On s’attendait à ce qu’elle nous en impose mais, devant son thé à la menthe, Virginie Despentes abandonne rapidement son aura d’agitprop revêche. Tout juste intronisée au sein du jury du prix Femina, celle qui avait suscité la polémique en 2000 avec l’adaptation au cinéma de «Baise-moi» s’exprime d’une voix douce, presque intérieure. A 46 ans, la figure de proue du féminisme trash ne veut plus parler du même sujet à longueur d’interviews. Pourtant, en 2006, elle publiait «King Kong Théorie», un manifeste coup-de-poing, et réalisait, en 2009, un documentaire sur le féminisme post-porn, intitulé «Mutantes». Prix Renaudot avec «Apocalypse bébé» en 2010, elle nous baladait au cœur de Barcelone, la ville où elle a observé l’ascension démocratique du mouvement des Indignés, à travers le parti de la gauche radicale, Podemos.
Récemment, elle signait une tribune dans les «Inrockuptibles» pour saluer leur avancée lors des municipales de mai. «Parce que ça nous montre qu’on peut faire de la politique autrement», dit-elle. «C’était un moment émouvant, et je n’ai pas vraiment l’habitude d’être émue par des élections.» A Paris, Virginie Despentes nous entraîne dans le sillage de Vernon Subutex, possesseur des bandes vidéo de l’ultime interview d’Alex Bleach. Juste avant sa mort, la star du rock a enregistré un message posthume. Et dès le premier tome tout le monde en prend pour son grade, prolos, fachos, bobos, cathos… Tandis que le second tome culmine dans une sorte de hurlement de meute animiste et cyberpunk.
– Déjà dans «King Kong théorie», tu évoquais ton travail en tant que disquaire à Lyon, chez Attaque Sonore…
– Oui, et le personnage de Vernon Subutex vient de cette expérience. Ça a été quatre ans de ma vie, entre 18 et 22 ans, donc ce sont des années qui comptent triple ou quadruple. Alors disquaire, c’était fondateur, un peu comme des années étudiantes.
«Je ne crois pas trop au côté thérapeutique de l’écriture…»
– «King Kong théorie» était un livre sur le féminisme, plutôt véhément. Est-ce que tu es toujours animée par cette colère?
– Je ne crois pas trop au côté thérapeutique de l’écriture, mais après ce livre, je constate qu’il y a des choses auxquelles je pense moins. Par exemple la figure du viol qui habitait spontanément tout ce que j’écrivais. Mais, oui, j’ai toujours la même véhémence, voire même peut-être plus parce que je n’ai pas la sensation que ça aille uniquement en s’arrangeant. C’est comme s’il y avait plusieurs niveaux. Sur certains plans on est mieux qu’il y a vingt ans, on est plus ouverts, on est plus libres, et sur d’autres plans on recule encore plus…
– En tout cas, «King Kong Théorie» donne des clefs pour mieux appréhender tes autres écrits?
– Oui, je pense que ce livre a permis à beaucoup de gens de comprendre ce que j’avais fait avec «Baise-moi», avec «Les Chiennes savantes», ou ce que j’ai essayé de faire en général. C’est un moyen de comprendre où je voulais en venir et d’où je partais. Ce qui m’est arrivé, mais aussi ce à quoi je m’étais intéressée pour avoir ces réflexions là, parce que je n’étais pas toute seule dans mon coin à penser qu’il y avait un autre féminisme possible. Un féminisme qui prend en compte la parole des filles qui se prostituent et qui veulent pouvoir se prostituer dans de bonnes conditions.
– Dans «Vernon Subutex», il y a un certain cynisme et une tendresse pour les personnages. Tout ça traité avec un humour caustique…
– Je suis contente quand les gens remarquent que c’est drôle, parce que j’essaie que ça le soit. Mais vu que je ne suis pas très optimiste, pour les gens qui ne sont pas sensibles à cet humour, ça doit être assez sinistre. En effet, le constat n’est pas particulièrement réjouissant. Ce serait compliqué de dresser un autre constat. Si tu es programmateur informatique ou scientifique, tu peux te dire qu’on vit une époque formidable, mais si tu es juste un artiste ou quelqu’un d’un peu basique économiquement, je ne vois pas comment tu peux dire que tout va bien.
– Est-ce que tu dirais que «Vernon Subutex» s’inscrit dans une hyper-modernité?
– Dans la forme, non, parce que l’écriture reste classique. Mais c’est un roman très traversé par les technologies, les réseaux sociaux, et par des craintes contemporaines… Donc oui, cette peur de finir à la rue, c’est quelque chose d’assez nouveau pour les gens intégrés socialement.
– Est-ce que tu penses en termes d’adaptation cinématographique au moment de l’écriture?
– Non, même si j’aimerais bien que quelqu’un adapte «Vernon». Mais ce qu’on peut faire dans un roman, c’est tout ce qu’on ne peut pas faire dans un film, notamment tous les flashbacks et les retours au présent, donc je sais que je n’ai pas simplifié les choses pour une adaptation au cinéma.
– En tant que réalisatrice, tu as des projets?
