Il y a des femmes qui se plient de douleur une fois par mois. D’autres qui ne sentent rien. Pour aider celles qui souffrent, certaines firmes et certains pays ont promulgué le congé menstruel, renforçant le préjugé tenace qui associe femme et crises de nerf.
Selon
une étude publiée en décembre 2013, par le Conseil de l’égalité professionnelle
entre les femmes et les hommes, 59 % des femmes se sont un jour entendues dire
: «T’énerve pas, t’as tes règles ou quoi ?». Dans Sang Tabou – un
essai pétillant, richement documenté sur l’impact social et culturel des règles
–, la journaliste Camille Emmanuelle aborde le «problème» sous toutes ses
faces. Que faire quand votre fille les a ? Pour ou contre les fêtes de la
«première lune » (first moon parties) ? Que répondre au crétin qui
vous demande si vous avez vos ragnagnas ? Qu’est-ce que le SPM ? Tout l’intérêt
de son ouvrage c’est qu’il suit le fil rouge (aha) d’un cliché sournoisement
rampant : l’idée selon laquelle la femme est physiologiquement fragile. Surtout
quand elle saigne.
«Elle
est de mauvaise humeur, elle doit avoir ses règles»
Dans
un épisode de la série Dr House, un homme sensible, considéré comme
«trop émotif», se fait remettre à sa place : «Tu veux un tampon ?».
Façon de dire que les comportements de «fille» ne sont pas légitimes dans la
société mâle. Sous-entendu : un homme (un vrai) sait se contrôler. A la
différence de la femme –gouvernée par son corps–,
l’homme garde la maîtrise des choses. Quand il est en colère, par exemple,
c’est forcément une colère rationnelle. Les colères de la femme, en revanche,
ne sont que des prurits. Elle est si fragile. Sa matrice l’ébranle. Ses accès
d’énervements sont d’origine génitale. Sous-entendu : la violence féminine
ne relève pas de la raison, mais d’un égarement cyclique, inscrit au coeur de
son sexe dit faible. Camille cite à ce sujet les propos éclairants d’un
auteur féministe, Jessica Valenti : «Quand des hommes sont en colère, ils
sont pris au sérieux. On suppose qu’ils ont une bonne raison d’être énervés.
Mais il semble qu’à chaque fois qu’une femme a le culot d’exprimer quelque
chose qui ne soit ni chaleureux ni poli, on va dire qu’elle a ses règles ou
qu’elle est folle. Ou alors on va se moquer d’elle (“calmez-vous, ma jolie”) Il
semble que les femmes n’aient juste pas le droit d’être franchement énervées.»
«Are
you on the rag», «T’as tes règles ?»: Lapalissade
Camille
Emmanuelle souligne qu’il existe, en matière d’émotions, une lecture fortement hiérarchisée selon les
sexes : «La colère de l’homme est rationnelle, contrôlée, et légitime,
toutes ces valeurs étant traditionnellement associées à la virilité. Mais la
colère de la femme, elle, serait de moindre valeur, moins importante, et plus
risible, car elle serait liée à ses règles, et à sa biologie». Lorsqu’on
veut minimiser et ridiculiser les émotions de l’autre, on a donc souvent
recours à la petite phrase… «T’as tes règles ?». Il n’y a pas de pire
moyen de faire taire quelqu’un, confirme l’auteur Stéphane Rose : «C’est une façon d’avoir
le dessus dans une discussion conflictuelle sans aborder objectivement le
conflit. Dire ça à une femme, c’est un peu comme lui dire “ta gueule”,
finalement. C’est avouer qu’on n’a pas d’argument, et obtenir gain de cause en
passant par l’humiliation. Bref, c’est pas très glorieux.» Camille
Emmanuelle mentionne au passage le fait que Trump ait eu recours, le 7 août
2016, à ce genre d’argument contre une journaliste. Pour l’artiste américaine,
Sarah Levy, «Le fait qu’il pense qu’il puisse utiliser le système reproductif
féminin, un fait biologique, pour mépriser les femmes et nier leur
intelligence, est un gros problème, contre lequel il faut protester.»
La figure de la «chieuse» : le diable porte des tampons
Oui,
il faut protester. Mais là où le bât blesse, c’est qu’un certain nombre de femmes souffrent lors de leurs cycles, se portent mal ou dépriment sans jamais oser se
plaindre, de peur qu’on les enferme dans la case «nana» (traduction = chichis). Pas facile
de gérer les Syndrômes Pré-Menstruels (SPM) lorsqu’on est féministe, avoue
Camille Emmanuelle : «Cette représentation culturelle autour de la femme
insupportable quand elle saigne, cette figure de la “chieuse”, répétée à l’envi
dans la sphère publique depuis des siècles, a un impact sur nos propres
représentations, en tant que femmes. C’est une figure repoussoir, que l’on a
totalement intériorisée. Qui veut être cette femme-là, cette hystéro de
service, cette “furie” ? Personne. Alors que fait-on ?» Le problème est
pire encore lorsqu’il touche à la législation. «Le congé menstruel, bonne idée
ou fausse bonne idée ?», demande l’essayiste, qui opte pour la
voie du milieu. «Je ne dis pas que les femmes doivent être traitées
différemment parce qu’elles ont leurs règles. Mais elles ne doivent pas non
plus pour autant cacher leur douleur ou leur inconfort.»
UN CLIP DE STROMAE «Rendez-vous aux prochaines règles»
La
reconnaissance des douleurs mensuelles comme «avancée sociale»… ?
