Parmi les pères fondateurs de Monte Verità, le plus célèbre est un prophète-vagabond qui vivait en couple libre avec une femme d’une grande beauté, entourée de huit enfants demi-nus. L'inspirateur du roman “Demian”, de Hermann Hesse : ce serait lui.
Grand, blond, athlétique, avec sa barbe de druide et ses
longs cheveux, Gustav Gräser (1879-1958) faisait l’attraction. Quand il
traversait les villages, des gens s’agenouillaient, le
prenant pour le Christ. D’autres l’insultaient : un sans-domicile fixe. Il
souriait à tous, du même bon sourire. Gustav Gräser était pacifiste et
rêvait d’un monde libéré de l’emprise de l’argent, donc du mal. «Né à
Kronstadt (renommée Stalin en 1950, puis Brasov en 1960), c’est-à-dire dans
l’une des sept […] villes fortifiées de Transylvanie construites au XIIIe
siècle par les chevaliers teutoniques, Gustav Arthur Gräser avait certes un
physique de chevalier teutonique, mais strictement rien de martial ni de
militariste dans le fond de son âme. Bien au contraire. Son opposition à toute
forme de violence, qu’il professa tout au long de sa longue vie, parfois au
prix de graves embrouilles avec les autorités – dont au moins deux séjours en
prison et même une condamnation à mort, en 1915, infléchie de justesse par
l’arrivée de sa femme accompagnée d’une de ses filles âgée cinq ans– lui valurent
l’épithète de “Gandhi occidental”».
La colonie libertaire
Pour le chercheur Wolfgang Wackernagel –qui fait de lui un magnifique portrait–, Gräser était un mystique. De fait, il ne semblait vivre
qu’en quête de paix. Il fait partie des
fondateurs de Monte Verità. En 1900, accompagné de son frère Karl, il vise le
retour à l’état de nature, ohne zwang (sans contrainte), c’est-à-dire
sans richesses ni possessions, sans contrat ni jalousie. Lorsqu’Henri
Oedenkoven achète le terrain sur lequel les pionniers inaugurent leur projet
de vie nouvelle (1), les frères Gräser veulent éviter tout contact avec l’argent.
Ils rêvent de troc et s’en tiennent à l’idéal d’une «commune d’amour». Mais Henri qui fait bâtir les bungalows doit payer les
charpentiers. Il faut aussi régler la note d’eau courante et d’électricité… En
1901, le schisme devient inévitable : lorsque Henri et sa compagne, Ida, font de
Monte Verità un sanatorium, les deux frères vont vivre ailleurs. Karl acquiert
un lopin non loin de là et y construit sa cabane en planches, ses meubles à
l’aide de branches. Il vit dans cet abri en union libre avec Jenny Hoffmann (la
soeur d’Ida) qui tombe enceinte à plusieurs reprises mais reste sans enfants, après une plusieurs morts-nés. Est-ce en raison des conditions trop dures que Jenny doit partager avec son compagnon ?
Vivre de poésie et d’eau fraiche
C’est tout le paradoxe de cet idéalisme : au début du
XXe siècle, les révolutionnaires se préoccupent peu d’égalité entre les sexes. Au nom d’une «liberté» qui se résume souvent au refus d’épouser leur compagne ou d’assumer leur paternité, ils imposent à leurs partenaires le statut réprouvé de
filles-mères, une vie de misère et un partage des tâches inégalitaire
: c’est à elles d’élever les enfants. Karl laisse sa compagne, Jenny, s’occuper des travaux domestiques. Le couple se nourrit de fruits crus et se chauffe
à la bougie (parfois Jenny se réfugie chez sa soeur Ida pour profiter de la chaleur du poële).
Une vie d’anachorète
Alors que Karl s’installe en couple, Gustav continue ses pérégrinations : il retourne tout d’abord à
Kronstadt, mais c’est une mauvaise idée car le voilà enrôlé. Il refuse de faire
son service militaire et finit en prison. «Après cinq mois de geôle, où il
écrit des vers» –ainsi que le résume l’historien Kaj Noschis dans un ouvrage passionnant sur Monte Verità– il retourne à Ascona et se voit offrir un lopin auquel il
renonce : «Il n’en veut pas. Ne rien posséder et pas travailler non plus,
juste vivre tranquille». On le voit parfois travailler chez son frère (il participe à la construction et l’entretien de la maison), parfois dans des
cabanes qu’il occupe sans demander la permission, ou dans une caverne,
dormant à même le sol près d’un feu de bois.
«A ceux qui demandaient son nom, Gustav Gräser
répondait … “Gusto -car j’ai goût à la vie”, et il leur offrait un brin d’herbe
en guise de carte de visite, son nom de famille venant de Gras, l’“herbe” en
allemand.» Kaj Noschis raconte que Gräser
vit de chapardage et de charité. Il offre à qui veut des petites danses ou
des poèmes. Il déclame aussi des paroles de sagesse, mais avec une simplicité
si désarmante que la plupart de ses interlocuteurs en sont médusés.
Ainsi que l’explique Hermann Müller, son archiviste, le créateur d’un site en son nom , «Gräser est un poète et penseur mystique, fortement influencé par Lao Tseu, dont il traduit le Tao Te King en allemand. Son mode de vie correspond à celui des premiers apôtres chrétiens, des saints errants indiens et des maîtres de sagesse chinois.”
Elisabeth, la veuve solaire
En 1908, il
rencontre Elisabeth Dörr (1876-1953), une mère de cinq enfants qui se retrouve
à la rue. Elle est la veuve d’un
médecin, disparu lors d’un accident de montagne. Le corps n’ayant pas été retrouvé,
elle ne peut pas hériter de son mari (selon la législation de l’époque). Elle
se lie à Gusto qui lui fait trois enfants. «La famille recomposée (dix
personnes au total) vit de dons mais souffre de privations continuelles, erre
sur les routes ou campe dans des logements de fortune.»
