Cet article Podcast – Hors de la nuit des normes, hors de l’énorme ennui provient de Manifesto XXI.
Quand les mots manquent, comment parler des romances et des amours queers ? Comment penser ensemble le soin et la violence, la douceur et la lutte ? Suffit-il d’inviter dix artistes en résidence pour créer du collectif ? Peut-on queeriser l’institution ? Pourquoi est-il crucial de documenter nos existences minoritaires ? On en discute dans ce podcast avec les artistes qui ont participé à
La Friche cet été au Palais de Tokyo.
Pour la première édition de ce nouveau projet de résidence, Valentina d’Avenia et Clément Raveu ont invité dix artistes réuni·es par « une perspective, une vivance individuelle et intime qui est hors des normes hétéro-cis ». À la suite de cette résidence de trois mois, les commissaires présentent Hors de la nuit des normes, hors de l’énorme ennui, une exposition collective – du 19 octobre 2023 au 7 janvier 2024 au Palais de Tokyo – qui présente les travaux de ces artistes aux côtés d’autres, d’horizons divers – Agnès Varda, Gloria Anzaldua ou encore Ndayé Kouagou, Cécile Bouffard et chaos clay.
Selon les commissaires, touxtes les artistes de La Friche ont vécu « l’expérience de la différence, qu’elle soit jubilatoire et libératrice ou douloureuse et fragilisante », un point commun qui « informe la manière dont [iels] regardent le monde, l’art, la création, plus qu’il ne lie leur vocabulaire plastique ». En effet, si les artistes invité·es partagent une queerness, leurs pratiques artistiques sont diverses, leurs histoires personnelles singulières et leurs conceptions de l’amour et de l’adelphité plurielles. Ce podcast rassemble des bribes de nos conversations avec elleux, accompagnées de lectures et d’extraits musicaux.
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Crédits
Intervenant·es (dans l’ordre) : les artistes Phoenix Atala, Tony Colombe. K, Rafael RG, Linga Acácio, ana·mona servo, Myriam Ziehli, Aurélien Potier, Jeanne Jacob et Rafael Moreno
Écriture et conception : Sarah Diep et Anne-Charlotte Michaut, avec l’aide de Dana Galindo
Réalisation et montage : Sarah Diep
Habillage musical et mixage : Alexis Fernandes
Design graphique : Dana Galindo
Musiques :
mona servo – « the love we’ve created does not belong to us »
Mc Phoenix Dj Ninn – « Ekko Intro », Défaillance critique, 2023
sunmi365 – « Blue Cider »
Textes lus (extraits) :
Myriam Zielhi – Iellxs nous rassemblent
Audre Lorde – The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House
Tony Colombe. K – Ici, c’est toujours la nuit
Merci à Jimmy Beauquesne pour sa contribution musicale, à Farah Tounkara, Valentina d’Avenia et Clément Raveu pour leur implication et leur confiance. Merci également à Coco Spina et Sarah Turi d’avoir prêté leurs voix, ainsi qu’à touxtes celleux qui ont rendu le projet possible.
Un podcast Manifesto XXI produit en partenariat avec le Palais de Tokyo.
Transcription
Phoenix Atala : Tout l’enjeu des questions queers, et notamment des questions de romantisme, c’est qu’on part d’un principe que le modèle n’existe pas, et que du coup la définition est à inventer, et s’invente, est fluide et changeante, et c’est un peu à nous de définir ou poser les bases, ou d’inventer un cadre, hors-cadre, qui permettrait des histoires, des romantismes, des fins joyeuses et empouvoirantes. Donc en fait, il n’est pas défini ce romantisme queer, il est en train de se faire.
Tony Colombe. K : Justement, l’idée c’est de sortir du grand récit et d’aller créer plein de nouveaux petits récits – des récits qui ne sont pas autoritaires et qui ne sont pas ordonnés ou consensuels. Du coup les romances queers, elles se passent dans les brèches, et avec du soin. Je pense que c’est un truc qu’en tout cas j’ai envie de souhaiter aux romances queers parce que malheureusement, il n’y en a pas toujours et qu’en fait on est dans une société qui ne nous a pas vraiment appris à prendre soin, mais moi je souhaiterais du soin et il n’y aurait jamais assez de soin à mettre là-dedans. J’ai envie qu’on englobe les histoires dans lesquelles il y a de l’érotisme, dans lesquelles il y a de la sexualité, dans lesquelles il y a de la sensualité et dans lesquelles il n’y en a pas et qu’il y a d’autres formes, et qu’en fait il y a énormément de façons d’avoir des liens romantiques, et que pour moi il n’y en aura jamais assez.
