Un soir d’octobre 1987, éméché et couillon comme on peut l’être à 18 ans, j’ai fait connaissance avec Rocky en essayant d’entrer au Bar L. Aujourd’hui devant moi, Lilly, alors patronne de l’établissement, rigole: «Rocky ne faisait qu’aboyer. Il n’a jamais mordu personne!» Goguenarde, elle ne se lasse pas de raconter l’accueil réservé aux hommes dans le petit bar du quartier des Pâquis: «Je ne sais pas pourquoi, il se mettait à aboyer à chaque fois qu’un mec rentrait. Personne ne l’avait dressé pour ça, mais il avait suffi d’une fois où tout le monde l’avait félicité pour qu’il remette ça avec chaque homme se présentant à la porte!» Lilly passe les photos à Pauline, 21 ans, animatrice du groupe girls-only Les filles affranchies: la devanture, l’intérieur rouge, au mur les photos de Katherine Hepburn, de Vanessa Redgrave… Mais pourquoi ne pas avoir créé un endroit mixte? Lilly frappe sur la table, elle n’en démord pas: «Non, non, non! Moi, c’était pour les femmes… J’avais déjà 45 ans quand j’ai ouvert le bar et je savais très bien dans quel genre d’endroit je voulais être tous les soirs.»
Un certain regard
Au fait, c’est quoi leur problème, aux mecs? Pauline et Lilly sont unanimes: c’est le regard. Selon Lilly, le regard des mecs hétéros dit «mal baisées», pas autre chose. Pauline ajoute: «les réactions sont souvent détournées, mais elles ramènent toujours au fantasme de la lesbienne qui n’a pas trouvé le bon mec. On peut très bien faire front, leur dire d’aller jouer ailleurs, mais il y a des moments où tu as envie d’être entre amies et de ne pas subir ça.»
Pourtant, il existe en Suisse romande quelques lieux gérés par des lesbiennes qui y font régner une ambiance particulière. Pour Pauline c’est une piste à explorer, par exemple en créant des soirées à coloration féminine, où les hommes ne seraient acceptés qu’à certaines conditions – à partir d’une certaine heure, par exemple. Mais Lilly n’y croit pas. Parce que ça dégénère forcément? «Non, corrige Lilly. Parce que les femmes auxquelles s’adressent ces soirées ne reviendraient pas. Pour une femme, sortir dans un bar, c’est quelque chose. A l’époque, plein de femmes me disaient: Je suis passée dix, vingt fois devant chez vous avant d’entrer. Il ne faut pas oublier qu’il y a beaucoup de femmes qui ne sont pas “affranchies”, ajoute-t-elle avec un clin d’œil pour Pauline. Même parmi des jeunes femmes que je connais, il y en a qui ont toujours peur d’être vues par des hommes hétéros qu’elles continuent de considérer comme des ennemis, des espions…»
Gays envahissants
En ce qui concerne les gays, Lilly admet ne les avoir «jamais tellement encouragés à venir au Bar L parce qu’ils ont assez d’endroits à eux. En plus, quand ils sont quelque part, ils sont assez envahissants.» S’il s’agit d’abord de protéger l’intimité du lieu, Pauline et Lilly admettent que par ailleurs, les caricatures renvoyées par les «folles» les agacent prodigieusement. «Avec leurs minauderies, leur sex-appeal, les folles font tout ce avec quoi nous, féministes, essayons de rompre», explique Lilly vertement.
Intolérance? Enfermement? Ghetto? Des arguments qui laissent Lilly de marbre: «Avant que je ne le reprenne, le bar appartenait à un coureur cycliste qui y recevait ses copains. Avait-on idée d’appeler ça un ghetto de sportifs? Si appartenir à un ghetto, c’est être bien ensemble, alors oui, je veux bien appartenir à un ghetto!»
En attendant, Lilly rappelle l’élément essentiel qui différenciait le Bar L de beaucoup d’établissements ou d’associations actuels: l’accueil – humain, chaleureux. C’est aussi l’esprit que Pauline souhaite insuffler aux soirées Filles Affranchies: «Ce qui se dégage de ces moments, c’est l’autonomie, la force et la fierté d’exister sans les hommes.» Et Lilly de renchérir: «…et le plaisir, le plaisir d’être entre nous – et Dieu sait si l’on peut être différentes les unes des autres!»
» Une verrée d’hommage à Lilly aura lieu à l’association Lestime, le 30 août dès 19h.
» Tiré de l’article «Les garçons restent dehors», paru initialement dans le numéro de février 2005 de 360°. A lire également, le témoignage de Lilly dans l’article «Maisons de retraite: les homos débarquent!».