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Il est une heure trente du matin. Après avoir comaté devant la télé, répondu à vos mails, posé vos faux-cils, il est temps pour vous d’entamer la deuxième partie de votre journée de travail. Il est prévu qu’un employé de la discothèque vienne vous récupérer à l’hôtel ; le week-end dernier, celui qui se chargeait de votre transport avait quarante-cinq minutes de retard. N’obtenant aucune réponse par téléphone, vous avez donc attendu à la réception. Le hasard faisant bizarrement les choses, une interview improvisée par un « journaliste » tout aussi improvisé avait été prévue dans les loges peu avant le show. En retard et quelque peu stressée, vous avez annulé l’entretien que vous aviez accepté par sympathie. Scandale. Les sourires se mirent à dégringoler pour se transformer en grimaces, les « Katsuni on t’adore » pourissant en « Espèce d’ingrate ! Diva ! » L’arrogance et la médiocrité ne sont ni parisiennes , ni provinciales, elles se cultivent à échelle nationale.
Vous vous observez dans le miroir ; pour la énième fois vous regrettez de ne pas avoir été plus assidue à la salle de gym. Vous vous cambrez du haut de vos talons. Vous êtes une tricheuse. Tout à coup surgit l’image d’un bain chaud, d’une couette bien douillette. Vous la dissolvez aussitôt dans une gorgée de Red Bull. Dans trente minutes, c’est à vous d’investir la scène… du moins la piste. Vous êtes dans une discothèque ; pas dans un club de strip-tease, pas dans un cabaret, bref, pas dans un lieu conçu pour des spectacles. Après tout, vous n’êtes pas une artiste, mais vous jouez à l’être à votre manière et même après dix années, ce petit jeu de rôle continue à vous amuser.
Vous avez vos propres loges, une petite pièce humide aux murs recouverts d’affichettes des spectacles précédents: Chippendales, strip-teaseuses s’improvisant « stars du X », quelques collègues… Tiens, vous voilà. Vous étiez bel et bien venue ici il y a cinq ans. Vous avez depuis pas mal changé et à vrai dire vous vous en félicitez. Une table, quelques chaises, un miroir. Le contrat précise de chauffer la pièce en plein hiver et de ne pas vous faire changer dans le débarras des balais et détergents ou du stock des caisses de bouteilles. Vous l’avez déjà pratiqué quand vous étiez gogo-danceuse ou même à vos débuts dans le X, aujourd’hui vous avez vos conditions. D’ailleurs, il vous arrive aussi parfois de demander à votre garde du corps de bien vouloir faire signe au patron de la boîte de sortir des loges. Il n’a pas forcément de mauvaises intentions, il vient même de vous servir avec enthousiasme une coupe de champagne et vous demande si vous êtes satisfaite de votre très jolie chambre d’hôtel ; s’il vous est arrivé de tomber sur des personnages odieux, celui-ci est attentif à votre bien-être ; vous l’aimez bien. Et à vrai dire, il s’en fout un peu de vous parler alors que vous vous apprêtez à retirer votre jean. Mais paradoxalement, jouer de votre nudité dans votre boulot ne fait pas forcément de vous quelqu’un d’impudique. Il y a un temps pour tout, et celui-ci est le vôtre.
Vous avez testé votre petit show érotique de Las Vegas à Macau, il a toujours fait l’unanimité, vous êtes confiante. Vous portez une fine lingerie parsemée de strass, une longue jupe noire vaporeuse qui tombe à vos pieds cambrés dans des talons aiguilles. Votre silhouette se dessine dans un corset qui scintille, vos cheveux sont relevés sous un haut chapeau dont la voilette retombe délicatement sur votre visage. Vous êtes une lady, une princesse, une poupée burlesque. Vous n’êtes pas au Moulin Rouge mais ce soir vous serez Satine. Votre public a une chance de le croire si vous y croyez vous-même. Vos mains glissent dans de longs gants sombres, rassemblent une dernière fois les accessoires prévus pour le spectacle : un saut à champagne contenant quelques glaçons, une bouteille d’eau, un éventail en plumes à déposer sur la chaise, au centre de la piste, et quelques T-shirts à lancer au public en fin de spectacle… « C’est bon, tu as tout Marc ? » Votre garde du corps vous renvoie votre sourire. Vous savez tous deux que cette question est inutile mais c’est votre rituel, votre petite manie.
Marc a entre-temps donné votre CD au DJ ainsi que les instructions habituelles : jouer simplement la piste numéro une (dix-sept minutes), demander poliment mais fermement à l’audience de ne prendre ni photo ni vidéo (un public qui a le nez dans son portable est un public absent et il n’est jamais agréable de perdre le contrôle de son image ensuite disséminée sur le web) ; choisir des lumières aux tons chauds (les lumières type « vestiaires de salle de sport » étant désastreuses), éviter de couvrir la bande-son par de désobligeants commentaires. « Allez allez ! C’est la fête du slip ! Ohlalala ! Bravo ! Quelle souplesse ! Va-t-elle enlever le haut ? Oui les gars ! C’est le moment de prendre des photos ! » (Si vous croyez que je suis ironique détrompez-vous. Ceci est du vécu. Le ridicule ne tue pas mais il vous procure de superbes moments de solitude. Et je n’aime que la solitude que je choisis.)