Lecture
Iellxs se regroupent, se déplacent en meute et traversent les nuits. Personne n’est devant. Toutes les formes sont belles. Des créatures visqueuses, iellxs dégoulinent. All crawling critters are beautiful. Iellxs s’émeuvent en glissant, iellxs se meuvent en gluant. Parfois iellxs se mélangent, s’entortillent, anguillent et se déroulent. Parfois, iellxs se dévorent. Habiter le trouble c’est habiter avec iellxs, les suivre dans les méandres de leur bave régénératrice et se laisser guider. Les mutantes avancent sur les territoires dévastés et les réparent lentement. D’années en années, iellxs deviennent de plus en plus nombreuxses, nous rappelant qu’iellxs seront toujours là, toujours plus fortxes, tant qu’il ne les aura pas tué touxtes. Iellxs m’accompagnent au quotidien. Iellxs veillent. Iellxs observent et se demandent avec clairvoyance comment prendre soin des casséexs, des blesséexs, comment tisser la solidarité, comment le disloquer, le patriarcat. Comment restaurer les sols, comment regarder les étoiles, comment vivre ensemble. Iellxs m’apprennent l’amour, l’amour de mes guérillèrxes (guérir). Iellxs m’entraînent dans les crépuscules au clair de lune. Iellxs font des feux et dansent. La nuit, iellxs repeignent les murs. Le jour, iellxs squattent des collines. Iellxs nous apprennent à garder les pensées sombres, à raconter les histoires terribles, les transformer et les retourner contre, collectivement avec colère. Iellxs s’étalent et gagnent de l’ampleur, iellxs prennent la rue. Iellxs tuent la loi du silence.
— Myriam Zielhi, Iellxs nous rassemblent
Rafael RG [trad.] : Queer, c’est pas un mot qui fait partie de mon dictionnaire. Au Brésil, il y a des gens qui l’utilisent, mais dans mon contexte, dans les endroits où j’ai choisi de vivre, ce mot n’existe pas, il n’a aucun sens. Je suis encore en train de comprendre et de définir ce qu’est l’amour, et peut-être, après ça, je saurai mieux comment je peux manifester l’amour. Parce qu’il y a plein de façons différentes de l’exprimer. J’essaie encore de comprendre ce qu’est l’amour dans un sens plus large. L’année dernière, je me suis intéressé aux relations que j’ai avec ma famille. Il y a de l’amour, mais c’est aussi très complexe. Comment on gère tout ça ?
ana·mona servo : Peut-être que ce qui se rapprocherait le plus d’une définition, on va dire globale, mais qui pourrait comprendre une multiplicité de façons d’envisager les romances queers – peut-être qu’on pourrait se dire qu’on est en dehors, ou qu’on essaye de sortir de quelque chose qui a été imposé. Et de comment on est éduqué·e quand même à l’amour, c’est-à-dire assez mal. Enfin là on est toustes queers dans cette résidence, mais la plupart d’entre nous viennent de familles hétérosexuelles et de familles nucléaires. Comment est-ce qu’on sort de ces schémas ? Je pense que les romances et les amours queers, c’est : comment on fait avec ce bagage sacrément lourd, qui nous a pas aidé·es à avoir des relations saines ? Comment on compose ?
Tony Colombe. K : Pour moi, une de nos forces de lutte, c’est dans l’idée de reprendre un peu un concept d’Audre Lorde : on ne pourra jamais détruire la maison du maître avec les outils du maître. C’est l’idée qu’en fait, vu que les maîtres ils ne mettent ni de désir ni de douceur, peut-être que nous avec nos fluides, nos intimités et notre douceur, on arrivera à faire péter tout leur truc hyper merdique. Moi j’aime bien le mot adelphité, que j’aime beaucoup parce que pour moi, l’adelphité, ça peut englober la filiation ou non. Et du coup, ça fait partie de ce nouveau vocabulaire de famille choisie. J’aime bien aussi utiliser d’autres mots, comme l’idée du squad, l’idée de faire un peu comme des équipes. Des idées assez concrètes de personnes qui vont lutter ensemble. D’essaims par exemple. Je crois que j’aime bien cette idée de la multitude.