– Oui, j’ai très envie de tourner un documentaire et une fiction. Le documentaire je le ferai sans doute quand j’aurai terminé le dernier tome de «Vernon». Mais la fiction ça fait peur parce que c’est tellement difficile à financer. «Bye Bye Blondie» a mis sept ou huit ans à se faire, du coup je me demande si j’ai envie de repartir dans une aventure aussi longue. Mais j’ai un projet, et je sais que je vais avoir un mal de chien à le financer, même s’il n’est pas cher, parce que c’est un truc à la con, comme j’aime bien: un film d’aventure avec des filles tatouées et des motos…
– «Vernon» est aussi un roman qui convoque beaucoup d’écrits…
– Oui, de Bukowski à Fante, ou Selby, et même Chandler parce qu’il y a aussi un côté polar dans «Vernon». Je suis une lectrice, donc je restitue inconsciemment ce que j’ai lu.
– Et Houellebecq?
– Houellebecq aussi, mais j’ai l’impression qu’on est sur le même axe à deux endroits différents.
«Daniel Darc, comme Guillaume Dustan, ce sont des gens qui avaient une vraie intensité quand tu les rencontrais, et maintenant j’ai une impression de vide»
– Le personnage d’Alex Bleach a l’air d’une espèce de démiurge, à la fois disparu et très présent?
– C’est vrai qu’on peut voir Alex Bleach comme un dieu… Mais les chanteurs sont des morts-vivants absolus, encore plus que les stars de cinéma à mon avis. Et l’idée de ce qu’on fait avec les morts, les absents et le passé traverse aussi tout le livre. La mort de Daniel Darc est survenue pendant l’écriture de Vernon et ça m’a beaucoup marquée. Je ne le connaissais pas très bien, mais je l’ai souvent croisé à Paris, c’était comme un repère. Pareil pour Guillaume Dustan, ce sont des gens qui avaient une vraie intensité quand tu les rencontrais, et maintenant j’ai une impression de vide. J’aimerais bien savoir ce que Dustan ferait aujourd’hui. Qu’est-ce qu’il aurait pensé des attentats du 7 janvier? Est-ce qu’il serait au Front National? Est-ce qu’il se serait converti à l’islam? Tout était possible avec lui.
– Tu montres beaucoup d’empathie pour le personnage de Loïc, militant d’extrême droite.
– Loïc est l’un des personnages les plus proches de beaucoup de gens que j’ai connus et que j’ai vu changer. Ce sont des gens que j’aime bien, et je ne peux pas dire que je ne les aime plus, parce que ce qu’ils disent aujourd’hui ne me plaît pas. Ça viendra, mais pour l’instant, je regrette de les voir changer comme ça.
«Pourquoi est-ce que tu ne serais pas raciste, de droite, ultralibéral et que tu n’aimerais pas le pouvoir sous prétexte que tu es gay?»
– Que penses-tu des gays qui rejoignent le Front national?
– Ça, on ne s’y attendait pas, et en effet, il y en a plein ! Mais au fond, pourquoi est-ce que tu ne serais pas raciste, de droite, ultralibéral et que tu n’aimerais pas le pouvoir sous prétexte que tu es gay? Il y a aussi beaucoup de gens qui ont rejoint le FN par ambition, parce qu’ils ont besoin de cadres et c’est le seul parti où on peut gravir les échelons rapidement. Et puis le outing de Philippot, il me semble que ça leur permet de dire en filigrane que le FN est le premier parti gay de France. Mais ça me fait la même chose quand je vois certains juifs et arabes commencer à travailler avec le Front National. Pour moi, il y a une naïveté. J’ai du mal à croire que le FN va muter au point de faire cette alliance entre les gays, les rebeus, les feujs et les intégristes cathos qui sont quand même le cœur du Front national.
– Dans «Vernon», il y a un passage où tu écris: «Dans moins de dix ans les mères la pudeur ne procréant plus que par insémination artificielle, il n’y a que comme ça qu’elles se sentiront protégées de la saleté que représente la sexualité»…
– Oui, c’est Antoine qui dit ça. A mon avis, il y a aujourd’hui dans la tête de certains jeunes un dégoût de la sexualité féminine qui vient de la possibilité de faire un bébé sans avoir de relations sexuelles. C’est une façon de devenir mère sans passer par la saleté, un peu comme la vierge Marie… des mères immaculées.
– Et que penses-tu de la GPA?
– C’est compliqué, je pense qu’il faut demander aux mères porteuses. Si toutes unanimement disent que c’est une horreur, je pense qu’il faut arrêter. Mais si elles disent que c’est un bon job, bien payé, c’est comme la prostitution, tu loues ton corps et c’est une question de tarif. En tout cas ce qui est sûr pour la GPA comme pour le reste, c’est que les familles traditionnelles n’ont pas de conseils à nous donner. Parce que dans l’ensemble, elles sont totalement dysfonctionnelles, donc elles ne peuvent pas se tourner vers les autres en disant: «vous devez faire comme nous, parce que chez nous c’est trop génial…» Non, chez vous c’est pas génial!
– Alors est-ce que tu t’es assagie?
– Oui, j’ai senti à un moment qu’il fallait que je change de politique sinon je n’allais pas aimer ce qui allait se passer. Il y a des gens qui ont plus de résistance, d’autres qui ont plus d’équilibre dans le déséquilibre. Moi, j’avais plutôt intérêt à me calmer.
– Aujourd’hui quelle est la question à ne pas te poser?
– Est-ce que je suis toujours avec Paul Preciado*? ça c’est une question que je n’aime pas.
– Quelle est la question que tu aurais aimé que je te pose?
– Tu viens fumer un pétard avec moi?
«Vernon Subutex» – Tome III, à paraître chez Grasset.
*Philosophe transgenre, Paul B. Preciado est notamment l’auteur du «Manifeste contra-sexuel» (Diable Vauvert, 2011)