américain Michael Page
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