C’est à vous, votre musique est lancée. « Birds flying high, you know how I feel » La voix de Michael Bublé s’élève, apaisante. Vous êtes stressée, excitée, impatiente. Chaque fois est une première fois… Vous portez à vos lèvres le métal de votre porte-cigarette, expirez lentement la fumée. Vous pensez à vous, adolescente pas vraiment coquette, plantée devant le tableau face au regard inquisisteur du prof de math ; à vous sur la plage fuyant la foule et les regards l’été dernier ; à ce matin, et au reflet de la vérité toute nue dans votre glace : vos cernes, vos yeux myopes, votre frimousse ébouriffée…Vous n’êtes pas dupe. Vous n’êtes pas danseuse, vous n’êtes pas mannequin, vous n’êtes pas magicienne. Mais le public ne croit que ce qu’il voit… et il voit ce que vous lui montrez. Le temps de quelques chansons vous aurez donc la prétention d’être ultra-belle, ultra-sexy, ultra-performante. C’est peut-être ça votre talent. Vous riez de cette blague qu’il faut bien prendre au sérieux. Vous excellez à ce jeu. Un dernier sourire échangé à votre garde du corps. Il sait lui aussi. Votre pied se pose sur la piste, vous êtes radieuse. Les lumières sont sur vous et le fantôme de votre adolescence s’évapore loin derrière vous.
Le sol est un peu glissant, un peu sale, vous vous déplacez avec précaution. Votre hantise : vous vautrer. Votre territoire s’étend sur un espace de trois mètres sur quatre maintenu par la sécurité de la boîte. Tout se passe plutôt bien. Les filles vous sourient, certaines mêmes crient votre nom plus enthousiastes que leur petit copain… plus tendus. Un petit groupe de jeunes mâles alcoolisés s’agite. « Salope ! » Je vois l’un deux se faire expulser par la sécurité. J’apprécie. Je comprends ce genre de débordement mais à choisir, je préfère y mettre fin. Face à vous, un spectateur vous filme ouvertement avec son téléphone. Vous vous approchez de lui pour un premier avertissement, virevoltez, souriez. Il continue de filmer. Hop ! Petit coup de gant. Le portable s’envole… Oops. Votre sourire lui, est intact , et vous vous asseyez sur votre chaise, bien droite. Ce soir, comme tous les soirs, vous voulez votre audience attentive. Votre mission est d’attirer les regards, de divertir, de réjouir.
Vous glissez un unique doigt dans la bretelle de votre soutien gorge, stoppez net. Petit clin d’oeil. Une clameur s’élève. Vous auriez pu vous contenter d’arriver en bikini et de vous retrouver nue au bout de trois minutes mais votre plaisir réside dans cette attente, cet échange, cette complicité. La poupée burlesque prend son temps, dévoile quelques centimètres de peau, retire les vêtements un à un… glisse en grand écart. La vulgarité n’a pas sa place lorsqu’on fait les choses avec grâce.Vous passez discrètement votre main sur vos genoux… Soulagée. Pas de morceaux de verre cette fois-ci. Une diva sanguignolante ça fait désordre.Vous vous amusez à frôler les visages, à caresser la joue d’une spectatrice au décolleté rougissant. Personne ne vous touche. Les corps sont tétanisées, les regards figés. Vous êtes une bête curieuse, mi-sorcière mi-déesse, effrayante, fascinante. Décidément, vous vous régalez de ce petit jeu de rôle.
On vous demande souvent comment vous faites pour ne pas vous sentir humiliée, pour supporter d’être perçue comme un objet. Vous riez une fois de plus de cette lecture au premier degré. Si vous aimez jouer les objets et excellez dans cette discipline, c’est justement parce que vous êtes le sujet, le maître du jeu, à la fois marionnette et marionnettiste. C’est vrai, les conditions de travail pourraient être bien meilleures et ce n’est pas par hasard si vous vous produisez désormais essentiellement aux Etats-Unis. C’est vrai, sur six, huit-cent personnes, deux se seront montrées peu délicates. C’est vrai, vous ne vous sentez pas toujours à votre place, face un public peut-être trop jeune, pas assez éduqué. Mais ce moment vous appartient, à vous d’en faire un moment agréable pour vous, pour les autres. Vous n’êtes qu’une actrice porno qui montre ses seins ? Vous êtes bien plus que cela car vous donnez beaucoup plus. Vous êtes la princesse de votre propre conte de fées… Le sourire sur les visages se propage, votre joie frétille, électrique, effervescente, crépitant de vos orteils jusqu’aux lobes de vos oreilles. Vous inspirez lentement, vous vous sentez bien.
La voix de Michael Buble s’éteint, votre cœur ralentit. Le souffle général se suspend…
…à votre doigt…
…sur lequel…
…une bretelle…
…glisse…
…lentement…
Katsuni
A suivre : « Dans la peau d’une actrice porno : en mode strip-tease » 3/3
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