Si le français de 2015 s’évertue à rendre invisible le genre féminin, il n’en a pas toujours été ainsi. Il est temps de re-féminiser la langue française !
Le féminin est «tout ce qui ne laisse pas de traces», écrit Virginie Despentes dans son essai King Kong Théorie (2006). Et en effet, qui ne se souvient avoir appris à l’école qu’une rime est dite «féminine» lorsqu’elle se termine par un «e» muet ? Pourtant, lorsqu’au XVIème siècle les poètes de la Pléiade tentent d’imposer la prééminence du français sur le latin, de codifier sa poésie et d’enrichir son vocabulaire, la langue française est beaucoup plus égalitaire. Ce n’est qu’au siècle suivant que commence l’offensive pour transformer le français, en faire disparaître des désinences féminines (voire des mots féminins) et affirmer la prétention du masculin à représenter les deux genres. Cette offensive se poursuit jusqu’à l’officialisation, au XIXème siècle, de règles que l’on martèle encore aujourd’hui sur les bancs de l’école, telles que la trop fameuse : «le masculin l’emporte sur le féminin». Si le nom du grammairien Louis-Nicolas Bescherelle (1802-1883) reste associé pour vous aux exercices fastidieux qu’on vous forçait à faire en guise de punition, vous avez aujourd’hui une raison de plus de le haïr : c’est lui qui, avec d’autres, a contribué à établir ces règles. La langue étant une affaire de pouvoir, cette doctrine, infiltrée dans nos cahiers à spirales, a renforcé la domination masculine dans la société tout entière. Pourtant, elle va à l’encontre de l’histoire de la langue française.
Appelons une chatte, une chatte…
Jusqu’à la Renaissance, les noms de charges et de métiers existent dans les deux genres : on parle ainsi d’auteurs et d’autrices, d’officiers et d’officières, de peintres et de peintresses, de juges et de jugesses… Mais ce n’est pas tout ! Par imitation du latin, l’accord de proximité est d’usage : verbe et participe passé s’accordent avec le dernier substantif. C’est ainsi qu’on peut lire chez Racine (dans Iphigénie, 1674) : «mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête». Les participes présents, quant à eux, s’accordent alors en genre avec leur sujet : «mais en vain serez pendante / Toute à mon col attendante mon pardon» écrit un Ronsard sûr de son pouvoir de séduction. Et jusqu’au XVIIIème siècle, le pronom personnel «le» (dit «neutre», alors qu’il est masculin) s’accorde avec le sujet qu’il représente : «j’étais née (…) pour être sage, et je la suis devenue sitôt qu’on m’a permis d’user de ma raison», s’écrie Marceline indignée dans Le Mariage de Figaro (1778) lorsqu’on lui reproche d’avoir eu un enfant illégitime.
C’est la lutte aux finales !
Certain-e-s estiment aujourd’hui qu’une réforme de la langue française serait un bon moyen de lutter pour l’égalité des sexes et de combattre l’infiltration de préjugés sexistes dans la tête de nos chères têtes blondes… et de nos ministres et élu-e-s. On se souvient ainsi du député UMP Julien Aubert qui, en octobre 2014, refusait d’appeler sa collègue socialiste Sandrine Mazetier «Madame la Présidente». Des solutions existent pour re-féminiser la langue française et retrouver les traces disparues de ses anciens usages (voir ci-dessous). Reste à les utiliser, à l’écrit bien sûr, mais aussi à l’oral (ce qui s’avère souvent plus difficile), à les diffuser à l’école, dans les médias… Ce combat n’est ni futile, ni accessoire pour celles et ceux qui considèrent que la langue doit être le reflet d’une société égalitaire, une arme contre les stéréotypes et non un instrument de domination. À leurs yeux, le français doit rendre visible ce qu’on a voulu masquer et être le témoin d’une société qui prend en compte la diversité des genres. Mais quid de la représentation des intersexes et des trans ? La langue française (contrairement à d’autres, comme le suédois) semble malheureusement trop «genrée» et les personnes concernées sont aujourd’hui contraintes de choisir un camp. Mais on peut toujours rêver de la création d’une Pléiade 2.0 œuvrant à un nouvel enrichissement de la langue française, qui témoignerait ainsi d’une évolution des normes et de leurs représentations et rendrait enfin chacun-e visible.
Image : Gabrielle d’Estrées et une de ses sœurs (auteur inconnu, vers 1594)
Photo : Louis-Nicolas Bescherelle
Comment lutter contre le sexisme de la langue ?
Si la règle de l’accord de proximité semble encore difficile à intégrer, tant elle bouscule nos habitudes écrites et orales, elle pourrait bientôt être enseignée à l’école. C’est à quoi travaillent diverses associations et spécialistes, dont la professeure de Lettres et historienne Éliane Viennot (voir interview page 8). D’ores-et-déjà, on peut :
– utiliser les noms de charges et métiers féminins («l’écrivaine Virginie Despentes») ;
– utiliser le déterminant adéquat («Madame la professeure») ;
– privilégier l’alternance en appliquant l’ordre alphabétique («les avocates et les avocats», «les amateurs et les amatrices») ;
– noter le «e» final pour marquer les deux genres («les invité-e-s», «invitéEs» ou «invité.e.s») ;
– utiliser le mot «Madame» plutôt que «Mademoiselle» pour s’adresser aux femmes quel que soit leur âge ou leur statut marital ;
– proscrire les expressions sexistes («c’est bientôt l’heure des mamans»).
Pour plus de suggestions, se référer à la liste des préconisations rédigée par Éliane Viennot et disponible sur son site internet.
Approfondir
Sur son site, la Société internationale pour l’étude des femmes de l’Ancien Régime (SIEFAR), cofondée par Éliane Viennot, répertorie les mots féminins tombés en désuétude suite à la masculinisation de la langue française : amateuse, gentilfemme, philosophesse, tyranne…
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