Michel Canesi & Jamil Rahmani sont originaires des rives nord et sud de la Méditerranée, la Corse et l’Algérie.
Leur premier roman, Le Syndrome de Lazare (éditions du Rocher), parlait d’amour au temps du sida débutant, il a été adapté au cinéma par André Téchiné (Les Témoins).
Avides d’explorer tous les genres littéraires, Canesi & Rahmani ont commis, en 2010, un thriller décalé, La douleur du fantôme (Phébus), profondément français, refusant de sacrifier à la mode ambiante américano-suédoise.
Dans chacun de leurs livres, ils s’attachent à souligner la place de l’art dans nos vies : la peinture dans le Syndrome de Lazare, la danse et l’architecture dans la Douleur du Fantôme, le cinéma dans Alger sans Mozart.
Extrait
Louise
La tragédie de ma vie s’est jouée dans un décor somptueux.
Une ville si blanche qu’elle éblouit dans le soleil, si blanche qu’elle brûle les yeux de ses murs immaculés en procession immobile vers la mer, si blanche qu’elle boit, les jours de pluie, tout le ciel et la lumière.
Des montagnes au loin encerclent la baie et ses collines, bleu sombre au printemps, enneigés l’hiver, obscurcies par les incendies d’été, elles sont frontières ; au-delà, le bled : terres arabes ou berbères, étendues hostiles et meurtrières. La mer, autre frontière, enchâssée dans une baie en cercle parfait, s’évanouit loin vers le nord. Tous les jours, je guette les bateaux qui nous lient à Marseille, à cette France étrangère et lointaine, à ce pays qui s’éloigne chaque jour un peu plus, oubliant qu’autrefois son cœur battait ici.
Face à ma fenêtre, je me souviens…
Des femmes voilées de blanc, assises à même le sol, près de l’église Saint-Charles, main droite recroquevillée, extraite de haïks sales et déchirer, honteuse de quémander.
Fatma - mais s’appelait-elle vraiment Fatma ? - la vendeuse de dioul, accroupie sur une marche d’escalier, de ceux qui descendent très raides au boulevard Saint -Saëns à la rue Michelet, ses feuilles de brick posées sur un linge impeccable, séparées en douzaines d’un bout de papier rectangulaire et pelucheux.
Un douro, elles valaient à peine un douro, une misère !
Maman, pourquoi ne portes-tu pas de voile ?
Rue Michelet, sur la faïence bleue de La Princière - ma pâtisserie préférée - le saint-bernard des chocolats Suchard, son tonnelet de rhum autour du cou, guettait les rescapés. Je tirais maman par la manche et la suppliait d’acheter un roulé au citron, génoise fourrée d’une onctueuse crème acidulée ; du sucre glace l’enrobait, j’aspirais le poudre blanche les yeux fermés et toussais comme une tuberculeuse, ravie d’inquiéter mes parents.
La Princière a cédé la place à un magasin de fripes et le saint-bernard de la façade bleu azur fracassée par les barbares ne sauvera plus personne. D’horribles pancartes de plexiglas aux couleurs criardes ont remplacé la porcelaine.
Les statues de Jeanne d’Arc, du maréchal Bugeaud, du duc d’Orléans qui ponctuaient nos promenades dominicales, le monument aux morts du plateau des Glières, les noms des places et des rues : Michelet, Burdeau, Clauzel, Dumont d’Urville, les terrasses de café où filles et garçons se mêlaient, les magasins opulents et parfumés, tout a disparu.
Mort.
La nuit, les bruits du port parviennent toujours, lourdes masses tombant sur les quais, chaînes d’acier raclant le béton, sirènes de navires, cris de dockers. Leur écho s’estompe dans l’air humide des collines. Sur le balcon, dans les bras de mon père, je regardais les lumières tremblées de l’été, sa peau était moite, légèrement citronnée. Le phare du cap Matifou tournait dans le noir. « Compte jusqu’à cinq, il reviendra », disait papa, et s’il ne revenait pas, il fallait aller jusqu’à vingt.
L’invasion des sauterelles…
Elles obscurcissaient le ciel, s’abattaient sur les trottoirs et les pavés, sur les arbres qu’elles dévoraient jusqu’à l’écorce. Leur abdomen gavé éclatait en purée verte sous les pieds des passants, les roues des carrioles ou les pneus des voitures. Les Arabes les mangeaient grillées, disait-on. Un frisson de dégoût me hérissait. Ces hommes bruns, maigres, sales et malodorants pour la plupart, étaient-ils vraiment des hommes ?
Des chimères sans doute, mi-bêtes sauvages mi-êtres humains.
J’en avais peur ; adolescente, dans les rues désertes, je traversais pour ne pas les croiser. En 1945, du côté de Sétif, ils étaient sortis des gourbis, armés de longs couteaux et avaient égorgés des colons dans leur lit. Une terrible répression s’était abattue, aveugle, indigne.
Résumé
La santé de Louise, qui a refusé de quitter l’Algérie, se dégrade de jour en jour. Oubliée de tous, Louise se souvient.
Lorsque Sofiane, un jeune Algérois, entre dans sa vie, elle lui raconte la vie d’avant, ses espoirs déçus, son neveu Marc, célèbre metteur en scène.
Avis
Alger sans Mozart, publié à l’occasion du 50ième anniversaire de l’Indépendance de l’Algérie, est un roman qui retrace l’Histoire intimement liée des Algériens et des Français, quelles que soient leurs origines.
D’une très belle écriture, Alger sans Mozart est un hymne d’amour pour l’Algérie, un roman à plusieurs voix qui devrait intéresser les Français et les Algériens, les Kabyles et les Berbères, les pieds-noirs qui ont fui l’Algérie comme ceux qui y sont restés.
Alger sans Mozart, c’est d’abord la voix de Louise qui est restée vivre en Algérie par amour pour son mari Kader qui a appartenu au FLN et par amour pour cette terre où elle est née, où elle a grandi, où elle a aimé, où elle a rêvé que les Algériens et les Européens d’Algérie pourraient vivre ensemble en harmonie s’opposant ainsi à sa famille et à sa belle-famille ; c’est la voix de Marc dont le frère et le père sont morts et enterrés en Algérie - son père qui avait choisi de défendre la terre de ses ancêtres en rejoignant l’OAS ; c’est celle de Sofiane l’Algérois de 19 ans qui a soif de vivre comme il l’aimerait et qui se sent prisonnier dans son propre pays.
Alger sans Mozart, c’est un magnifique portrait de femme qui raconte l’histoire de sa vie, sans concessions. Une femme qui évoque ses amours, ses incompréhensions face aux attitudes haineuses des uns ou des autres, ses déchirures et ses folles espérances, l’abandon de sa famille qui ne lui pardonne pas d’être restée alors qu’ils ont tout laissé. C’est aussi les très beaux portraits d’hommes blessés et meurtris par l’amour et par la vie.
Alger sans Mozart. Une fois n’est pas coutume, je suis du même avis que les jurés du Prix Goncourt : ce livre doit faire partie de votre sélection de romans à lire cet été !
Alger sans Mozart, Canesi & Rahmani, éditions Naïve 400 pages 18 €