De formation classique, chant et violoncelle, Jeanne Added a migré vers le jazz avant d’arriver à la maturité. Se rapprocher de soi, oser le grand saut de composer soi-même, et interpréter sa musique. Rencontre avec une femme profondément humaine, à la sensibilité vibrante.
360° – Jeanne Added n’est pas un nom d’artiste, c’est ton vrai nom.
Jeanne Added – Oui, ça a été un choix difficile, mais je suis très contente de l’avoir fait ainsi. C’est cohérent avec le disque. Du coup, j’expérimente un processus étrange, mon nom se détache de moi, c’est intéressant de ressentir ça.
– A l’écoute de ton disque, on est frappé par ta voix, tu as une vraie puissance, une grande facilité, et pourtant tu ne la laisses prendre sa place que sur certains morceaux, comme si tu étais modeste de ce talent?
– Je ne parlerais pas de modestie, c’est plus musical, il y a des moments où ce n’est pas le propos. J’adore chanter, c’est ce que je préfère faire dans la vie, mais parfois il est nécessaire que la voix rentre un peu, ce n’est pas toujours facile, je dois me contraindre, mais c’est important. Ces albums où ça chante tout du long, c’est épuisant, ça lasse. La voix doit aussi changer de couleurs, pour mieux servir la musique.
– Il y a quelque chose d’hyper romantique dans tes textes et ta musique, le vrai romantique des affres, du gouffre, du désespoir, et de l’amour bien sûr.
– Je ne me vois pas du tout comme quelqu’un de romantique mais il est vrai que le disque l’est un peu. En fait si! Le disque ne parle que de ça, de moi en train de le faire, de la lutte que c’était, et d’y arriver. C’était mon chemin. Après je pense que ces affres émotionnelles décrites là sont adaptables à toutes celles que les gens peuvent rencontrer. On a l’impression que tu parles d’histoires d’amour, de rapports humains. Pouvoir sortir de soi, aller à la rencontre des autres. C’est un truc de frères et sœurs humains, c’est un peu cheesy mais c’est l’histoire des liens entre nous, être ensemble. Le titre «Be sensational» est plus clairement amoureux, mais comme titre d’album c’est plus universel, de l’ordre de la sororité comme «Look at them» que j’ai écrite pour mes amies, un texte d’amitié. Lydia, je l’ai écrite en pensant à Lydia Lunch, l’expression du trouble et du choc que m’ont fait ses textes, la sensation d’être brutalisée. La voir en concert m’a profondément bouleversée. Cette chanson part de cette matière-là. Quant à la répétition des «I love you», j’ai pensé qu’il me ferait du bien de le chanter sur scène, comme un mantra.
– La soirée à laquelle tu joueras à Lausanne s’appelle Les Nuits affranchies. Es-tu affranchie?
– Je ne sais pas de quoi, mais je pense que non, j’aimerais bien. J’y travaille. Je me sens plutôt bien en ce moment, mais je pense que c’est un boulot quotidien d’être affranchie, en tant que femme. Ce que j’ai perçu de l’extérieur dans les communautés queer et LGBT c’est qu’à l’intérieur de ce monde, il était possible de réinventer les codes et de s’affranchir des règles. Je trouve ça très émouvant. Ça me touche d’être témoin de cette capacité à recréer un environnement dans lequel évoluer en accord avec soi.
– Dans le before du «Grand journal» du 16 juin, on te compare à Christine & the Queens. Ainsi, tu aurais «un côté transgenre libérateur». Te reconnais-tu là-dedans?
– Je me reconnais dans le fait que les cases féminin/masculin ne me vont pas du tout, ça, c’est sûr. C’est le flou qui nous sauvera des étiquettes et du malheur qu’elles apportent aux gens. Quand j’ai compris que je n’étais pas obligée de me cadrer ça m’a fait énormément de bien. Je n’ai pas envie d’être sexualisée hors de chez moi, c’est hors de question. En ce qui me concerne, ces cases ne veulent rien dire, s’il s’agit de participer à l’héritage d’une culture écrite par les hommes ça ne m’intéresse pas. «King Kong Theory» de Virginie Despentes m’a permis de respirer, littéralement, puis j’ai continué à lire et à découvrir la littérature féministe, pour la plupart écrite par des lesbiennes, qui ont fait beaucoup pour la recherche dans ce domaine; Judith Butler, Camille Paglia… ça me passionne.
– Lorsque tu vois des artistes faire leur coming-out ou parler librement de leur vie hors des cases hétéro-normées, qu’est-ce que cela évoque pour toi?
– Je ne sais pas, je trouve que ça devrait être normal en fait, qu’il n’y ait pas de déclaration à faire ni que ça fasse la une des journaux. Mais je comprends qu’on en ait envie, quand c’est constitutif de soi. C’est aussi très courageux, de s’émanciper de cette norme hétéro, dans un monde quand même très hostile. Si on était à l’inverse dans une norme LGBT, les choses seraient sans doute très différentes, on découvrirait ce qui en nous appartient à notre identité, ou au culturel. Françoise Héritier en parle tout le temps, l’inné ou l’acquis, dans ce qui est identifié comme féminin ou masculin. En déplaçant la norme tout pourrait se réinventer.
Jeanne Added @Les Nuits Affranchies (1re partie: Sandor) – le mercredi 16 décembre au Romandie – Lausanne