Lecture
Those of us who stand outside the circle of this society’s definition of acceptable women; those of us who have been forged in the crucibles of difference – those of us who are poor, who are lesbians, who are Black, who are older – know that survival is not an academic skill. It is learning how to take our differences and make them strengths. For the master’s tools will never dismantle the master’s house. In our world, divide and conquer must become define and empower. Racism and homophobia are real conditions of all our lives in this place and time. I urge each one of us here to reach down into that deep place of knowledge inside herself and touch that terror and loathing of any difference that lives there. See whose face it wears. Then the personal as the political can begin to illuminate all our choices.
— Audre Lorde, The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House
ana·mona servo : Moi, je pense que c’est hyper important, avec tout ce que porte le langage – de façonner des cultures, d’opprimer, de dicter réellement quelque chose qui va se ressentir dans nos corps et dans tous les espaces et les environnements qu’on habite. Je pense que le langage, c’est hyper important de le diversifier, et du coup de trouver des nouveaux termes, de les chercher, de les avoir comme des brouillons. Le problème du langage aussi, c’est que des fois, un mot fait vraiment autorité et invisibilise toute la complexité de ce qu’il pourrait revêtir. Et du coup, peut-être la multiplication des définitions, ça me paraît être une chose intéressante, autant que la multiplication des termes.
Myriam Zielhi : Et du coup, j’aime mieux ce terme romance, je crois. Et j’aime beaucoup ce que tu dis sur les romances amicales, amoureuses et la solidarité. Je crois que le fait de sortir de ce noyau nucléaire pour s’ouvrir vers le monde, c’est ça que je vois qui me semble la grande beauté des romances queers. Comment on crée des alliances queers, féministes, décoloniales, inter-espèces, antifascistes. D’allier, en fait, toutes les luttes.
ana·mona servo : Moi, ma construction, déconstruction, elle n’est pas encore terminée en termes d’amour. La famille nucléaire, elle nous a, pour beaucoup je pense, dans la norme, appris à vraiment se verrouiller sur elle-même, générer un espace très très chaleureux, mais c’est surtout comme si tout le reste autour était menaçant. C’est cette cellule-là qui va nous protéger, et du coup l’amour qu’on génère dans cette cellule familiale, il n’est que pour nous. Et pour moi c’est une vision assez capitaliste, vraiment, d’amasser quelque chose de super précieux, mais surtout de le garder pour nous. Moi j’essaie en ce moment de réfléchir, personnellement et collectivement, à comment, dans des communautés, dans des relations amoureuses, dans des amitiés profondes, ou même des fois plus distendues, est-ce qu’on génère de l’amour, mais plutôt que de le garder comme un capital, on essaye de le rebalancer vers l’extérieur, pour aussi ré-adoucir le monde bien véner dans lequel on est en train d’évoluer.
Myriam Zielhi : En fait, moi, dans ma vie d’ado principalement, on m’a toujours dit que j’étais trop douce, et que j’étais pas assez dure quoi. Et le fait de revendiquer ça, je trouve que c’est aussi un outil politique de ouf. C’est nouveau pour moi que ce soit valorisé. Et je trouve que ça peut donner peut-être un enjeu dans cette question de la douceur. Ce qui me passionne, c’est de regarder ce qui se passe autour de moi, et il y a ce motif récurrent des insectes qui sont les choses qui ont longtemps été considérées comme des nuisibles, que tout d’un coup, on peut re-regarder, enfin, qu’on pourrait carrément prendre comme un sujet politique ou une image d’un sujet politique de : qu’est-ce qu’on n’a pas envie de regarder dans la société, ou qu’est-ce qui est invisibilisé ? Ce truc de comment on prend soin, comment on s’observe, qu’est-ce qu’on regarde ? La filiation : comment on s’affilie ? Qu’est-ce qu’on visibilise ou pas ?
