Il y a des mots en colère qui donnent envie, comme ceux de l’écrivain Erik Rémès, qui publie – avec Le 21e SEX – un pamphlet traversé par la fureur de tout casser : les culs autant que les conventions. Erik Rémès est un des derniers gays terroristes de la bande à Dustan. Interview.
«Un roman de Rémès, on sait très vite qu’on va se prendre un petit pavé dans la gueule». Voilà comment l’écrivain Thierry Desaules annonce la sortie du nouveau roman d’Eric Rémès (1), «Le 21e SEX» qui, effectivement, frappe fort, avec une verve frénétique, rageuse et haletante. «Le 21e SEX» : voyage au bout des nuits fauves. Plus qu’un roman d’amour initiatique sous speed c’est une analyse sans concession de notre société viciée par l’auto-censure, une société au sein de laquelle même ceux qui, habituellement, «dérangent» ne font plus de vagues : les gays seraient-ils devenus conventionnels et bien-pensants ?
Que pensez-vous des hétéros ?
«Les hétéros, c’est un peu comme les caricatures d’Américains : ils parlent forts, sont vulgaires, ont des goûts de chiottes, sont persuadés de leur supériorité et nous inondent de leur burger culture. Tout est créé pour eux : lois, institutions, imaginaire, etc. L’hétéroland, c’est Euro Disney sous apartheid : tout est fait pour les familles et les mouflets. Et les homos s’y retrouvent stigmatisés. L’homophobie est loin d’avoir disparu. Au contraire, on l’a vu avec le fascisme de la Manif pour tous : «Les PD au bûcher ». Et pourquoi pas : «Les hétéros au bûcher» ? On se prend en pleine gueule notre putain de différence.»
C’est quoi «votre» différence ?
«Un homo doit lutter pour exister. Il est en soi une insulte à la norme dominante.»
Pensez-vous qu’on choisit sa sexualité ?
«Je crois plutôt qu’on la subit. Mais on la subit passivement chez les hétéros. Cela va de soi. C’est beaucoup plus complexe pour les gays. Cela demande une affirmation souvent douloureuse. Un jeune noir ou un juif est accompagné par sa famille qui a subi elle aussi des discriminations. Chez un gay, la famille même est hostile. Un gay naît en territoire occupé hétérosexuel. Il devra se battre pour être homo.»
Quand et comment avez-vous su que vous étiez gay ?
«J’avais douze ans. Je cherchais mes premiers contacts avec des hommes. J’avais honte de moi, de mes désirs. Honte d’être pédé. À cette époque-là, les années 70 d’une France pompidolienne, la fierté gay n’existait pas encore. Être pédé c’était mal (ça l’est toujours d’ailleurs qu’on le veuille ou non). Être un enculé, une abomination.
J’habitais une ville de province, Montpellier. Il fallait se rendre près du lycée Joffre, dans de petits bosquets, la honte au ventre. L’amour y était anonyme. La sociabilité gay s’éclairait de vieux lampadaires.
Plus tard, vers 14 ans, j’entrais dans le premier bar homo de la ville. Ça a été un choc pour moi de voir tous ces homos parler ensemble. Là-bas, je me sentais libre, moi-même. Pour la première fois, les homos de la cité (à l’époque les «gays» n’existaient pas encore), pouvaient se rencontrer à l’abri de quatre murs.
Dans les années 70, on avait peu de repères, peu de représentations de l’homosexualité. Pas de médias, mis à part des revues de danse homoérotique ou de bodybuilding sur lesquels je me masturbais en cachette. Pas de lieux à nous, pas de séries à la télé avec des gays récurrents, même ridicules.
Un jour, dans la rue, je suis tombé sur l’affiche du film «Race d’Ep» de Lionel Soukaz et Guy Hocquenghem. C’était une des premières fois que je voyais une représentation invoquant clairement l’homosexualité. Ça me semblait extrêmement positif.
À la maison, ça ne se passait pas bien. Mon père, absent, en Afrique, m’avait laissé avec une mère ultra-possessive. Quand elle apprit, par hasard, en fouillant mes affaires, mon homosexualité, elle devint littéralement dingue : elle me traita de folle, de tapette, de sale pédé, me gifla et me frappa encore. Elle appelait les flics dès que je voulais sortir. Elle mit des barreaux aux fenêtres.
