Les cornes sont considérées comme des marques de virilité. Pourquoi,
dans le même temps, désignent-elles de façon infamante ce qui déshonore les
maris ? A la fois trophées glorieux et symboles honteux, les cornes sont duelles.
Pour dire «cocu», la plupart des pays européens utilisent des mots qui désignent le «cornu» ou «cornard» : celui porte des cornes. On dit cornuto en Italien (ou becco, «bouc») ; cornudo en espagnol (ou cabron «bouc») ; cornudo en portugais (ou cabrao «bouc») ; incornorat en roumain ; keratas en grec (de kera, «corne») ; boynuzlu en turc (de boynuz «corne») ; cornut ou banyut en catalan (de banya «corne») ; felszarvazott en hongrois (de szarv «corne») ; rogonja en serbo-croate (de rog «corne») ; rogonosec en bulgare ; rogaty en polonais ; rogonosec en russe ; rohonosec en tchèque (de roh «corne») ; hoorndrager en hollandais (de hoorn «corne»), etc.
La plupart des langues européennes utilisent donc des dérivés du mot
«cornes», à l’exception de l’Angleterre et du nord est de la France, où
prévalent les termes cuckold et cocu, qui dérivent tous les deux du terme latin cuculus («coucou»).
La femme porte-t-elle des cornes ?
Oui,
dans les cultures où règne l’égalité homme-femme. Mais ce n’est pas la
norme. La norme, c’est que l’homme perd son honneur si son épouse va
voir ailleurs, alors que la femme, elle, peut garder la tête haute si
son mari la trompe. Suivant une logique totalement discriminatoire,
l’honneur pour une femme c’est sa pureté et sa fidélité alors que pour
un homme, c’est la pureté et la fidélité de sa femme. Parfois aussi,
l’honneur pour un homme c’est la pureté de sa sœur. Parfois même, c’est la pureté de sa mère. En Italie, il arrive qu’on entende l’injure : cornutu i to patri
(«cornu de ton père»). Mais ce genre d’injure est rare. Comment
pourrait-on reprocher au fils le fait que son père n’ait pas
suffisamment «honoré» son épouse et que celle-ci… se soit «déshonorée» ?
De quand date l’image du cornu honteux ?
S’il
faut en croire l’anthropologue Salvatore D’Onofrio, les premières
occurrences de cornes du cocu datent de l’antiquité. Elles se trouvent,
dit-il, dans l’Onirocritique (II, 12)
d’Artémidore – qui propose une interprétation très négative du fait de
rêver que l’on porte des cornes – et au détour d’un épigramme lubrique
de l’Anthologie Palatine (XI : 278). «Dans
une époque tardive, nous trouvons en Grèce des attestations des cornes
comme symboles de l’infidélité conjugale, un symbole qui prévaudra avec
le christianisme et la «fabrication «du diable.», dit Salvatore. En
d’autres termes : durant l’antiquité, le symbole des cornes serait
longtemps resté positif. Puis, vers le 1er siècle avant J.-C., il aurait
évolué dans un sens négatif. Lorsque les chrétiens associent le diable
aux cornes, l’idée d’une déchéance se renforce au point que les
expressions «mettre des cornes» ou «faire des cornes» deviennent
synonyme de «tromper».
Faut-il se moquer du cornu ?
«Dans certaines régions françaises, on utilise de façon métaphorique des termes comme cornards, cornardise, cornichon, cornette, encorner, cornifier, s’encorner, s’encornailler, aller en Cornouaille et Monsieur
Cornélius», explique D’Onofrio qui brasse en une phrase l’ensemble des
périphrases vachardes permettant aux hommes de désigner celui d’entre
eux que son épouse a «compromis». Mais les moqueries se doublent
toujours d’une forme d’admiration. Faut-il être amoureux pour supporter
qu’une femme aille voir ailleurs !? La passion pousse parfois des hommes
à «endurer cornes aussi grandes qu’un chêne», ainsi que le raconte Marguerite de Navarre (1492-1549) qui – dans son Heptameron – mesure le degré d’attachement sentimental à la capacité de «souffrir cornes»… Le cornu – parfois admirable – se fait une gloire de sa honte (2). Couronne d’épines ?
Pourquoi est-il honteux de porter des cornes ?