Tony Colombe. K : Comment faire justement famille entre inter-espèces, entre la nature et les personnes plutôt humanoïdes, même si dans mes histoires, en fait, les humains, ils sont aussi un peu autres… Comment on crée des armes et comment on crée des potions, comment tout ce moment-là, ce temps, finalement, de préparation à la lutte. Et après, comment ensuite, on peut panser nos plaies, se donner du care, se soigner et se reposer, et puis aussi, pas oublier de se reposer et d’aller lentement avant de recommencer la lutte. Je pense que c’est quelque chose que je questionne beaucoup et qui vient aussi dans mon travail, dans les pièces que je présente au Palais.
ana·mona servo : Je viens de pratiques militantes, j’allais dire agressives et peut-être que c’est approprié de dire agressives. Du coup c’est ma communauté, enfin mes communautés, parce qu’en plus elle n’est pas si homogène, qui sont là en train de m’apprendre maintenant, moi j’ai 35 ans, à essayer de slow down, de prendre soin de moi. J’ai pris soin des autres, mais très peu de moi, et du coup vraiment essayer de se partager comme ça, tout en ne lâchant rien à des endroits où en ce moment on se mange une violence tellement intense, qu’on ne pourra pas y répondre que par la douceur je pense. Donc je ne sais pas comment on va se dépatouiller, mais je pense qu’on va faire du mieux qu’on peut.
Rafael RG [trad.] : Ce qui est important pour moi, en tant qu’artiste, c’est de donner de la matière, des sentiments, qui permettent aux gens d’imaginer d’autres choses, d’autres réalités. J’aime beaucoup cette idée d’imagination politique. C’est pour ça que mon travail peut avoir une esthétique douce et belle, alors que je parle de colonialisme. Ce n’est pas qu’une question de violence. Ok, le monde est merdique, mais qu’est-ce qui est possible de faire ? Je suis ici, je veux être heureux, je veux aimer. Je trouve que c’est puissant d’être artiste, parce qu’on peut faire imaginer aux gens d’autres réalités possibles. Les deux vont ensemble. Mon travail illustre un combat politique, mais si les gens voient quelque chose, imaginent quelque chose, alors c’est politique.
Linga Acacio [trad.] : Tout vient ensemble. Les séparations entre l’amour et la violence… Nous nous aimons même au milieu de la violence. Quand il y a de la violence, il y aussi de l’amour. Il y a des fleurs, des roses, des plantes, des êtres vivants dont il faut prendre soin, qui ont besoin d’eau, de soleil, qui ont besoin d’être les un·es avec les autres pour rester en vie. Mais il y a aussi l’image du sang d’une personne vivant avec le VIH. Moi je suis une personne qui vit avec le VIH depuis dix ans. De plus en plus, j’affirme l’endroit de cette simultanéité. Pendant que nous résistons, nous vivons aussi, nous aimons, nous sommes heureux·ses. Alors, s’il n’y a aucune possibilité d’y échapper, il faut imaginer un espace où la violence a moins d’importance, où la violence est moins présente dans nos vies. Et je crois qu’on n’y parviendra qu’à partir d’un espace différent, où chacun·e apportera sa part. C’est là, à ce croisement, qu’on pourra créer quelque chose d’extrêmement puissant.
Lecture
On ne voit pas le monde s’effondrer. Ici, c’est toujours la nuit. On ne voit pas les ombres bleues tourner autour du béton, ni les cris des oiseaux, ni le ciel prendre feu, ni les matraques, ni les pétards, ni la fumée, ni ta peau tachetée. D’ici, l’air est moite et on nous a dit : vous ne pouvez pas sortir. Vous n’êtes pas comme nous, vous risquerez d’être attaqué·es, rester caché·es, rester masqué·es entre vous dans l’entre-sol du souterrain de ce club sombre, l’entre-soi de l’oubli. On ne voit pas le monde s’effondrer. Ici, c’est toujours la nuit et vous nous avez caché·es. Mais vous avez omis de nous dire que les personnes qui nous chasseraient seraient autres que vous. Prédateurs et sauveurs d’un même corps, bien joué. Vous ne vous êtes pas trop mouillé·es. Dommage.