C’est à ce moment-là que se concrétisa en moi l’idée d’être un jour libre. Que personne n’entrave mes désirs. C’est plus tard, à 24 ans, après avoir même essayé d’être un hétéro normal, que je décidai d’être vraiment gay. On ne naît pas gay, on le devient. Par construction culturelle. Je montais à Paris pour vivre mon homosexualité et mes déviances flamboyantes au grand jour. J’y rencontrais l’émancipation en marche, ainsi qu’un vilain petit virus. La révolution gay était en cours et je voulais y participer. J’ai appris peu à peu la fierté d’être moi-même : pédé, enculé, séropo et même barebackeur. J’ai voulu être libre et que rien ni personne ne m’entrave.»
Pour vous, «être» homo relève donc de l’acte subversif ?
«L’homosexualité est une subversion de l’hétérosexualité. Elle est un lieu idéal de déviance et de création. Elle questionne en creux la norme dominante. C’est là tout mon travail d’écrivain underground : dire merde à l’hétérocratie.»
Les hétéros sont-ils/elles, par opposition aux homos, des personnes conformistes ?
«Oui en effet. Je tiens cependant à préciser que j’ai beaucoup d’amis hétéros et que je les trouve fort sympathiques et drôles. S’ils ne sont pas trop visibles. J’ai beau avoir de la compassion et de la tendresse pour les hétéros, parfois ils m’énervent, eux et leur prétention, leur fatuité, leur obscène normalité. Leurs images de couples omniprésentes et l’hétérorisme de leur idéologie dominante, m’ennuient. Heureusement, le modèle hétéro a fait long feu et s’effondre : explosion des familles, divorces en pagaille, familles homoparentales. Gageons que le mode de vie gay, par les nouveaux modèles qu’ils proposent, apportera réconfort et espoir à ces pauvres hétéros en peine crise de sens et de représentation.»
Faut-il se réjouir que les homos obtiennent des droits similaires à ceux des hétéros ?
«Il y a des militant(e)s qui déplorent le fait que les homos se fondent dans la norme dominante… Mais c’est tout le contraire : nous avons retourné la norme, de l’intérieur. Maintenant, nous pouvons nous marier en mairie. Nous adoptons des enfants. Les fabuleux progrès de la science (PMA, procréation médicalement assistée, et GPA, gestation par autrui) nous permettent d’avoir notre propre progéniture… La reproduction n’est plus le monopole des hétéros. Et tant mieux. La raison d’être des hétéros – assurer la survie de l’espèce – constituait jusqu’ici leur atout biologique. C’était aussi l’argument fondateur des homophobes : «impropre à assurer le renouvellement des membres qui composent la société, l’homosexualité est, par nature, un comportement mortel pour la société. Il n’y a donc pas de raison pour que la société accorde au couple homosexuel, au-delà de la liberté de vivre sa vie, des droits spécifiques» dixit Jean-Luc Aubert, conseiller à la Cour de cassation. Recueil Dalloz.»
Vous êtes pour le mariage des homosexuel ?
«C’est une des plus grandes avancées de la communauté homo et de la société civile hétérosexuelle depuis le droit à l’avortement. Il fallait se battre pour l’obtenir. Je suis marié depuis la promulgation de la loi et j’en suis très fier. On doit viser la destruction de la norme dominante hétérosexuelle. Cette loi, politiquement, je suis pour, parce qu’elle défait l’hétéronorme. Mais moralement…»
Mais moralement… ?
«Moralement, je suis contre.»
Pourquoi ?
«Parce que la normalisation est à double-tranchant. Avec l’avancée de leurs droits, les gays deviennent trop souvent intégrationnistes. Les transpédégouines sont de plus en plus hygiénistes et aseptisés. Les gays seront-ils bientôt aussi ennuyeux et fades que les hétéros ?»
Vous avez peur de devenir ennuyeux ?
