Beaucoup de femmes
trouvent normal qu’un inconnu leur offre un verre pour «rompre la glace».
D’autres estiment que si un homme veut sortir avec elles, il doit offrir le
restaurant. Pour elles, c’est le «minimum de la galanterie». A l’homme de
raquer. Est-ce juste ?
Dans les années 1980, une anthropologue, Paola Tabet, remet
complètement en cause la distinction habituelle entre sexualité vénale
et sexualité sentimentale. Dans le spectre large qu’elle nomme «l’échange économico-sexuel»
et qui va de la passe au mariage, il devient difficile de séparer,
aussi nettement qu’avant, les femmes que l’on paye (pour une fellation
de 10 minutes) et celles que l’on épouse («jusqu’à ce que la mort nous sépare»).
Chaque fois qu’un homme aborde une inconnue, – que cela soit sur un
trottoir, dans un bar, sur Internet ou à la sortie de la messe –, si
l’homme a des vues sur elle, il empruntera le chemin détourné de la
négociation.
Pour Paola Tabet, l’accès à la sexualité fait
TOUJOURS l’objet d’une transaction qui implique l’argent à un niveau ou à
un autre. «Dans un contexte général de
domination des hommes sur les femmes, les rapports entre les sexes ne
constituent pas un échange réciproque de sexualité», dit-elle.
C’est-à-dire que les femmes sont éduquées à demander non pas du plaisir
quand elles en donnent, mais autre chose : une protection, un foyer… Il
est extrêmement mal vu qu’une femme se mette en quête d’un mâle juste
pour avoir sa dose de plaisir sexuel.
Historiquement, c’est une
question de survie, explique Paola Tabet. Dans les sociétés qui
interdisent aux femmes l’accès au travail, à l’autonomie financière ou
au patrimoine, les femmes n’ont pas d’autre choix que de monnayer la
seule et unique ressource qui leur reste : leur corps. Dans les sociétés
marquées par «la division sexuelle du travail et l’accès différencié des hommes et des femmes aux ressources»,
où le monopole des richesses revient aux hommes, les femmes sont
réduites littéralement aux dernières extrémités : elles utilisent la
sexualité comme monnaie d’échange – parce que c’est la seule chose dont
elles puissent effectivement disposer. «Dès
lors les relations sexuelles prennent un relief tout asymétrique,
devenant à la fois symbole et verrou de l’inégalité des sexes» (1).
On
pourrait penser que notre société, plus «égalitaire», réserverait un
sort meilleur aux femmes. N’ont-elles pas le droit de disposer d’un
compte en banque, d’hériter des biens familiaux et d’effectuer tous les
métiers qu’elles veulent ? Hélas. Les mentalités n’ont guère bougé. Pour
la plupart des gens, le sexe-pour-le-sexe, ce n’est pas très «féminin».
Les jeunes filles sont élevées dans l’idée qu’elles doivent être «sérieuses», ce qu’il faut traduire : «Ne joue pas avec le sexe. Ne t’amuse pas». Seuls les hommes ont le droit de prendre du bon temps. Les femmes, elles, sont tenues de «s’investir» (le terme est loin d’être innocent). On attend d’elles une implication affective, c’est-à-dire la mise en œuvre
opérationnelle d’un projet conjugal. Il faut qu’elles trouvent le type
fiable avec qui construire le couple. Elles n’ont pas droit aux «plans
cul», mais seulement aux «business plans». Et pour cela tous les moyens
sont bons : «se mettre en valeur avec le décolleté ouvert» puis faire mine de n’avoir pas envie, prendre l’air distraite ou distante («les hommes raffolent des femmes difficiles, un challenge dont ils sont fiers»), se refuser le premier soir, n’accorder qu’un baiser le deuxième, lancer des promesses allusives («mordre timidement sa lèvre charnue, montrer furtivement une aisselle sexy»), faire durer l’attente («lui dire non: l’homme est subjugué par la femme qui a du tempérament !»)
Toutes
ces techniques dont les magazines pour ados et les sites de coaching
amoureux ne cessent de vanter les vertus ont quelque chose d’odieux. Car
de quoi s’agit-il au fond si ce n’est de nier ses propres envies (2)
pour faire monter toujours plus haut les enchères ? Aux jeunes filles,
on apprend que leur corps représente un capital. A elles de le faire
fructifier. Aux femmes adultes, on répète qu’elles ne valent rien si un homme n’est pas prêt à payer pour elles : «Que serions-nous enfin, sans cet empressement de l’homme à nous satisfaire, à nous offrir le petit (ou le gros) cadeau ?».