— Tony Colombe. K, Ici, c’est toujours la nuit
Aurélien Potier : Ce qui m’intéresse beaucoup dans la notion de vulnérabilité, c’est qu’accepter d’être vulnérable, c’est reconnaître aussi qu’on a des liens avec des choses qu’on ne pourra pas surmonter. C’est pour ça que ça nous touche, c’est parce que les choses importent pour nous, même si on n’est pas d’accord ou qu’on aimerait pouvoir s’en extirper, le lien reste assez inextricable. C’est aussi toutes ces réflexions autour de : faire partie de quelque chose, où encore une fois on n’est pas forcément d’accord de ce dont on fait partie, mais on en fait partie nécessairement, donc comment on fait pour négocier notre présence et notre existence à l’intérieur de ça, si on ne peut pas la surmonter, que ce soit émotionnellement ou matériellement ? Il y a quelque chose qui peut à la fois être menaçant et en même temps qui embrasse, qui a une forme de tendresse aussi. C’est pour moi aussi cette question : la violence, qui du coup dans ce contexte-là on pourrait parler de la violence institutionnelle, dès qu’on en prend conscience, on ne peut plus l’ignorer.
Jeanne Jacob : C’est un peu la question « est-ce qu’on peut queerifier une institution ou une exposition ? ». Moi j’ai de plus en plus envie de poser la question, pas oui ou non, mais comment ? En fait c’est quoi la spécificité du queer dans l’institution ? Comment il est montré ? C’est quoi qui est intéressant ? Qu’est-ce qui fonctionne ou pas ? De juste remettre mes attentes à la bonne échelle, après je suis vachement moins frustrée. Et je peux me concentrer à travailler sur quelle partie du queer m’intéresse et que j’ai envie d’approfondir. Je pense qu’il y a aussi des parties dans les institutions de réflexion sur comment le queer est montré ou qu’est-ce qu’il veut dire, ou ce qu’il peut, quel est son impact. Je pense que c’est ça la fluidité du mot queer, c’est qu’on peut se définir différemment, c’est pas un truc fixe – enfin c’est fini ces monologues ou ces histoires de définitions fixes qu’on sort de leur contexte. Elles ont toujours une autre importance, une autre pertinence, d’autres questionnements qui vont avec si on les regarde avec leur contexte.
Phoenix Atala : Moi je pense que c’est queerifiable, mais c’est un gros chantier quoi. Et ce que ça demande, c’est aussi du pouvoir. Et quand t’es artiste dans une institution, t’as une certaine forme de pouvoir parce que tu vas être visible, mais t’as un pouvoir qui est quand même assez restreint en termes de décisions. En réalité, pour bouger la structure d’une institution, il faut qu’on te donne le pouvoir dessus, et faut avoir le temps de la repenser, de voir là où ça va pas, enfin faut une équipe de thérapistes ! Y’a plein de choses, ça met du temps à soigner, l’hétérosexualité, la cis-normativité, la blanchité, c’est un délire ! Enfin bon, c’est un chantier.
Qu’est-ce que ça fait, comment c’est libérateur de se découvrir queer, d’aussi se comprendre non-blanc, et de s’auto-déterminer grâce à cette compréhension-là. Parallèlement, il y a toute une réflexion sur la question d’être artiste en résidence justement, dans une institution. Du coup, je suis très vulnérable, à mon corps, à nos corps, dans ces institutions, à comment on est influencé·e par ces cadres et ces formats.
Jeanne Jacob : Moi j’ai trouvé très intéressant ce truc de ne pas se choisir : nous, en tant qu’artistes, on ne s’est pas choisi·es. Et il y a cette attente de « vous êtes touxtes queers, du coup vous êtes collectif ». Et d’un côté, en fait, on est un groupe. Je crois que ça a pris un moment, on s’est pris le moment aussi pour regarder : on est collectif à quel moment ? Et à quel moment on l’est pas ?