«Il faut s’interroger sur l’homonormalité, cette nouvelle race de pédé qui ne rêve qu’à l’adoption, au mariage civil et religieux et à une gentille vie rangée qui ne ferait pas de vague. Pour un pédé radical comme moi, c’est à s’en crêper le chignon. La conquête du pouvoir gay passe par un bonne image, aussi bien à la société - qu’il faut rassurer - qu’aux gays - qu’il faut séduire. Flatter une minorité sans déplaire au plus grand nombre : nous voici en plein politiquement correct.
Après des années de lutte pour faire entendre leur différence et reconnaître leurs droits, beaucoup d’homos aspirent aujourd’hui à vivre comme tout le monde, un conformisme pas forcément du goût de tous, et qui ne signifie pas la fin de l’homophobie dans notre société. On assiste de nos jours à une lobotomie de l’homosexualité. Heureusement, il reste encore quelques folles radicales.»
Comment faire pour empêcher «l’embourgeoisement homosexuel» ?
«Le Sida, le Pacs, la loi contre l’homophobie, et maintenant le mariage gay et le droit à l’adoption sont pour beaucoup dans la reconnaissance et… l’anesthésie des pédés. Bien sûr, le mariage pour tous est une avancée fantastique en termes de droits et de visibilité. Mais cette institutionnalisation des gays et lesbiennes va de pair avec une uniformisation/intégration/indifférenciation dommageable. Les homos comme de nombreuses minorités demandent l’égalité des droits. Dans ce contexte, tout ceux qui dérangent ce processus d’intégration – ceux qui pourrait faire peur au camp majoritaire des hétéros – constituent une menace : les gays hypersexuels, les barebackeurs, les folles, etc. Ceux-là sont rejetés au sein de leur propre communauté…
Il faut se défaire de cette monomanie hétérote de la conformité ; cette tristesse du quotidien engluée dans une vision manichéenne du bien et du mal, du normal et de l’anormal. Le droit à l’indifférence, oui, si on ne perd pas de vue le droit à la différence. L’homosexualité se doit de rester subversive, iconoclaste et créative. Elle doit être la mouche du coche d’une société chloroformée. C’est à elle de proposer des modèles alternatifs et innovants (notamment de vie, sociaux, amoureux et de couples) contre l’atavisme straight : métro, boulot, hétéro»
Que craignez-vous le plus ?
«Une homosexualité à la Big Brother, quasi réactionnaire. Les gays sont parfois des censeurs de première, prompts à stigmatiser l’homo qui sort du rang ou qui donne une mauvaise image de la «communauté». Les voilà homoflics. Ils n’acceptent plus les discours déviants et alternatifs. Ils deviennent répressifs et participent à l’avènement d’un monde qui emprisonne les mots et les idées. Impossible de rien dire sur les juifs, ni critiquer le sionisme, sans être traité d’antisémite. Impossible de critiquer l’intégrisme religieux islamique sans être traité d’islamophobe. Impossible de parler des «pédés» sans être traité d’homophobe. Or, les gays sont loin d’être parfaits… Les prétentions de certains à gommer tous défauts sont nuisibles.
Ne soyons pas trop sages, cela risque de nous perdre. Les gays ne devraient pas donner une image trop consensuelle de folles aimables et propres sur elles. L’intégrationnisme à tout va des homos de ces dernières années, même et surtout s’il apporte de remarquables avancées, ne doit pas faire perdre de vue que l’homosexualité est avant tout diversité.»
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A LIRE : Le 21e SEX d’Érik Rémès, Éditions Textes Gais. Disponible dans toutes les librairies numériques (Amazon, iBookstore d’Apple, Fnac…). La version papier ne se trouve qu’à la librairie Les mots à la bouche à Paris et sur leur site.
NOTE (1) Érik Rémès, écrivain et sexologue, né en 1964, ancien journaliste à Libération, Nova Mag et Gai Pied, est titulaire de maîtrises en psychologie et en philosophie. Il a publié douze ouvrages dont Je bande donc je suis, Serial fucker, journal d’un barebackeur et le Guide du sexe gay.
ILLUSTRATION : Antoine Bernhart, peintre des apocalypses somptueuses.