Vous trouverez ici mon premier article définissant le terme féminicide.
Je suis partie du constat suivant : les media français se sont rapidement emparés du terme de féminicide alors qu’a contrario ils peinent toujours à simplement décrire des violences sexuelles, qui sont souvent décrites sous forme de périphrases (« le père entra dans la chambre et referma la porte » pour qualifier un inceste par exemple).
Lorsque nous, féministes, interpellons les media pour des formulations que nous jugerons hasardeuses, nous sommes souvent renvoyées qu’ils seraient journalistes (et donc objectifs) alors que nous serions militantes (et donc par essence subjectives). Au-delà du vieux débat sur l’impossible objectivité journalistique (traiter ou ne pas traiter une information est déjà de la subjectivité), je me suis donc étonnée que l’emploi d’un terme profondément militant comme « féminicide » ne leur pose pas de problème alors qu’une simple description de violences sexuelles était beaucoup plus difficile à obtenir.
J’ai donc essayé de comprendre ce qui se jouait dans l’appropriation journalistique du terme de féminicide.
Le terme de féminicide n’est pas un terme simple et qui à la fois un outil descriptif mais aussi militant. Revenons au terme qui a servi à le penser, celui de génocide. Lorsque le juriste Raphael Lemkin crée le terme de génocide, il souhaite à la fois qu’un terme existe pour nommer ce qu’il se passe (le massacre organisé et planifié de la population juive d’Europe) et qu’on puisse un jour utiliser ce terme pour juger ce qu’il s’est passé puisqu’une justice internationale humanitaire est en train de se mettre en place. Le terme « crime de masse » existe déjà à l’époque et on pouvait objecter qu’on allait créer deux types de crimes (génocide et crime de masse) comme si l’un était plus grave que l’autre. Lemkin va œuvrer pour que le terme de génocide apparaisse dans les instances internationales. A Nuremberg on lui préfèrera le terme de « crime contre l’humanité » mais Lemkin réussira à ce que le terme soit utilisé par l’ONU dans sa résolution de 1946. Vous trouverez ici le résumé de la controverse entre Lemkin et Lauterpacht sur le terme de génocide qui permet de comprendre en quoi le terme de génocide n’est pas qu’un simple outil descriptif mais aussi un terme militant (ce qui n’enlève rien, répétons-le à la réalité d’un génocide). On différencie désormais les termes de « crime de masse », de « génocide » et de « crime contre l’humanité » par exemple. Le terme de génocide, s’il est entré dans le langage courant, reste un terme militant puisqu’il passe par la reconnaissance que des crimes de masse ont été commis dans l’intention d’annihiler un peuple tout entier. On peut constater que beaucoup œuvrent à nier le caractère génocidaire (donc massif et prémédité) d’un crime de masse.
Le terme féminicide est né de la réflexion de féministes qui considéraient qu’une femme peut être tuée parce qu’on est une femme et s’est construit en réfléchissant au terme de génocide. Il n’a rien à voir avec les termes infanticide, parricide et régicide qui sont des termes uniquement descriptifs. Le terme féminicide est donc à la fois un terme descriptif (une femme est morte) et militant. Militant parce que les féministes désirent à la fois que
- les raisons de ce meurtre en particulier soient connues
- le féministes estiment que ces raisons s’inscrivent dans une organisation sociale générale nommée patriarcat où les hommes ont tout pouvoir sur le corps et la vie des femmes.
Le féminicide reste très mal compris par beaucoup de gens. En effet si à peu près tout le monde comprend qu’il existe des gens qui en haïssent assez d’autres pour les assassiner en raison de leur couleur de peau, leur orientation sexuelle ou leur religion (ce qui n’empêchera pas pour autant de nier le caractère raciste ou homophobe d’un assassinat), le féminicide échappe à cette compréhension puisque l’auteur d’un féminicide est un homme hétérosexuel donc censé aimer les femmes. Le terme de féminicide a d’ailleurs suscité des controverses au sein même du mouvement féministe ; la féministe mexicaine Marcela Lagarde a déclaré que pour elle le terme « féminicidio » impliquait qu’il y ait une complicité de l’état et de la police dans l’impunité des auteurs de féminicide. La créatrice du terme Diana Russell s’est opposée à cet ajout. Vous retrouverez ici les raisons qu’elle donne à cette opposition.
Avant de donner une définition simple du terme de féminicide voici les 4 grands types de féminicides définis par l’Organisation Mondiale de la Santé
- le féminicide « intime » ; lorsqu’une femme est tuée par son conjoint ou son ex conjoint parce qu’elle est sortie des stéréotypes de genre et qu’elle a une conduite considérée comme indigne d’une femme respectable. Ce sont l’immense majorité des féminicides en France. Les raisons peuvent être les suivantes ; quitter son mari ou vouloir le faire (ou qu’il le croit), s’habiller d’une manière qu’il va juger inappropriée, faire des tâches dites féminines (ménage, cuisine etc) d’une manière qu’il va juger mauvaise.
- le crime « d’honneur ». Une femme peut être tuée lorsqu’elle transgresse des traditions (adultère, être violée, grossesse hors mariage, relations sexuelles hors mariage, fréquenter un homme d’une communauté jugée indésirable etc).
- le féminicide lié à la dot. Un femme dans certains pays doit apporter des biens matériels à la famille de son mari lors du mariage. Des conflits peuvent naitre sur le montant de ces biens et conduire à son meurtre.