Rafael Moreno : Je trouve ça un peu dangereux parfois que dans des cadres institutionnels on associe comme ça des mots, on se dit qu’une chose va forcément ramener à l’autre. Parce qu’on dit queer, à côté on va mettre collectif, ça va de soi. Je n’y crois pas trop à cette façon de proposer les rencontres et le contexte. Ça c’est presque une relation aux institutions. Mais ce qui s’est passé réellement, c’est que moi personnellement j’ai l’impression d’avoir rencontré des personnes à plusieurs niveaux, pas qu’artistique, mais aussi des personnes qui peuvent être dans des mêmes situations de vie que moi, des expériences, des situations économiques. Je l’ai trop vécu comme une expérience de vie super personnelle. Je sais pas, c’était quand même deep aussi au niveau du travail, et c’est presque ça aussi que je retiens le plus, comme un truc où j’avais l’impression de retrouver des personnes qui étaient intéressées de parler de quoi parle leur art, mais à plusieurs niveaux. Je pense que ça m’a plu énormément, parce que s’il y a un truc communautaire que j’aime bien, c’est qu’il y a une espèce de parole qui circule beaucoup, et qu’on discute énormément les choses.
Phoenix Atala : Moi je sais que j’ai « souffert » de surstimulation, c’est-à-dire que j’ai eu vraiment la sensation de rencontrer dix, douze personnes hyper intenses, hyper intéressantes, avec qui j’avais envie de créer des liens, qui arrivaient avec tout un corpus de références, avec une manière de travailler, une méthode de travail, des recherches qui à chaque embranchement semblaient passionnantes. Mais aussi avec un projet à finir, avec un but d’exposition. En fait, c’est vraiment la surstimulation, alors positive, mais en même temps avec la sensation d’une envie que ça puisse se déployer dans le temps. Là il y a eu l’impression d’être toujours… enfin c’était FOMO 3000 ! Il y a plein de pistes qui seraient super belles à déployer, qui vont sûrement se déployer dans le temps après. Je pense qu’en fait, la Friche ça va se passer après. Sûrement dans les manières dont on va continuer de se retrouver, se recroiser…
Jeanne Jacob : Je ne dirais pas qu’il n’y a pas eu de collectif, il y a juste eu un collectif spécifique à certains moments. Y’a des moments j’ai vraiment eu l’impression que si quelqu’un·e d’entre nous a des difficultés avec la production, avec l’institution, ou juste des trucs positifs qui lui arrivent, on est touxtes derrière, méga content·es ou méga à l’écoute. Il y a du soutien à ce niveau-là, que j’ai beaucoup senti cet été.
Linga Acacio [trad.] : Je pense que les différences créent des lieux vivants, où l’imprévu, l’imprévisible peut arriver, et c’est peut-être ce qu’on cherche quand on réunit des personnes issues de contextes différents.
Rafael RG [trad.] : Ça m’intéressait aussi de comprendre qui sont les personnes qui ont émigré à Paris qui s’identifient comme LGBT, et pourquoi elles ne sont pas forcément intégrées aux communautés queers de Paris. Pourquoi elles ne vont pas à la Flèche d’Or par exemple, pourquoi les lesbiennes noires ne sont pas là aux soirées, pourquoi les gays musulmans ne sont pas intégrés. Il faut que notre communauté réfléchisse aussi à ça.
Linga Acacio [trad.] : Et ça peut permettre d’apprendre beaucoup, à la fois dans les communautés LGBT, mais aussi pour tout le monde. Parce que cette notion de vivre ensemble, comment vivre avec la différence, ce sont des stratégies qu’on crée au sein de cette communauté, pour qu’on puisse la nommer comme telle, parler de ce qui réunit ces personnes, même si elles viennent de contextes, de lieux ou de langues différentes. Aussi d’un point de vue méthodologique, il est important qu’on soit conscient·e qu’on est en train de construire quelque chose.
Aurélien Potier : Je pense que c’est peut-être aussi là dans la production des travaux et la monstration de ces travaux qu’il y a aussi eu cet aspect, je dirais pas collectif, dans le sens où on l’a pas nécessairement pensé ensemble, mais où il y a forcément un rapport aux autres, parce qu’on est beaucoup de personnes dans un même espace d’exposition, donc il y a forcément… En fait on se touche. On n’a pas une salle d’exposition par personne où chacun·e a pu développer un univers ou quoi que ce soit. Là il y a forcément une relation au groupe, qui est créée par l’exercice du fait de montrer ensemble, où en plus, pour l’exposition il y a je crois dix artistes en plus.
