Doctorante en sciences du langage à l’Université Paris 13, agrégée de lettres modernes, Anne-Charlotte Husson est l’animatrice du blog féministe
Ça fait genre. Elle nous explique le sens et la genèse du mot
mansplaining ainsi que les débats qui entourent ce terme encore assez peu usité en France.
Comment définiriez-vous le terme mansplaining et celui, plus générique, de splaining ?
Le mot mansplaining (contraction de man, homme et de explain, expliquer) désigne le fait, pour un homme, de s’adresser de manière condescendante à une femme pour lui expliquer quelque chose qui est de son domaine de spécialité (ou, tout simplement, qu’elle connaît déjà), sans prendre en compte qu’elle puisse être savante dans ce domaine. En résumé, c’est le fait d’expliquer à une femme le féminisme, et notamment à une féministe militante comment militer. Celui qui pratique le mansplaining abuse de sa position d’homme en présupposant qu’il a forcément quelque chose à apprendre à une femme. C’est très courant et vraiment difficile à supporter. Le splaining en général, c’est le fait, pour quelqu’un qui se trouve dans une position sociale dominante, de s’adresser de manière condescendante à une personne dans une position sociale dévalorisée pour lui apprendre la vie, pour lui expliquer une oppression que cette personne connaît déjà puisqu’elle la subit. C’est une personne cis qui explique à une personne trans ce qu’est la minorité de genre (on parlera alors de cisplaining), un Blanc qui explique à un Noir comment il doit se battre contre le racisme (whitesplaining), etc. Certain-e-s préfèrent d’ailleurs parler de splaining, qui recoupe plusieurs formes d’oppressions, plutôt que de mansplaining, jugé réducteur. Cela permet, tout en reconnaissant la spécificité de chaque forme de domination (sexisme, homophobie, transphobie, racisme…), de souligner qu’il existe entre elles des passerelles, des schémas et des situations qui se répètent.
Quand et comment le mot est-il apparu ?
Il semblerait que ce soit en 2008 sur Internet. En fait, on n’arrive pas à retracer l’origine exacte, parce que la première occurrence dont on soit sûr figure dans un billet de blog datant de 2009 et écrit par une féministe néo-zélandaise, Karen Healey. Elle a l’air alors de présumer que son lectorat connaît déjà cette notion, ce qui est loin d’être évident et laisse imaginer une origine peut-être un peu plus ancienne. C’est en tout cas à partir de ce moment-là que le terme commence à se répandre, d’abord dans les milieux militants féministes en ligne (surtout anglophones), puis hors-ligne à partir du début des années 2010. Rapidement, on le retrouve dans les médias généralistes (toujours anglophones). Des journalistes l’emploient par exemple durant la campagne présidentielle américaine de 2012 en présumant que leurs lecteurs connaissent ce terme ou en trouveront facilement la signification, ce qui est un signe de sa notoriété. Je ne pourrais pas dater précisément sa première apparition en France où, contrairement à ce qu’il se passe aux États-Unis, mansplaining est un mot utilisé exclusivement par des militant-e-s féministes et/ou LGBT et/ou antiracistes et principalement sur Internet. Cela m’étonnerait beaucoup qu’il soit compris en dehors de ces milieux et utilisé dans des médias généralistes.
Pourquoi ce mot connaît-il un destin aussi différent en France et dans les pays anglo-saxons ?
