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Dans l’endroit le plus intime de sa maison, l’architecte viennois Loos conçoit pour sa femme un écrin de silence, une chambre blanche, tapissée de fourrure et de lin, qui ressemble à un tombeau. Deux ans plus tard, un homme se suicide.
Les années 1900. Adolf Loos et son meilleur ami, le poète Peter Altenberg, sont amoureux de la même jeune fille, une Lolita éthérée aux yeux bleus. Elle prend des cours de théâtre et veut devenir actrice. Les deux hommes la courtisent, font pratiquement ménage à trois. En 1902, Carolina Catharina Obertimpfler, alias Lina, finit par choisir Loos qu’elle épouse à l’âge de 19 ans. Il lui écrit : «Ma tendre, ma grande, ma merveilleuse femme ! J’ai récemment parlé de toi avec Altenberg et j’ai dit : elle est la sagesse sur cette terre. Elle n’a rien appris et sait tout.» En parfaite conformité avec l’imaginaire misogyne de l’époque, Adolf Loos fait de sa femme une icône sainte, objet d’adoration, mélange de femme fatale et d’ange innocent. Sa créature ?
Le son étouffé, la vie ensevelie
Il l’oblige à porter le corset. Il aménage pour elle une chambre pareille à un écrin, entièrement ouatée, «une enveloppe de blancheur pour le corps gracile de Lina» ainsi que l’écrit Jef Klak dans un beau texte poétique (en PDF à télécharger ici). «Des rideaux de satin blanc recouvrent les murs, le sol n’est qu’une large fourrure blanche. Seul un lit semble flotter au centre, lui aussi recouvert, les draps sont en soie. Blancs.» Même les meubles sont cachés derrière des rideaux blancs, comme pour leur interdire de parler. L’espace entier semble attendre, muet, la respiration suspendue, qu’un corps marque son empreinte dans le suaire symbolique des draps. Au coeur de la maison, la chambre de Lina occupe la place que Loos dédie à tous les intérieurs dans ses plans d’architecte : la place du désir, qui est aussi le lieu de la mort.
Anéantissement atmosphérique
Le sol couvert de laine angora monte à l’assaut d’un lit semblable à un bloc de marbre, encadré de façon symétrique par les tentures plissées. La lumière –filtrée par les rideaux de batiste– donne l’impression que tout est recouvert d’une poudre blanche qui estompe les contours, atténue les bruits. On se croirait dans un mausolée. La photo de cette chambre est publiée en 1903 dans la revue Kunst de Peter Altenberg. Adolf Loos refuse que sa femme y paraisse. La pièce est vide. Les draps lisses. Aucun corps ne se profile dans le rectangle «de ce pur milieu stérile», ainsi que le décrivent les chercheuses Anika Reineke et Anne Röhl. «L’image que Loos se fait de la femme et sa prédilection pour les femmes-enfants non encore maîtresses de leur propre sexualité se reflètent ainsi dans l’agencement du lit».
Un sacrifice en attente
Pour ces chercheuses, de toute évidence, la chambre de Lina est un espace funèbre. Dans un ouvrage intitulé Loos et l’humour masochiste, l’historien Can Onaner approuve : «les intérieurs de Loos intériorisent la mort», dit-il. Comme par anticipation, ils mettent en scène une disparition et semblent chargés de menace : un sacrifice va avoir lieu. Lequel ? On pourrait facilement croire qu’Adolf Loos ait voulu, avec cette chambre, mettre en scène le sacrifice bourgeois le plus convenu du monde : celui de la jeune vierge, destinée à subir le sort réservé aux femmes de l’époque. Sois dépucelée et tais-toi. Mais Can Onaner propose une autre interprétation. «Le sujet de la mise en scène sacrificielle pourrait aussi bien être la masculinité», dit-il. A en croire le chercheur, c’est sa propre mort que Loos fantasme dans cette chambre immaculée.
C’est sa mort que Loos fantasme ?
Pour appuyer cette hypothèse, Can Onaner rappelle ce fait qu’Adolf Loos était féministe : dans un texte datant de 1908, après avoir mentionné le nom de Sacher Masoch (qui rêvait de dominatrices couvertes de fourrure), Loos affirme que si les femmes cultivent la sensualité, à l’aide de tulles vaporeuses ou d’hermine, c’est parce qu’elles sont assujetties aux désirs masculins : «dans la guerre des sexes, la femme ne dispose aujourd’hui que d’une seule arme: éveiller l’amour, […] le désir et la convoitise de l’homme.» La sensualité est l’arme des esclaves. Mais si, dans l’intimité, la sensualité permet à la femme de soumettre l’homme, c’est à son détriment : étant sensuelle, elle est jugée sauvage, dangereuse et, par conséquent, maintenue sous tutelle. Dans la vie publique, la femme reste donc soumise au pouvoir économique et social de l’homme.