Rafael Moreno : Les formats d’exposition ne sont pas assez créatifs. C’est comme si on essayait de forcer énormément de trucs dans un format. On sait très bien que ça va donner la même chose à chaque fois, mais on essaie de se dire à chaque fois : « non mais ça va être super différent cette fois-ci ! » Et en soi, je pense pas ! J’ai énormément d’attaches émotionnelles par les pièces qui sont montrées. Parce que, je sais pas, j’ai l’impression qu’on se bat contre nous-mêmes déjà pour faire des pièces et c’est un truc plein d’émotions. Mais quand je vois l’expo, ben je pense que c’est une expo, comme toutes les autres ! C’est aussi une question personnelle que je me pose dans l’absolu : est-ce que c’est toujours la bonne conclusion, ou le bon format ?
Phoenix Atala : C’est ça, « the medium is the message ». On dit avec plus d’argent et plus de temps, c’est vrai, mais en réalité c’est pas les deux seuls paramètres. C’est aussi un cadre et effectivement un système pas déconstruit ou pas nécessairement remis en question, qui va produire par ces méthodes-mêmes des résultats qui ne peuvent pas totalement sortir de la norme. Parce que contrat, parce que des décisions qui doivent être prises dans un timing qui va contraindre à une forme d’académisme.
Linga Acacio [trad.] : Je pense que l’initiative d’inviter des personnes à travailler dans cet espace, c’est déjà un bon signe, qui montre que l’institution est ouverte à l’autocritique. C’est une opportunité qui ouvre des perspectives. Le simple fait d’avoir des artistes du Brésil, d’Amérique latine, des personnes trans, des personnes noires, des personnes racisées dans cet espace, ça transforme déjà cet espace. J’espère vraiment que cette présence pourra se traduire par un changement effectif, mais pour ça, il faut qu’il y ait une initiative politique.
Rafael RG [trad.] : Ce qui fait sens pour moi, c’est pas seulement d’être là dans une institution. Pour moi, le plus important, c’est le public. Ce sont des gens très différents, des touristes, des gens qui s’intéressent à l’art, des gens qui voient parfois de l’art pour la première fois. Et c’est à cet endroit que notre existence prend tout son sens.
ana·mona servo : J’aimerais juste rebondir sur la question des archives, parce qu’elle communique vachement avec celle de la filiation. L’archive permet d’avoir des référents pour faire communauté, elle permet d’avoir de l’inspiration, c’est-à-dire qu’à un moment, quand à l’école en France, on n’étudie que des auteurs blancs, je vois pas comment des gamin·es peuvent se dire à un moment « moi je vais écrire des livres », dans toute leur mixité, des gamins, des gamines, racisé·es, queers, filles. Donc il y a un gros problème de représentation dans le fait que des archives nous sont confisquées.
Linga Acacio [trad.] : Je pense que la colonialité a apporté une dimension d’oubli. On n’est pas né·es hier, on n’est pas une mode, on existe depuis des millénaires, on est des êtres millénaires. Et se souvenir de cette complexité, c’est ramener de la différence et de la pluralité dans le présent, et comprendre que ce temps n’a pas été construit comme l’Occident nous l’a imposé, de manière linéaire, où il y a passé, présent, futur. Et comme on a été effacé·es, qu’on est en train de l’être, qu’on a été décimé·es pendant des générations, des siècles, c’est important que cette mémoire reste vivante. C’est à partir de cette mémoire qu’on peut construire un État dans le présent, sur la base d’archives, de documents. Il faut qu’on documente nos existences, pour pouvoir dire « hey, les peuples originels du Brésil pensaient déjà le genre d’une manière non-binaire, du coup c’est pas vraiment nouveau ». Se souvenir de ça, c’est s’assurer que ces peuples, ces mémoires, restent vivant·es, et au-delà de ça, c’est aussi réfléchir à quel avenir on aura à partir de ces archives.
Rafael RG : A nossa história não é só nossa, acho que é muita coisa misturada. [Notre histoire n’est pas seulement la nôtre, c’est tout plein de choses mélangées.]
Traductions de l’anglais et du portugais par Sarah Diep
Image à la une : Dana Galindo
Cet article Podcast – Hors de la nuit des normes, hors de l’énorme ennui provient de Manifesto XXI.