Il y a deux ans aujourd’hui ma mère est morte. J’ai documenté ici même mon deuil y a deux ans, avant tout pour moi, parce qu’écrire et publier m’a fait retrouver le sommeil, mais j’avais constaté avec étonnement l’infini nombre de réactions positives face à ce texte.
Pendant une quinzaine d’années, je n’ai pas pu traverser tranquillement les 15 jours précédant le jour anniversaire du suicide de mon père. Je les passais dans une sorte d’hébétude, à coups de lexomyl et j’émergeais le 15 mai dans une gueule de bois mémorable. Je ne savais plus année après année d’ailleurs si j’étais réellement triste ou si je créais cette tristesse en ayant peur de la ressentir ; foncer dans le mur en ayant peur de l’affronter au fond.
Il y a quelques temps, je me suis étonnée sur twitter de voir des gens parler de leurs proches disparus en soulignant tout ce qui les leur rappelait. Je sais qu’il n’y a pas un deuil similaire mais il me perturbait profondément de voir que je ne pensais réellement jamais à ma mère. Je l’ai gommée de ma vie c’est comme si elle n’avait jamais existé. J'ai effacé son numéro de téléphone dans la demi-heure qui a suivi son décès par exemple. Je me demandais, comme souvent, si j’étais « bien normale » (même si on sait que cette expression a gagné plusieurs prix dans la catégorie "expression la plus con de l’année") .
En vrai je mens un peu. Le rappel que ma mère est morte, que je suis désormais orpheline (je pouffe un peu en écrivant ça, une orpheline c’est pour moi une petite fille dans un pensionnat tenu par une dame très méchante mais non c’est juste quelqu’un qui a perdu ses deux parents) me revient parfois comme un brutal coup de rasoir dans le corps. Les cerises que je cueille et qui me rappellent une discussion avec ma mère, un produit encaustique que j’utilise et dont ma mère faisait une consommation effrénée, un chignon blond dans le métro, quelqu’un qui se plaint de sa mère et moi qui aimerais me plaindre de la mienne. A chaque fois la douleur revient, brutale inattendue, comme une coup de couteau et d’autant plus violemment qu’on ne s’y attend pas, parce que ce n’est pas systématique. Ce n’est pas à chaque cerise que je pense à ma mère sinon la solution serait simple ; je les bannirais de ma vie.
Je n’ai pas pu me me préparer à la mort de mon père ; tout à l’heure j’en ai parlé comme d’un assassinat. Mon père a assassiné mon père ai-je dit. L’image n’est pas fausse dans mon esprit ; lui avait probablement, possiblement prémédité son geste et j’en veux autant à l’auteur que la victime me manque même si c’est la même personne. Ce qu’on pleure dans un deuil, au-delà de l’absence ce sont les regrets, ou on fantasme plutôt ce qu’aurait été notre relation si la personne avait vécu plus longtemps. Et logiquement plus la personne a longtemps été absente de notre vie, plus elle en a raté. J’étais perdue à 24 ans quand mon père est mort, entre alcool et drogues, et fêtes, et dangers. J’aurais aimé qu’il voit que tout compte fait, ça va. Je me leurre en me disant que peut-être il aurait été fier de moi. Parfois je me dis que cela a du bon qu’il soit mort car ça m’évite d’innombrables engueulades douloureuses sur le féminisme avec lui.
J’en avais presque le double à la mort de ma mère mais il reste toujours des regrets ; ai-je été une assez bonne fille ? (non) A-t-on pu régler nos comptes comme dans ces téléfilms américains qui m’obsèdent, où une américaine brushingée au teint de rose se meurt élégamment entouré de ses enfants à qui elle prodigue amours et conseils qui leur serviront toute leur vie ? Non nous n’avons rien pu régler et ma mère est partie avec mes regrets, mes colères et mes questions.
J’aimerais vous dire qu’on va mieux après deux ans et le fait est que c’est vrai. On va mieux. Mais – tout en n'étant pas con au point d’attribuer des maladies physiques au chagrin – je ne peux m’empêcher de penser que les deux entorses majeures que j’ai eues cette année ont quelque chose à voir avec tout ça. Un charlatan à la con dirait qu’une rupture du ligament est symptomatique d’une scission entre deux êtres et d’un deuil. Je vous dirais simplement que j’ai tellement voulu m’épuiser pour éviter de penser que mon corps s’est tout bonnement épuisé et a dit stop, juste d’ailleurs avant une fracture de fatigue. Faites attention à vous si vous êtes dans ce cas là (si vous êtes en mesure de le faire bien sûr). C’est marrant je me suis prise une semi shitstorm sur twitter en parlant du sport comme d’une addiction dangereuse ; et pourtant pour avoir tenté de faire un deuil en faisant beaucoup de sport, je peux vous dire que cela n’est pas l’idée du siècle, vraiment. J’aurais presque envie de vous dire, si vous avez/devez affronter un deuil de voir un psy, mais ca serait peut-être malvenu puisque j’ai été incapable de le faire.
Depuis 15 jours donc, j’allais mal. Sans comprendre pourquoi. Il faut dire qu’entre le covid, le chômage, ma perception du temps est un peu altérée. Et hier, je me suis retrouvée sidérée de douleur dans la rue et j’ai regardé la date, consulté l’acte de décès de ma mère (oui je n’arrive pas à retenir la date, voir l’année de sa mort) et puis j’ai compris, cette tristesse diffuse, ce malaise, cette agressivité permanente. J’étais pile deux ans après les jours les plus difficiles de ma vie et je les avais presque oubliés. Alors que j'avais pensé des années à me préparer aux 15 jours précédant l'anniversaire de la mort de mon père, j'avais presque oublié celui de ma mère jusqu'à ce qu'il me rattrape de la façon la plus brutale qui soit, en me pliant littéralement de douleur et de chagrin en plein Paris.
J’ai alors fait ce que je fais toujours ; pris une décision, radicale, impulsive, et en 1 heure j’avais trouvé un tatoueur qui m’a tatoué les doigts. Ma mère aurait tellement détesté ca. Cela 20 ans que je veux le faire et j’hésitais car rationnellement pour trouver un emploi ce n’est pas l'idée du siècle. Et sans doute que c'est convenu, sans doute que c'est un peu pathétique, sans doute plein de choses mais la douleur physique ressentie m'a calmée, les mots gravés illustrent à merveille la relation que j'entretiens avec ma mère et ils sont suffisamment visibles pour l'instant pour que je ne les oublie pas. C’est rigolo parce qu’une personne sur twitter s’est permise de me dire que « les tatouages sur les doigts ça s’efface » et en vrai, vu qu’ils ont symbolisé mon infinie tristesse et ma rage si un jour ils s’effacent, j’y verrai quelque chose de pas forcément négatif.
Je ne sais pas où ce texte va – ni s’il doit aller quelque part – mais la première fois il n’allait pas plus droit et certains d’entre vous l’avaient trouvé utile, j’espère qu’il en sera de même ici et sinon bah tant pis… quelques traces de plus sur Internet.
Prenez soin de vous.
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