Quand les réseaux sociaux censurent les projets liés à la santé sexuelle
Un article de Catherine Lalonde paru dans Le Devoir du 4 Avril 2023. Photo Valérian Mazataud.
Ce sont des logiciels qui évaluent, pour les réseaux sociaux, les contenus en santé sexuelle qui y sont affichés. Mais « ces robots et algorithmes n’arrivent pas à faire la différence entre un message de prévention et d’éducation sexuelle et un message à contenu sexuel. Pour eux, ce sont les mêmes mots », explique Jennie-Laure Sully, organisatrice communautaire à la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES).
La CLES a dû lutter pour récupérer son compte Facebook en 2021, lors de sa campagne de lutte contre la prostitution, nommée « Un trop grand prix ». « Nous, quand on veut faire la promotion de relations sexuelles égalitaires, on utilise des mots semblables à ceux qu’on peut retrouver dans les abus sexuels. »
« Le robot ne sait pas faire la différence. C’est un problème. » Surtout pour un organisme de prévention et d’éducation, pour qui il est important d’utiliser le bon vocabulaire. Magaly Pirotte, fondatrice de Sex-Ed +, est, elle aussi, une habituée de la lutte contre les algorithmes des réseaux sociaux. Sa petite entreprise propose des outils colorés de visualisation des organes génitaux qui permettent de voir et de toucher, par exemple, l’intérieur d’un vagin. « J’ai été barrée trois fois d’Instagram. Jamais de Facebook, qui n’a jamais fermé mon compte, mais ils me font du shadow banning », raconte-t-elle au Devoir.
Du shadow banning ? « Ça n’a jamais été une pratique reconnue par Meta », explique Charlie Fernandez, du studio Réverbère, une agence de « performance numérique spécialisée Meta ». La procédure, qu’on peut traduire par bannissement furtif, aurait cours depuis 2015, dit-il. « Ce sont des pénalités invisibles à l’usager, qui rendent ses actions invisibles à l’ensemble de la communauté. Dans le cas de Magaly, c’est une réduction massive de la découvrabilité de ses contenus. »
Je vois bien que, pour les réseaux sociaux, organes génitaux = pornographie.
— Magaly Pirotte
La dernière aventure de Mme Pirotte ? À la veille du 6 février, Journée internationale contre les mutilations génitales, elle s’apprête à « lancer un outil qui n’a jamais été fait nulle part, pour la reconstruction clitoridienne ». Ce sont trois modèles en silicone ; des exemples de reconstruction après l’excision ou l’infibulation.
Mais le 5 février, ses comptes LinkedIn personnel et professionnel sont bloqués. « J’ai perdu, d’un coup, tout mon carnet d’adresses : 12 000 contacts. C’est tout mon réseau professionnel — des gynécologues, des professeurs, des physios, des travailleuses sociales de partout dans le monde. » Au milieu du mois de mars, malgré de nombreuses démarches, elle n’en avait pas encore retrouvé l’accès.
Cherchez l’amour, il n’y est pas
Autre business, même type de problème : Mélanie Trudel, alias Mlle Trudel, a une agence de rencontres qui offre différents services, dont une application made in Québec en fonction depuis 2018. « J’ai tellement perdu de temps et d’argent à travers des firmes marketing qui pensaient pouvoir m’aider. »
« Tout allait bien et, du jour au lendemain, URL bloquée, possibilité de faire de la publicité bloquée par Facebook. On pense que ça a un lien avec l’arrivée de Facebook Rencontres. Le Groupe Match — qui regroupe Tinder, OKCupid, Meetic —, lui, s’affiche sans problème. »
Mme Trudel a maintenant abandonné l’idée de faire voir son application sur Facebook, ce qui mine son plan d’affaires. « C’est comme si j’avais créé un immense garage qui fonctionne parce que j’ai des abonnés, des témoignages, même des bébés qui sont nés de couples qui se sont rencontrés par mon appli, mais je ne suis pas capable de le faire connaître. »
« Je pense à donner mon appli à une gang de jeunes en marketing qui pourraient trouver comment la faire fonctionner dans les systèmes actuels. Peut-être que j’ai juste le nez trop collé depuis des années sur le problème, mais je ne vois pas de solution. »
Le pouvoir de la publicité
« Si on est une entreprise, ce qui fait qu’on va prêter plus ou moins l’oreille à nos problèmes de réseaux sociaux, c’est souvent le budget qu’on a investi en publicité. Ainsi, on voit souvent des marques qui véhiculent des valeurs extrêmement importantes socialement et qui sont malheureusement mal interprétées par les algorithmes », explique Charlie Fernandez, de Réverbère.