Malgré
les acquis obtenus depuis les années 60, malgré la pilule, les
injonctions sociales sont donc toujours les mêmes : il faut que la
sexualité de la femme reste monnayable. On ne dit pas aux adolescentes :
«Explore ton corps, exprime tes envies, trouve-toi de bons amants.» On leur dit : «Ne sois pas facile. Si tu te donnes trop vite, aucun homme ne voudra de toi».
Ce faisant, on leur met dans la tête qu’elles seraient des putes si
elles faisaient comme les garçons. Mais au fond, quelle fille est la
plus pute ? Celle qui veut juste se taper un bon coup ? Ou celle qui
exige, – pour «coucher» –, qu’on lui offre fleurs, dîners, sorties, voyages et mariage de standing ?
Et
puis surtout : à qui profite ce petit jeu de marchandage sexuel ? Qui
est gagnant dans l’affaire ? L’homme forcé de payer pour un peu «d’amour» ? Ou la femme qui doit «faire jouer ses atouts» pour obtenir un statut social ou une promotion ? Paola Tabet,
incisive, dénonce le marché de dupe. C’est la femme qui se fait flouer,
dit-elle. Quand elle croit être gagnante, en réalité, elle se fait
arnaquer. Les thèses de Paola Tabet ont d’ailleurs été réunies en 2004
sous le titre «La grande arnaque».
La
grande arnaque, dit Paola, c’est qu’au lieu d’avoir du plaisir en
échange de plaisir, la femme obtient une rétribution en échange d’un
travail : la voilà «prestataire de services». «L’échange est inégal»,
souligne Paola, car la femme devient une subalterne sur le plan sexuel.
Elle doit fournir de bonnes performances au lit. L’homme offre une
compensation, en «généreux donateur»
(3). Elle doit remercier. S’il ne l’a pas fait jouir, impossible pour
elle de se plaindre. On ne peut pas tout avoir dans la vie. Il faut
choisir : le beurre et l’argent du beurre ? De toute manière, cela tombe
très bien : dans notre société, les jeunes filles sont éduquées à nier
leurs désirs. On les maintient dans la méconnaissance de leur corps et
de leur sexualité. Elles n’ont jamais appris à demander du plaisir.
Elles ont appris à croire – ou faire croire – qu’elles voulaient juste «une épaule d’homme sincère». Des diamants et des câlins, c’est tout ce dont une femme a besoin n’est-ce pas… Voilà comment on «exproprie les femmes de leur corps», conclut Paola Tabet. En les encourageant à «ne se donner qu’au plus offrant». Alors qu’elles devraient choisir le meilleur baiseur, celui dont le cerveau fécond, plein d’étincelles magiques…
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PROCHAIN
ARTICLE : les femmes sont toutes tenues de «négocier» leur sexualité,
mais il y en a qui – à ce jeu de dupe – s’en tirent mieux que d’autres.
Lesquelles ?
A LIRE : La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, de Paola TABET, L’Harmattan (Bibliothèque du féminisme), 2004.
NOTES
(1) Source : compte rendu de lecture par Félicie Drouilleau, Clio. Histoire‚ femmes et sociétés 22 (2005).
(2) «l’acte
sexuel n’est que la cerise sur le gâteau pour une femme amoureuse, ce
qui compte vraiment pour elle c’est une présence rassurante,
bienveillante et équilibrée. Montrez-vous à la hauteur de ses
aspirations, apprenez à mieux la connaître, à gérer ses humeurs
oscillantes de femme, à lui offrir votre épaule d’homme sincère». (Source : Le blog des problèmes de couple)
(3) «Sachez que sur ce site whatsyourprice.com, littéralement «Quel est votre prix?»,
votre valeur sur le marché de la séduction monte ou descend en fonction
de votre succès auprès des internautes. Vous créez votre profil, avec
une photo et vous attendez les offres. Il y a deux catégories de
personnes : les séduisants, ceux qu’on va chercher à inviter à dîner
(les femmes la plupart du temps) ; de l’autre côté, vous avez les généreux, ceux qui doivent payer pour séduire (évidemment, les hommes)». (Source : France Inter)