Alma Mater
Bien que cette famille vive dans le dénuement le plus
complet, elle fait fantasmer les visiteurs de Monte Verità. Elisabeth Dörr,
notamment, suscite d’intenses rêveries érotiques. Des photos la montrent en
«déesse Gaia», allaitant un bébé en public dans une longue robe blanche. Ses
cheveux blonds, dénoués, en font l’icône d’Ascona. Il se raconte toutes sortes de fables à propos de cette Felsenfrau
(La Dame du Rocher) : qu’elle a eu chacun de ses enfants d’un homme différent. Hermann Hesse –qui vient vivre pendant six mois à Monte Verità (une cure de désintoxication à l’alcool)– fréquente assidument le couple
et tombe amoureux d’Elisabeth dont il s’inspire pour faire Madame Eva dans Demian, un roman initiatique qui aurait été fortement inspiré par les
théories de Gusto : «La vraie mission de tout homme est celle-ci : parvenir à soi-même.»
Le «sans contrainte» comme seule règle de vie
A partir de 1911, le couple ne cesse d’être publiquement impliqué : le
prédicateur emmène toute la famille sur une caravane tirée par des chevaux,
sillonne l’Allemagne et traverse la tourmente de la première guerre
mondiale. Gusto prêche contre la patrie, contre le patriarcat. Il parle de
la nature et de mère nourricière. Que la mère soit, dans les faits, une
femme sans abri, épuisée par les privations et abimée par huit grossesses, ne
le fait pas dévier de sa route. Il s’est fixé une mission et rien ne peut l’en détourner : ni femme, ni enfant, En 1919, il se sépare finalement d’Elisabeth. Ou plutôt, elle touche
finalement l’héritage de son mari et –emportant avec elle ses six filles et son second
fils–, elle peut enfin refaire sa vie. Lui, «cohérent à l’extrême dans son
refus» (ainsi que le note très justement Kaj Noschis) continue à donner des conférences dans les principales villes du pays, prêche le pacifisme au péril de
sa vie, survit aux bombardements de la seconde guerre mondiale tout en écrivant sur Lao-Tseu, refuse d’être mobilisé, refuse de se battre, refuse de prendre part à la «grande escroquerie»,
jusqu’à sa mort en 1958.
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Je remercie Je remercie Hermann Müller et Reinhard Christeller, créateurs du site de référence http://www.gusto-graeser.info/body_indexFR.html ainsi que le Musée de Monte Verità
Fondation Monte Verità : rue Collina 84 - 6612 Ascona. Tel : +41 91 785 40 40.
A LIRE : Monte Verità : Ascona et le génie du lieu, de Kaj Noschis, EPFL press, 2017.
«Mystique, avant-garde et marginalité dans le sillage du Monte Verità», de Wolfgang Wackernagel, in: Mystique: la passion de l’Un, de l’Antiquité à nos jours. Actes du colloque international de l’Université Libre de Bruxelles,
édité par Alain Dierkens et Benoît Beyer de Ryke. Éditions de l’Université de Bruxelles, 2005, p. 175-18.
NOTE 1 : Le projet original de Monte Verità était celui d’une coopérative et le terrain avait été acheté avec les contributions de chacun des membres du groupe… mais c’est Henri Oedenkoven qui verse l’essentiel de la somme et qui finit par racheter les parts des autres contributeurs. Hermann Müller, qui est l’archiviste du leg spirituel et matériel de Gusto Gräser, explique ainsi la chose : »Henri Oedenkoven, en tant que principal contributeur financier, a enregistré sans scrupule la propriété en son nom, abolissant ainsi le principe de coopération. Les frères Gräser, qui s’accrochaient à l’idéal d’une « Phalanstère » modernisée au sens de Fourier, se sont ensuite séparés d’Oedenkoven et d’Ida Hofmann et se sont retirés dans leurs propres propriétés. Lotte Hattemer et Jenny Hofmann les rejoignent. Après un an seulement, une structure en deux parties est créée : d’une part, l’institution de guérison naturelle d’Oedenkoven et Hofmann en tant qu’entreprise privée, d’autre part, le sanctuaire des frères Gräser, qui est ouvert aux persécutés et aux opprimés de tous les pays. Pour une meilleure distinction, leur isolement doit être appelé «Monte Gusto». Monte Gusto devient une destination pour les chercheurs de liberté de toutes sortes : objecteurs de conscience, homosexuels, juifs, mères non mariées, religieux et artistes. Citons par exemple les écrivains Erich Mühsam, Hermann Hesse, Reinhard Goering, Oskar Maria Graf, Frederik van Eeden, le sculpteur Max Kruse, la créatrice de poupées Käthe Kruse, la pédagogue de la réforme Ellen Key, les danseuses Isadora Duncan et Mary Wigman.«
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER CONSACRE A MONTE VERITÀ : «Sors de ce trou !» ; «Monte Verita et la libération sexuelle» ; «Vivre d’amour et d’eau fraiche ?» ; «Otto Gross, baiseur en série ?» ; «Danse avec le diable» ; «Sexe, morphine et dadaisme», «Fidus, précurseur du flower power ?», «Une religion transgenre pour devenir heureux ?».
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Photo d’Elisabeth Dörr à Ascona, en 1919, avec ses 6 filles. Peu avant son départ probablement.
À gauche de la fontaine : Theodora, Trudchen, Waldtraud, Lottchen, Bernhardine. À droite de la fontaine : la fille Elisabeth et la mère Elisabeth.