Le
«congé menstruel» est déjà en application dans plusieurs pays, et pas forcément pour de bonnes raisons (1). Au Japon, les employeurs peuvent accorder un “congé physiologique” (seirikyûka, 生理休暇), mais il n’est généralement pas rémunéré. En Zambie, les femmes ont droit à un jour de congés payés par mois, de même qu’en Corée du Sud (un jour par mois). En Indonésie, c’est deux jours par mois. A Taïwan : trois jours par an.
Le débat atteint maintenant les pays d’Europe.
En Italie, un projet de loi autorisant les femmes à prendre trois jours de congés payés en cas de douleurs est à l’étude : il a été déposé en mars 2017 par quatre élues du Parti démocrate. Les “pour” applaudissent ce qu’ils présentent comme un progrès (2). Les “contre” craignent qu’une telle loi pénalise les femmes sur le marché du travail : quels employeurs se risqueraient à embaucher une personne susceptible d’être absente trois jours par mois ? Sans compter que «cette mesure renforce
les préjugés au sujet du corps des femmes», souligne Camille Emmanuelle citant
fort à propos une chef d’entreprise française, Marie Donzel, qui n’a
«strictement aucune envie de voir conforter au travers de la reconnaissance
d’une incapacité à travailler des femmes qui ont leurs règles, la foule des
préjugés ordinaires sur l’irritabilité, l’émotivité et in fine la faiblesse
prétendument intrinsèque d’un sexe qui serait, malgré lui, dépendant de ses
aléas hormonaux et poserait des problèmes spécifiques au monde du travail.»
… ou comme renforcement des préjugés sexistes ?
Combien de femmes sont handicapées par les
menstrues ? S’il faut en croire certaines études anglo-saxonnes, comme celle-ci qui date de 2012 : «La dysménorrhée [les règles douloureuses] est très commune mais elle peut être sévère au point d’interférer avec des activités quotidiennes chez 20% des femmes». Phrase pour le moins sybilline : que signifie «interférer» ? Camille Emmanuelle se veut plus précise : «Les douleurs menstruelles (dysménorrhées) touchent de 50 % à 80 % des femmes
fécondes, selon le groupe d’âge. Parmi elles, de 5 % à 15 % des femmes sont
suffisamment incommodées pour devoir modifier leurs activités quotidiennes
(repos forcé, absentéisme scolaire ou professionnel).» Difficile, cependant, d’évaluer le nombre de femmes que la souffrance rend invalides… Ces résultats d’étude aux fourchettes un peu larges soulèvent par ailleurs un autre questionnement : est-il normal qu’une femme souffre au point de ne plus pouvoir travailler ? Les souffrances imputées aux règles ne viennent-elles pas, en réalité, de dysfonctionnements encore mal connus du monde médical ? Il y a 10 ans, la plupart des médecins ignoraient l’existence de l’endométriose et prescrivaient des antalgiques, avec une pointe de fatalisme : «C’est normal d’avoir mal, vous savez»… En 2017, que savons-nous vraiment de ces douleurs qui frappent le corps humain sans cause apparente ?
Pourquoi penser que la femme «doit» souffrir de ses règles ?
Accorder des congés menstruels, c’est certainement répandre la croyance selon laquelle les règles sont forcément douloureuses. Ne serait-il pas plus pertinent d’identifier les maladies qui se cachent peut-être à l’ombre des cycles hormonaux ? Ainsi que le souligne très
justement Marie Donzel, l’expression même «congé menstruel» ne peut qu’encourager les pires amalgames, surtout «dans le contexte des
mentalités actuelles qui confondent de véritables et parfois terribles
souffrances (endométriose, douleurs, SPM grave) avec des stéréotypes sexistes
(hystérie, sexe faible, petite nature, etc.)» Camille Emmanuelle approuve : il serait contre-productif «qu’on “ré-essentialise” la femme, qu’on la limite à sa
biologie, qu’on mette l’accent sur sa “faiblesse naturelle” plutôt qu’on
valorise sa force et ses compétences.»
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A LIRE : Sang tabou, essai intime, social et culturel sur les règles, de Camille Emmanuelle, éd. La Musardine.
NOTES
(1) Il semblerait que si, en Asie, on accorde des congés menstruels, ce soit en vertu d’une croyance liée à la fécondité : «Les femmes qui ne se reposent pas pendant leurs règles auront des difficultés en termes de grossesse plus tard» (Source : «Thanks, but We Will Pass on Paid Menstrual Leave», article de Kate Waldman, dans Slate, 16 mai 2014). En d’autres termes : ces congés seraient accordés aux femmes parce qu’elles sont considérées avant tout comme des génitrices.
(2) En mars 2016, la société
anglaise Coexist laisse ses employées
s’absenter si elles souffrent de règles douloureuses. L’une de ses dirigeantes
explique : «Bien qu’elles souffrent profondément, elles se sentent coupables
à l’idée de rentrer chez elles car elles n’osent pas se définir comme
souffrantes uniquement en raison de leurs règles. Et cela, c’est injuste.»
POUR EN SAVOIR PLUS SUR LES REGLES : «Est-il normal d’avoir mal ?» ; «Miracle du sang : St Janvier, patron des menstrues» ; «Retard des règles : peur et tremblements» ;
«Pourquoi les femmes indisposées ratent la mayonnaise» ; «Pardon chéri, je suis souillée»