Quel sens est le
plus important en amour : le goût, l’odorat, l’ouïe, la vue ou le toucher ?
Pour beaucoup d’hommes et de femmes, c’est le contact de peau à peau qui
provoque l’impression de la perte la plus cruelle. Lorsque l’autre meurt, s’en
va ou disparaît, son corps absent fait mal comme un membre fantôme.
Imaginez que, dans
un futur proche, les humains perdent – l’un après l’autre – chacun de leurs
sens de la perception. Dans le film Perfect Sense, cela commence par
l’odorat. Le résumé du film tient en une phrase : «alors qu’un mal sans
cause visible et sans remède vole au monde entier, peu à peu, ses cinq sens, un
homme et une femme tombent amoureux». Le film évoque la menace potentielle
d’une épidémie qui nous tuerait lentement… Après l’odorat, les humains
perdraient le goût, l’ouïe, la vue… Que resterait-il ? Le sens le plus
important, peut-être. Le seul qui compte. Nous n’avons pas besoin de nos yeux
pour nous embrasser. Et lorsque l’autre nous a quitté, même des années
après, nous continuons par réflexe de chercher sa trace dans le lit…
Se pourrait-il que
le fait de toucher un corps, le caresser, s’y frotter, l’enlacer, soit ce qui
nous rapproche le plus de celui ou de celle qu’on aime ? Oui, s’il faut en
croire les histoires tristes. Les histoires d’amour les
plus tristes sont en effet souvent celles qui évoquent le toucher. Dans Alceste, la tragédie d’Euripide (480-406
av. J.-C. environ), Admète affirme que si son épouse Alceste meurt, il fera
faire une statue à son image : «Figuré par la main d’artistes habiles, ton
corps sera étendu sur mon lit ; auprès de lui, je me coucherai, et, l’enlaçant
de mes mains, appelant ton nom, c’est ma chère femme que je croirai tenir dans
mes bras quoiqu’absente : froide volupté, sans doute, mais qui pourtant
allégera le fardeau de mon coeur»…
Dans la mythologie
grecque, Laodamie fait fabriquer une reproduction de
son mari Protésilaos, mort devant Troie. C’est Caius Julius Hyginus (67 av.-17
ap. J.-C.) qui présente la version la plus détaillée de l’histoire : «Comme
Laodamie, fille d ’Acaste, qui avait perdu son époux, avait épuisé les trois
heures qu’elle avait demandées aux dieux, elle ne put supporter sa douleur et
ses larmes. C’est pourquoi, elle fit faire de son époux Protésilaos une statue
de bronze à sa ressemblance. Elle l’installa dans la chambre nuptiale, en
feignant d’accomplir les rites sacrés et se mit à l’honorer. Un jeune esclave
qui, un matin, lui avait apporté des fruits pour le sacrifice, regarda par une
fente et la vit qui serrait dans ses bras la statue de Protésilaos et la
baisait. Considérant qu’elle commettait l’adultère, il rapporta le fait à son
père Acaste. Celui-ci vint sur les lieux, fit irruption dans la chambre, vit l’image
de Protésilaos. Pour que celle-ci ne fût pas plus longtemps tourmentée, il
ordonna que fussent brûlés ensemble, dans un bûcher qu’il avait fait préparer,
la statue et les objets sacrés. Laodamie, ne supportant pas sa douleur,
se jeta dans le feu et fut brûlée» (Fables,
104).
Dans un ouvrage
consacré à L’Agalmatophilie,
Laura Bossi – neurologue et historienne des sciences – souligne avec lyrisme
que l’amour des statues cache souvent l’amour d’une morte imaginaire. «Dans
l’agalmatophilie, il y a toujours une tonalité mélancolique, et même
nécrophilique. Ce sont les bras apaisants de la mort que l’on cherche dans
l’étreinte marmoréenne.» Ceux et celles qui se frottent sur les corps de
marbres, dans les parcs et les cimetières, s’exténuent en vain dans la
nostalgie, dit-elle. A travers les statues, ils ne caressent que le rêve du
passé.
Laura Bossi évoque à ce sujet une nouvelle
intitulée Arria Marcella
(1852, Théophile Gautier) qui «montre l’association de l’agalmatophilie avec
l’intérêt tout romantique pour ce qui existe seulement dans le rêve ou dans le
souvenir, tout ce qui est lointain, mort, ou inconnu». L’histoire est la
suivante : «En voyage à Pompéi avec des camarades, le héros, Octavien, tombe
amoureux de l’empreinte d’une femme morte lors de l’éruption du Vésuve,
recueillie dans la cave de la villa d’Arrius Diomèdes. La forme du corps de
cette femme provoque chez Octavien des élans insensés vers un idéal
rétrospectif ; il tente de sortir du temps et de la vie, et de transposer son
âme au siècle de Titus. Son rêve cette fois se réalise, et il est transporté
dans la Pompéi avant l’éruption. Il retrouve sa belle, et passe avec elle une
nuit inoubliable». La femme de son coeur, morte depuis des siècles, s’est
réveillée sous l’effet du désir qu’il a eu de son empreinte. Peut-être
est-ce ce désir-là, d’être ressuscité comme elle, qui nous pousse à laisser
des empreintes de pied ou de main dans
le béton frais des trottoirs… Dans l’attente que quelqu’un pose la sienne dans
ce creux ?
LIRE
De l’agalmatophilie ou l’amour des statues, de Laura Bossi, éditions L’Échoppe, 2012. A savoir : le catalogue des éditions de L’Echoppe (créées en 1984 par le directeur de la galerie Lelong) se trouve sur le site du distributeur Les Belles Lettres.
ILLUSTRATION : Image du film Perfect Sense, de David Mackenzie, sorti en 2011 (mars 2012 en France).