« Les gens pensent que, sur les réseaux sociaux, tout est en lien avec le créatif — le visuel ou le texte lié. Ce n’est que partiellement vrai. Sur Meta, par exemple, on donne des informations qui permettent aux algorithmes de valider la démarche publicitaire. Ainsi, notre site Web va être analysé. Tout ce processus de collecte et d’analyse de données est recoupé ensuite avec les conditions d’utilisation de la plateforme. »
Et ces recoupements se font parfois de manière abrupte. « Un exemple : si tu veux faire de la publicité pour des sirops pour aromatiser des cocktails, ça va être identifié comme un produit à base d’alcool. Et tu ne pourras pas en faire la publicité aux gens en bas de 21 ans, même si la majorité au Québec est de 18 ans », illustre M. Fernandez.
« On voit plein de mélis-mélos comme celui-là, rigolos tant qu’on ne se retrouve pas à devoir les gérer. »
« Ben oui, le pire, c’est que je réponds aux règles ! » s’insurge, en effet, Magaly Pirotte. « Mon matériel est éducatif. Mais je vois bien que, pour les réseaux sociaux, organes génitaux = pornographie. Mais ça veut dire qu’il n’y a pas d’éducation sexuelle possible. »
Le plaisir des hommes, la santé des femmes
À la fin de l’année dernière, le Center for Intimacy Justice, aux États-Unis, a réussi à faire changer les règles de Meta sur les publicités de santé sexuelle et reproductive. L’argument ? Un rapport démontrant le rejet systématique des publicités pour la santé des femmes, surtout sexuelle.
Des culottes menstruelles ? De l’information sur la ménopause ? Publicités refusées. Le visage d’une jeune femme souriante et suante recouvert de gouttes de similisperme pour un médicament pour la dysfonction érectile ? Publicité acceptée.
Un rapport assez probant pour que Meta change ses politiques à l’automne 2022. Maintenant, « les publicités peuvent également promouvoir l’éducation sexuelle, à condition qu’il n’y ait pas de contenu sexualisé ou suggestif et que l’accent soit mis sur la santé et non sur le plaisir ou l’amélioration des performances sexuelles », a donné en exemple au Devoir le réseau social.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Reproductions 3D des organes génitaux féminins fabriquées par l’éducatrice sexuelle et fondatrice de SEX-ED +, Magaly Pirotte
« Si les messages relatifs à la santé sexuelle des femmes sont autorisés, nous avons des règles concernant la nudité et l’activité sexuelle chez les adultes qui limitent l’affichage de la nudité ou de l’activité sexuelle. » Ça, c’est en théorie. En pratique, faire reconnaître à Meta qu’on respecte ses politiques peut être très compliqué.
Même situation chez LinkedIn. Le jour suivant l’envoi des questions du Devoir, Magaly Pirotte a soudainement récupéré son compte LinkedIn personnel. Elle a recouvré l’accès à son compte professionnel quelques jours plus tard. « Il semble que nous ayons commis une erreur qui a maintenant été corrigée », a répondu Sandya Patel pour LinkedIn. « Je pense que je vais tout de suite ajouter cette dame à mes contacts LinkedIn », a conclu avec humour Mme Pirotte.
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