Pour les anglophones, le terme est assez brillant en tant que mot-valise : il est très efficace car on comprend tout de suite sa signification. Mais il nécessite pour les francophones une explication, ou alors une connaissance suffisante de l’anglais pour comprendre comment le mot est formé. En France, une jeune génération de militantes a actuellement tendance à s’approprier le vocabulaire des féministes anglophones, notamment tout le vocabulaire lié au féminisme en ligne. C’est le cas de mansplaining mais aussi de tous les mots composés avec le suffixe –shaming : le slut-shaming (dénigrement des femmes dont le comportement est jugé trop ouvertement sexuel), le fat-shaming (dénigrement des femmes jugées trop grosses), etc. En général, ces termes ne sont pas traduits en français, même si des tentatives existent. Par exemple, après un billet que j’avais consacré sur mon blog au mansplaining, quelqu’un sur Twitter avait proposé un équivalent français que j’avais trouvé génial : « mecspliquer ». Mais ça n’a pas vraiment pris : c’est toujours le terme anglais qui domine largement. Il faut ajouter qu’il y a dans les pays anglophones (et notamment les États-Unis) un militantisme féministe particulièrement vivace et actif et une véritable créativité lexicale. C’est cette créativité qui a permis par exemple l’apparition, au début des années 60, du terme sexism, traduit en français et aujourd’hui largement admis. Sexism a été créé pour nommer cette réalité que toutes les femmes reconnaissaient sans avoir de mots pour la nommer. Les féministes, notamment américaines, ont beaucoup insisté sur l’importance de nommer les réalités et les situations spécifiques auxquelles sont confrontées les femmes («ce problème qui n’a pas de nom», pour reprendre l’expression de la féministe américaine Betty Friedan), avec l’idée que les mots pour les décrire manquent parce que le langage est andro-centré. Aujourd’hui, si le mot mansplaining connaît le succès sans avoir véritablement d’équivalent en français, c’est lié évidemment au caractère hégémonique de l’anglais. Quant à savoir pourquoi il n’existe pas de mot en français pour décrire cette situation que beaucoup de femmes connaissent, c’est assez difficile.
N’est-ce pas lié à la culture politique française, à la doxa républicaine prédominante dans notre pays qui se veut universaliste ? Beaucoup de gens en France semblent considérer qu’il suffit de faire preuve d’empathie pour pouvoir se mettre à la place d’autrui, même si l’on ne vit pas du tout la même situation.
Oui, cela explique peut-être pourquoi, alors que le terme peut paraître évident pour des locuteurs anglophones, il suscite énormément de réserves et de critiques en France. Après avoir publié mon billet de blog sur le mansplaining, j’ai reçu des commentaires auxquelles je ne m’attendais pas. En tant que blogueuse féministe, je suis habituée aux réactions anti-féministes mais celles-ci étaient différentes. On m’a dit que mon point de vue était anti-républicain, que n’importe qui pouvait avoir ce type d’attitude condescendante et que, par conséquent, le genre de la personne qui parle n’a pas d’importance. Il faut souligner que l’invention du terme mansplaining trouve son origine dans des théories développées à l’Université : celles du point de vue (standpoint theory) et de la parole située. Ces théories expliquent que nous parlons tous à partir d’une position sociale. Par conséquent, un homme qui « explique » à une femme ce que doit être le féminisme parle d’une position sociale qui est celle du dominant. C’est quelque chose qu’il faut prendre en compte dans nos interactions sociales et dans la manière dont on peut ressentir certaines façons de parler. Cette prise en compte peut sembler totalement évidente pour des féministes américaines mais elle est beaucoup plus difficile à faire admettre en France, du fait de l’idée prédominante qu’on est tous des individus, des citoyens sans appartenance sociale.
Les détracteurs du terme estiment également qu’il est avant tout un moyen de réduire au silence et de délégitimer les hommes qui ne partagent pas les idées des féministes…
C’est un peu ironique car, justement, le terme mansplaining a été créé en réaction au fait que les hommes ont tendance à accaparer tout le temps de parole disponible et à cantonner les femmes à une situation d’élèves. C’est ça le mansplaining : s’adresser aux femmes comme si elles avaient toujours quelque chose à apprendre des hommes. Alors oui, dans un sens, on veut qu’ils se taisent (ou en tout cas, qu’ils s’expriment moins) pour qu’on puisse, nous aussi, parler. Mais il est vrai par ailleurs que mansplaining est ce que j’appelle un mot-argument, un mot qui se substitue aux arguments. Un peu comme «sexiste», par exemple : dire qu’un propos est sexiste, ce n’est pas seulement le qualifier, c’est aussi un argument. Donc oui, il y a une tendance à utiliser le mot mansplaining pour dire à un interlocuteur : «ce que tu es en train de dire, je ne l’accepte pas et donc tu devrais arrêter de parler maintenant par ce que tu es un homme». Je ne pense pas qu’il faut arrêter d’utiliser le terme mansplaining, parce que je crois au contraire qu’il est très utile. En revanche, l’utiliser pour mettre fin à un débat en disant «de toute façon, tu fais du mansplaining, donc je ne t’écoute pas», c’est limité. On devrait pouvoir dépasser cela.
Photo © Ash Hernandez
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