Pour en finir avec la guerre des sexes
«Pour Loos, il s’agit de neutraliser la sensualité féminine pour tendre à une égalité de l’homme et de la femme», résume Can Onaner qui cite un célèbre texte que Loos consacre à la Mode Féminine, en 1898 : «la femme parviendra à l’égalité avec l’homme, non pas en agissant sur sa sensualité mais par l’indépendance économique qu’elle obtiendra au moyen de son travail. La valeur de la femme ne variera plus au gré des fluctuations de la sensualité. Alors le velours et la soie, les fleurs et les rubans, les plumes et les couleurs se révéleront sans effet, et disparaîtront». Ainsi que Loos l’explique (avec un siècle d’avance sur Paola Tabet), pour en finir avec la guerre des sexes, il faudrait que les femmes deviennent indépendantes. Si elles étaient indépendantes, elles n’auraient plus besoin de séduire, ni de porter des corsets, des fourrures ou des parfums.
«Meurs, c’est une déesse»
On pourrait s’étonner que Loos ait pu à la fois défendre le rêve de l’émancipation féminine et mettre en scène la chambre de son épouse comme un sanctuaire de sensualité morbide. Mais c’est que Loos avait conscience du fossé séparant le rêve de la réalité. Dans la réalité, il y avait une femme qui portait des robes blanches vaporeuses, épouse d’un architecte aux fantasmes probablement masochistes. Dans la réalité, il y eut aussi un drame : en 1905, Heinz Lang, étudiant de dix-neuf ans, devint l’amant de Lina. Quand Loos appris cette liaison, Lina s’isola d’abord, puis fit comprendre à Heinz qu’elle ne le verrait plus. L’étudiant, désespéré, alla-t-il se confier à Peter Altenberg ? L’ami poète de Loos lui dit «Meurs, c’est une déesse». Heinz Lang se suicida. Lina quitta Loos, le laissant coeur brisé.
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A LIRE : Adolf Loos et l’humour masochiste, de Can Onaner, éditions MētisPresses, 2020.
NOTE : La chambre a été reconstituée en 2014 pour une exposition au génial MAK (Musée des arts appliqués) de Vienne, intitulée Ways to modernism, consacrée à Josef Hoffmann (1870–1956) et Adolf Loos (1870–1933).
CET ARTICLE FAITPARTIE D’UN DOSSIER : «L’architecture peut-elle rendre amoureux-euse ?» ; «Une maison pour ton corps nu» ; «La chambre de Lina : conjugale ou mortuaire ?» ; «Meurs c’est une déesse»
Dans l’endroit le plus intime de sa maison, l’architecte viennois Loos conçoit pour sa femme un écrin de silence, une chambre blanche, tapissée de fourrure et de lin, qui ressemble à un tombeau. Deux ans plus tard, un homme se suicide.
Les années 1900. Adolf Loos et son meilleur ami, le poète Peter Altenberg, sont amoureux de la même jeune fille, une Lolita éthérée aux yeux bleus. Elle prend des cours de théâtre et veut devenir actrice. Les deux hommes la courtisent, font pratiquement ménage à trois. En 1902, Carolina Catharina Obertimpfler, alias Lina, finit par choisir Loos qu’elle épouse à l’âge de 19 ans. Il lui écrit : «Ma tendre, ma grande, ma merveilleuse femme ! J’ai récemment parlé de toi avec Altenberg et j’ai dit : elle est la sagesse sur cette terre. Elle n’a rien appris et sait tout.» En parfaite conformité avec l’imaginaire misogyne de l’époque, Adolf Loos fait de sa femme une icône sainte, objet d’adoration, mélange de femme fatale et d’ange innocent. Sa créature ?
Le son étouffé, la vie ensevelie
Il l’oblige à porter le corset. Il aménage pour elle une chambre pareille à un écrin, entièrement ouatée, «une enveloppe de blancheur pour le corps gracile de Lina» ainsi que l’écrit Jef Klak dans un beau texte poétique (en PDF à télécharger ici). «Des rideaux de satin blanc recouvrent les murs, le sol n’est qu’une large fourrure blanche. Seul un lit semble flotter au centre, lui aussi recouvert, les draps sont en soie. Blancs.» Même les meubles sont cachés derrière des rideaux blancs, comme pour leur interdire de parler. L’espace entier semble attendre, muet, la respiration suspendue, qu’un corps marque son empreinte dans le suaire symbolique des draps. Au coeur de la maison, la chambre de Lina occupe la place que Loos dédie à tous les intérieurs dans ses plans d’architecte : la place du désir, qui est aussi le lieu de la mort.