La
ramure du cerf pousse sous l’effet du flux séminal : lorsque le taux de
testostérone augmente et que la période de rut approche, le cerf mâle
se met à frotter ses bois contre les troncs et à bramer. C’est aussi le
moment où les chasseurs, saisis par la même fièvre, se mettent à partir
dans la forêt où ils pourront affronter le «grand coiffé». Au terme du duel, que font les chasseurs ? Ils coupent les testicules du cerf et le
décapitent. Il y a un lien entre le fait de prendre un trophée sur le
rival abattu et le fait de lui couper les parties. Dire d’un homme qu’il
est cornu, c’est – par analogie – faire allusion au fait qu’il est
symboliquement comme l’animal : abattu, coupé, castré.
Castré : les cornes à vie
Les
faits sont-ils avérés ? Il paraît que lorsqu’on castre un cerf dans la
période où il exhibe ses bois, il ne les perdra plus jamais. On
reconnaît le cerf privé de sa puissance virile au fait qu’il garde ses
grands bois même en hiver. Ainsi que l’indique l’anthropologue Bertrand
Hell dans son livre Sang Noir : «La croyance consignée par Pline l’Ancien au 1er siècle apr. J.-C. est encore largement partagée aujourd’hui : «Chez les cerfs châtrés, les cornes ni ne tombent, ni ne poussent «(Histoire naturelle). La
certitude d’une relation physiologique directe prévaut ; il nous faut
comprendre l’analogie qui conduit à associer le trophée et la semence
sauvage.» Voilà peut-être pourquoi les bois et les cornes qui sont
le symbole éclatant de la puissance mâle servent aussi à désigner la
honte frappant celui que sa femme réduit à l’oisiveté. En tant qu’homme,
il est inutile.
Charivari : porte-bonheur phallique et tintamarre anti-cocu
L’ambivalence
des cornes est telle qu’il existe un seul mot pour désigner une
guirlande de cornes viriles et un rituel moqueur visant le cocu :
charivari. Le charivari est un ornement très connu dans la région
alpine. Entre la France, l’Allemagne et la Suisse, les montagnards
n’hésitent pas à porter haut cette breloque faite avec des trophées
(patte de cerf, mues, bois, dents de sanglier) : elle les protège du
mauvais oeil.
Elle se porte en pectoral,
mais parfois aussi à la façon d’un cache-sexe obscène. Les cornes qui
tintinnabulent devant la braguette attirent l’oeil de façon très “violente“ sur
les parties viriles. Mais le mot charivari possède un autre sens : il désigne aussi le bruit de sifflets et de crécelles sous les fenêtres du cocu, pour dénoncer l’adultère. Au mari de réparer
l’honneur en reprenant possession de ses moyens. Le tapage et les huées doivent l’inciter à
retrouver sa flamme, sa femme.
Le cornu mis à mort
Curieusement, ce chahut –, mené comme une chasse à l’homme –, transforme le cocu en gibier. Le charivari est moqueur, certes, mais c’est un «rire qui tue», raconte Georges Minois dans son Histoire du rire et de la dérision. «Dans certaines régions, tel le Devon anglais, le charivari peut prendre l’aspect d’une chasse au cerf». Un jeune homme, portant des cornes, est poursuivi par une meute humaine qui le tue symboliquement devant la porte du cocu, dont le seuil est alors maculé de sang de boeuf… Façon claire de stigmatiser l’homme par qui le déshonneur arrive, jugé coupable des «désaccords domestiques» et d’un désordre scandaleux au regard du groupe. Par sa faute, le principe mâle est mis en danger. Qu’il soit puni ! Qu’on lui coupe… la tête !
A LIRE : Sang Noir – Chasse, forêt et mythe de l’homme sauvage en Europe, de Bertrand
Hell. Editions L’Oeil d’Or. 2012. Les Fluides d’Aristote,
de Salvatore D’Onofrio. Editions Les Belles Lettres. 2014. Histoire du rire et de la dérision, de Georges Minois. Fayard, 2000.
NOTES
(1) Marguerite de Navarre parle d’ailleurs de femmes à ce point amoureuses qu’elles considèrent leurs cornes comme une couronne de fleur.
POUR EN SAVOIR PLUS : «Maris trompés, maris heureux : le fantasme du cuckold» (du coucou au cocu) ; Montre-moi ta femme (les origines du candaulisme) ; «Ca fait quoi au coeur d’être brisé» (le fantasme du netorareta au Japon)
Cet article fait partie d’un dossier en trois parties consacré à la corne. Première partie : «Jettatura : que Priape m’en protège» (la corne comme porte-bonheur). Deuxième partie : «Hé, le cornu !» (le lien entre phallus et corne).
ILLUSTRATION : photo du haut prise dans un calendrier des cornichons Reitzel. Calendriers souvent très drôle. Plonk et Replonk y ont même participé. Photo de charivari empruntée au Pinterest de la mode traditionnelle des régions montagnardes en Allemagne (tracht)