Arkhangelsk, 350’000 habitants, à 1230km au nord de Moscou. La cité portuaire, plutôt sinistre, donne au visiteur le goût de ce que devaient être les privations soviétiques. Au milieu d’une tempête de neige, je rencontre Varya, 22 ans. Elle arbore une coupe de cheveux gothique, rasée sur le dessus et qui tombe sur une épaule en un rideau rouge. Elle est la maman d’un bébé, et vit avec son amie et la fille de celle-ci dans le genre d’arrangement familial que certains alliés du président Vladimir Poutine veulent mettre hors-la-loi. Ils ont soumis une proposition qui permettrait au Gouvernement de retirer leurs enfants à des parents homosexuels.
Varya, dont la plupart des amis sont au chômage, dit qu’elle a de la chance d’avoir un emploi – contrôleuse dans les transports publics. Elle me montre un autocollant qu’elle a trouvé sur sa route, ce matin: «Marchons sur les pédés». Il représente une botte écrasant la tête d’un jeune aux cheveux roses. «Ce sont les néonazis, me dit-elle. Il y en a partout. Ils peuvent faire ce qu’ils veulent, parce qu’ils savent que les autorités ne bougeront pas.»
«Nous savons que nous sommes vulnérables»
Il y a six mois, la Russie a adopté une loi interdisant au niveau national la «propagande de relations sexuelles non traditionnelles». Faire mention de l’homosexualité auprès de mineurs est désormais un crime. L’interdiction avait été testée dans deux provinces: Ryazan, au sud-est de Moscou, dès 2006, puis ici même, à Arkhangelsk, dès 2011. Il y a eu quelques poursuites, mais la loi a commencé à faire son effet par d’autres moyens. Par exemple, le père de l’enfant de Varya, jusqu’ici absent, a commencé à la menacer d’utiliser le texte pour récupérer la garde de son enfant. Varya a alors contacté Rakurs, l’organisation de défense des LGBT de la ville, qui a écrit au jeune homme. Ce dernier a renoncé à son projet – provisoirement. «Mais quelque chose va se passer, soupire Varya. Nous savons que nous sommes vulnérables.»
Il y a plusieurs raisons qui expliquent comment l’homophobie d’Etat s’est instaurée en Russie. Le pays a toujours cherché à se définir contre l’Occident. A présent, le Kremlin et l’extrême droite nationaliste ont trouvé un terrain d’entente dans leur vision de l’homosexualité comme un signe de décadence à l’ère de la mondialisation. Beaucoup de Russes pensent qu’ils peuvent faire face à ce tsunami culturel en invoquant les «valeurs traditionnelles». Le rejet de l’homosexualité en est l’expression la plus évidente. Ce message fonctionne aussi bien pour le Gouvernement, qui veut endiguer contre le déclin démographique (le mal, c’est les homosexuels sans enfants), que pour l’Eglise orthodoxe russe (le mal, c’est les homosexuels avec enfants). Toutefois, il y a une cause souvent ignorée de cette flambée de haine: c’est une réaction. Quelle que soit la forme qu’elle prend, l’homophobie en Russie est un contrecoup direct, voire violent, à l’espace que se sont aménagé les minorités sexuelles, apparues au grand jour au cours de la dernière décennie seulement.
«Extrémisme»
C’est le cas à Arkhangelsk, où Rakurs s’est vu refuser l’inscription comme organisme sans but lucratif en 2010, sous prétexte qu’il ferait la promotion de l’«extrémisme». L’association a réussi à faire annuler ce jugement, mais peu de temps après, la loi contre la «propagande gay» était adoptée. «Le texte a été clairement conçu dans le but de limiter nos activités, explique Tatiana Vinnichenko, directrice de Rakurs. Et à bien des égards, il a réussi. Nous ne pouvons pas organiser de manifestations de plus d’une personne. Et toutes les actions destinées à aider les jeunes sont étouffées.»
Vinnichenko, 40 ans, prof de russe à l’université locale, ne baisse pas les bras. Elle me montre le local du groupe. Je m’attendais à un sous-sol de banlieue. Au lieu de cela, nous voilà à l’étage d’un immeuble de standing, place Lénine, face à l’hôtel de ville et à la Douma régionale. Personne ne pourrait dire que l’association est marginalisée – du moins, pas encore. Je rencontre le psychologue et avocat de l’organisation, une femme ouvertement bisexuelle qui s’est présentée aux élections municipales, ainsi qu’un marin et sa femme qui ont tenté de créer un groupe de soutien pour les parents d’enfants gay et lesbiennes. Il y a aussi les amis de Varya: Vadim, qui veut partir pour Moscou et commencer le processus de devenir une femme, et Sergueï, qui a récemment manifesté tout seul en criant à une patrouille de police: «Arrêtez-moi! Je suis la propagande!» Les agents se sont exécutés, mais ils n’ont retenu contre lui que d’avoir laissé des déchets sur la voie publique. Ils semblaient plus intéressés, dit-il, à son implication dans la scène musicale «alt», qu’à sa sexualité.
Réunions au cimetière
De fait, Varya, Vadim et Sergueï se sont rencontrés au sein de ce milieu musical il y a quelques années. Ils se réunissaient dans un cimetière local. «C’était le seul endroit où personne ne vous dérange», précise Vadim. Ils me montrent des photos d’eux avec de spectaculaires coupes gothiques, du maquillage et des vêtements noirs androgynes. La musique «alt» donne un espace aux gamins qui se sentent différents, ce qui explique pourquoi tant de LGBT – l’acronyme est devenu courant en Russie – sont attirés vers elle.
Plus tard, à Moscou, j’ai rencontré un jeune bloggeur qui se fait appeler Harry. Il fait partie de la scène «alt», et a trouvé en ligne d’autres gamins qui partagent sa passion pour le manga. Quand la loi sur la propagande homosexuelle est entrée en vigueur, il a créé par ce biais un groupe de jeunes LGBT. L’initiative a donné naissance à des flash mobs ou à des sites de témoignages. Un remarquable dynamisme, que la répression n’a fait que révéler.
Soutien de la presse locale
«Le gouvernement nous dit que les Russes sont homophobes, observe Tatiana Vinnichenko, mais notre expérience est que c’est vraiment une petite minorité. Arkhangelsk est une ville tolérante. Bien sûr, les actions de l’État peuvent avoir pour effet de réduire cette tolérance.» Alors que les médias nationaux, contrôlés par l’État, sont implacablement hostiles, Rakurs a trouvé un soutien inattendu auprès des médias locaux. Un journaliste, Aleksey Filatov, parle des activités de Rakurs pour un site d’information. Comme n’importe quel autre sujet. «Quel que soient les sentiments personnels des uns et des autres, il faut reconnaître que le monde est en train de changer», constate-t-il.
Ceux que j’ai rencontré à Rakurs ont insisté pour que l’activisme occidental en leur nom s’intensifie avant les Jeux olympiques de Sotchi. D’après eux, le boycott de masse contre la vodka ou Coca- Cola (en tant que sponsor olympique) sont à double tranchant. De telles campagnes renforcent la ligne officielle, selon laquelle les droits des homosexuels sont une obsession propre à la décadence occidentale. Il n’y a qu’un seul moyen de sortir de ce dilemme: que les Russes eux-mêmes se prononcent en faveur des droits des minorités sexuelles. L’exemple de groupes comme Rakurs a de quoi inspirer. Par son existence, même dans ce coin reculé de la Russie, il donne le contrepoint au récit officiel que les homosexuels sont de dangereux marginaux.
Paru dans le «New York Times». Adaptation: Antoine Gessling pour «360°»