Anéantissement atmosphérique
Le sol couvert de laine angora monte à l’assaut d’un lit semblable à un bloc de marbre, encadré de façon symétrique par les tentures plissées. La lumière –filtrée par les rideaux de batiste– donne l’impression que tout est recouvert d’une poudre blanche qui estompe les contours, atténue les bruits. On se croirait dans un mausolée. La photo de cette chambre est publiée en 1903 dans la revue Kunst de Peter Altenberg. Adolf Loos refuse que sa femme y paraisse. La pièce est vide. Les draps lisses. Aucun corps ne se profile dans le rectangle «de ce pur milieu stérile», ainsi que le décrivent les chercheuses Anika Reineke et Anne Röhl. «L’image que Loos se fait de la femme et sa prédilection pour les femmes-enfants non encore maîtresses de leur propre sexualité se reflètent ainsi dans l’agencement du lit».
Un sacrifice en attente
Pour ces chercheuses, de toute évidence, la chambre de Lina est un espace funèbre. Dans un ouvrage intitulé Loos et l’humour masochiste, l’historien Can Onaner approuve : «les intérieurs de Loos intériorisent la mort», dit-il. Comme par anticipation, ils mettent en scène une disparition et semblent chargés de menace : un sacrifice va avoir lieu. Lequel ? On pourrait facilement croire qu’Adolf Loos ait voulu, avec cette chambre, mettre en scène le sacrifice bourgeois le plus convenu du monde : celui de la jeune vierge, destinée à subir le sort réservé aux femmes de l’époque. Sois dépucelée et tais-toi. Mais Can Onaner propose une autre interprétation. «Le sujet de la mise en scène sacrificielle pourrait aussi bien être la masculinité», dit-il. A en croire le chercheur, c’est sa propre mort que Loos fantasme dans cette chambre immaculée.
C’est sa mort que Loos fantasme ?
Pour appuyer cette hypothèse, Can Onaner rappelle ce fait qu’Adolf Loos était féministe : dans un texte datant de 1908, après avoir mentionné le nom de Sacher Masoch (qui rêvait de dominatrices couvertes de fourrure), Loos affirme que si les femmes cultivent la sensualité, à l’aide de tulles vaporeuses ou d’hermine, c’est parce qu’elles sont assujetties aux désirs masculins : «dans la guerre des sexes, la femme ne dispose aujourd’hui que d’une seule arme: éveiller l’amour, […] le désir et la convoitise de l’homme.» La sensualité est l’arme des esclaves. Mais si, dans l’intimité, la sensualité permet à la femme de soumettre l’homme, c’est à son détriment : étant sensuelle, elle est jugée sauvage, dangereuse et, par conséquent, maintenue sous tutelle. Dans la vie publique, la femme reste donc soumise au pouvoir économique et social de l’homme.
Pour en finir avec la guerre des sexes
«Pour Loos, il s’agit de neutraliser la sensualité féminine pour tendre à une égalité de l’homme et de la femme», résume Can Onaner qui cite un célèbre texte que Loos consacre à la Mode Féminine, en 1898 : «la femme parviendra à l’égalité avec l’homme, non pas en agissant sur sa sensualité mais par l’indépendance économique qu’elle obtiendra au moyen de son travail. La valeur de la femme ne variera plus au gré des fluctuations de la sensualité. Alors le velours et la soie, les fleurs et les rubans, les plumes et les couleurs se révéleront sans effet, et disparaîtront». Ainsi que Loos l’explique (avec un siècle d’avance sur Paola Tabet), pour en finir avec la guerre des sexes, il faudrait que les femmes deviennent indépendantes. Si elles étaient indépendantes, elles n’auraient plus besoin de séduire, ni de porter des corsets, des fourrures ou des parfums.
«Meurs, c’est une déesse»
On pourrait s’étonner que Loos ait pu à la fois défendre le rêve de l’émancipation féminine et mettre en scène la chambre de son épouse comme un sanctuaire de sensualité morbide. Mais c’est que Loos avait conscience du fossé séparant le rêve de la réalité. Dans la réalité, il y avait une femme qui portait des robes blanches vaporeuses, épouse d’un architecte aux fantasmes probablement masochistes. Dans la réalité, il y eut aussi un drame : en 1905, Heinz Lang, étudiant de dix-neuf ans, devint l’amant de Lina. Quand Loos appris cette liaison, Lina s’isola d’abord, puis fit comprendre à Heinz qu’elle ne le verrait plus. L’étudiant, désespéré, alla-t-il se confier à Peter Altenberg ? L’ami poète de Loos lui dit «Meurs, c’est une déesse». Heinz Lang se suicida. Lina quitta Loos, le laissant coeur brisé.
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A LIRE : Adolf Loos et l’humour masochiste, de Can Onaner, éditions MētisPresses, 2020.