- le féminicide non intime. Lorsqu’une femme (ou plusieurs) est tuée par un inconnu pour des raisons liées à des stéréotypes de genre
- refuser des relations sexuelles à un inconnu
- estimer que les femmes ruinent la vie des hommes (Marc Lépine à Montréal)
A titre personnel, j’ajouterais à ces types de féminicides, toutes les morts évitables de femmes parce que la vie des femmes n’est pas considérée comme assez précieuse pour être préservée. On pourrait donc considérer comme féminicides, toutes les morts dues aux mutilations sexuelles féminines, aux accouchements dus à une grossesse trop précoce, aux accouchements dans des conditions d’aseptie insuffisantes alors que le pays a la possibilité d’offrir aux femmes des conditions correctes etc.
Le féminicide est donc le fait de tuer une femme parce qu’elle sort des stéréotypes de genre et ne se comporte pas comme une femme devrait se comporter. On peut y rajouter, pour le cas des féminicides liées à la dot, que certaines féminicides sont liés au fait que l’existence d’une femme est en tant que telle un problème (parce qu’elle va couter cher donc on l’élimine à la naissance, parce qu’elle n’apporte pas assez d’argent lors d’un mariage etc).
Croire qu’il existe des féminicides est donc croire qu’il existe des stéréotype des genre et qu’on peut tuer lorsqu’ils ne sont pas respectés. C’est donc je le répète un terme qui oblige à adhérer à pas mal de théories féministes, j’ai donc été assez surprise de voir l’engouement des media pour ce terme.
En janvier 2021 Jean-Marc Reiser déjà condamné pour des viols (et mis en examen mais acquitté pour la disparition d’une femme) reconnait avoir tué une étudiante Sophie Le Tan. Il dit l’avoir fait car elle a refusé de coucher avec lui. Cette raison marque clairement qu’il s’agit très probablement d’un féminicide ; Reiser estime que les femmes ont des devoirs envers lui et doivent se comporter d’une certaine manière. Il les viole/les tue lorsqu’elles ne le font pas. Je n’ai trouvé aucun journal qui parle de féminicide. On pourrait arguer que les journaux attendent le procès pour se faire mais cette précaution là n’est pas prise lorsqu’il s’agit d’une femme tuée par son conjoint ou ex conjoint.
Toujours en janvier, nous apprenons que le tueur en série Jacques Rançon sera jugé en juin pour le viol et le meurtre de Isabelle Mesnage. Rançon a déjà été condamné pour des viols, meurtres et tentative de viol sur plusieurs femmes. Les raisons de son passage à l’acte sont connues ; il demande à des femmes inconnues de coucher avec lui, elles refusent et il les viole et/ou les tue. Là encore le terme de féminicide n’a pas été employé pour décrire ses actes.
Si nous recherchons des affaire où les auteurs étaient inconnus des victimes ; Elodie Kulik, Laetitia Perrais Victorine Dartois etc le terme de féminicide n’est quasiment jamais employé.
Je me suis alors rendue compte que le terme de féminicide était désormais employé dans la presse comme un terme descriptif pour qualifier le meurtre d’une femme par son conjoint ou son ex conjoint. Or il existe un terme précis pour définir cet acte ; uxoricide.
Pire je me suis rendue compte que certains media, l’AFP en tête, avait décidé de leurs propres règles pour comptabiliser les féminicides. D’emblée il a été décidé de ne comptabiliser que les meurtres par conjoints. On pourrait arguer qu’ils constituent l’immense majorité des féminicide mais ils n’en constituent pas la totalité qui plus est cela participe à vider de sa substance le terme féminicide. Je lis ainsi « l’enquête a montré que la femme et son meurtrier n’ont jamais eu de relation intime ». Cela vise donc à écarter toutes les femmes tuées par des hommes inconnus ; ou si les termes « relations intimes » implique une relation amoureuse/sexuelle, toutes celles n’ayant aucune relation de cette sorte avec leur meurtrier. D’autres media ont écarté les meurtres où la victime était malade et où par exemple le meurtrier s’est suicidé ensuite. Chez les auteurs masculins, la tranche d’âge la plus représentée dans les meurtres par conjoint, est 70 ans et plus. Leur premier motif est la maladie et la vieillesse de l’autre. L’immense majorité des aidants familiaux sont des femmes et pourtant cela conduit à peu d’homicides. Il y a donc sans nul doute une dimension genrée dans le fait de supporter ou non la maladie de l’autre et d’y mettre fin par le meurtre ou l’assassinat. Et nier les raisons sexistes qui ont précédé ce meurtre conduit au non emploi du terme féminicide.
Le terme féminicide est désormais employé par tous les media français mais il a été vidé de sa substance militante pour devenir un simple outil descriptif ; le meurtre d’une femme par son conjoint ou son ex conjoint. Se faisant les media oublient opportunément de décrire les mécanismes structurels qui conduisent au féminicide et plus précisément au féminicide conjugal.
Cette dépolitisation du terme « féminicide » participe au féminismwashing de bon nombre de media, qui entre deux enquêtes sur les féminicides, peuvent se sentir autorisés à publier des lettres de violeurs et des tribunes masculinistes. Pire cela sert indirectement le gouvernement et sa (absence de) politique en la matière. En réduisant le nombre de féminicides à peau de chagrin, on peut aisément en conclure que les trois mesurettes sans ambition adoptées portent leurs fruits.
Si nous pouvions nous réjouir qu’il ait désormais remplacé le fameux « crime passionnel », nous devons pour autant rester vigilantes à ce qu’il ne devienne par un simple outil descriptif. Un féminicide n’est pas que le meurtre d’une femme par son conjoint ; il décrit également tout le mécanisme d’appropriation des femmes par les hommes, dans le patriarcat, nommé hétérosexualité, qui les conduit à avoir droit de vie et de mort sur elles (et vous comprendrez au vu de la levée de boucliers que ne va pas manquer de susciter cette dernière phrase) qu’il est curieux que les media se soient emparés d’un terme aussi fort que féminicide.
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