NOTE : La chambre a été reconstituée en 2014 pour une exposition au génial MAK (Musée des arts appliqués) de Vienne, intitulée Ways to modernism, consacrée à Josef Hoffmann (1870–1956) et Adolf Loos (1870–1933).
CET ARTICLE FAITPARTIE D’UN DOSSIER : «L’architecture peut-elle rendre amoureux-euse ?» ; «Une maison pour ton corps nu» ; «La chambre de Lina : conjugale ou mortuaire ?» ; «Meurs c’est une déesse»
Soyons honnêtes, les récits alambiqués et enflammés mettant en scène de jeunes garçons avec des femmes plus âgées me plaisent tout particulièrement. C’est ma madeleine de Proust. D’où la place singulière que « La Pianiste » a su se frayer dans mon cœur. Césarisé et triplement récompensé à Cannes en 2001, le chef d’œuvre de Michael Haneke reste pour moi un incontournable dans le genre drame-érotique du cinéma traditionnel.
Isabelle Huppert interprète le rôle d’Erika Kohut, la très stricte professeure de piano au Conservatoire de Vienne, coincée avec sa mère intrusive et paranoïaque dans un grand appartement bourgeois. Chignon bas, carré de soie, pull en cachemire et col Claudine, jupe longue, garde-robe aux camaïeux de gris et de beiges, mocassins et soquettes blanches, posture rigide et air pincé : Elle incarne à la perfection la vieille fille de bonne famille, et coche un à un les clichés du genre.
« Dîtes-moi, la froideur ça vous dit quelque chose ? »
Aficionado de veuves noires castratrices, vous allez être servis. Erika semble prendre un malin plaisir, quasiment physique, presque palpable à tyranniser ses élèves. Des plans de jeunes mains jouant au piano s’enchaînent les uns après les autres. On ne voit pas le visage de ces adolescents mais on sent leur inquiétude et leur maladresse, l’emprise que leur professeure a sur eux. Ils sont pendus à ses lèvres, attendent chacune de ses réactions. Ce joug pernicieux résonne en moi comme une sexualité cérébrale, et divinement malsaine.
Bien que carriériste de renom, Erika dévoue lâchement et exclusivement son existence à son étouffante mère. Exclusivement ou presque… Dans le peep-show qu’elle fréquente en cachette, elle visionne un film pornographique avec une froideur déconcertante. Après quoi elle ramassera un mouchoir usagé de la poubelle avant de le renifler avec élégance, comme s’il s’agissait d’un parfum de créateur. Véritable reine de glace, elle reste de marbre en toute circonstance.
Sa rencontre avec le jeune Walter Klemmer va complètement changer la donne. Interprété par Benoît Magimel, l’apprenti pianiste est l’opposé de ce qu’est sa professeure : exubérant, impulsif, bavard, sportif, enjoué, séducteur, malicieux, et nonchalant. Walter lui fait oublier sa propre nature, l’armure de pierre qu’elle s’est forgée sous les conseils malavisés de sa mère.
S’en suit une impétueuse chorégraphie de jeux de regards, et d’échecs cuisants que Walter devra essuyer tentatives après tentatives. Las de se battre, il décide de partager un récital avec une jeune élève, rendant Erika follement jalouse. Par excès de colère et de névrose, elle décide de placer du verre pilé dans la veste de l’étudiante, lui mutilant complètement les mains. Ce geste équivoque sera l’élément déclencheur chez Walter. Il était autant subjugué que bouche bée face à cette passion si véhémente. Comme s’il avait enfin compris qui elle était au plus profond de ses entrailles.
Sauvagement, il saute par-dessus la porte des toilettes, la déverrouille et embrasse sa professeure avec la fougue du jeune premier. Il la bouffe. Erika se laisse faire, manipulée tel un pantin impassible, mise à nue et fatiguée de se battre devant tant de désir.
« Erika je t’aime […] pourquoi tu me fais du mal ? »
Brusquement et contre toute attente, elle retire la main de Walter de dessous sa jupe et reprend le contrôle de la situation. La professeure commence à le branler en imposant une distance froide entre leurs deux corps, et pour seul point de contact obligatoire le regard rancunier qu’elle lui jette. Tel un chiot fou, il réclame de la tendresse, un contact physique, des mots d’amour. Mais elle, reste catégorique et impassible. Elle se baisse non pas lui offrir mais lui prendre, lui dérober une fellation. Pensant bien faire, il la prévient de son éjaculation imminente, mais elle continue de le mordre à chaque mot prononcé de sa part. Elle oscille entre soumission et frustration sans vraiment donner l’impression d’y prendre plaisir. Erika fait le sexe de la même manière qu’elle enseigne le piano : Autoritairement, impitoyablement. C’est la main de fer sans le gant de velours.
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