Longtemps, j’ai recherché le choc. Au cinéma comme en littérature, je me suis beaucoup intéressé aux œuvres capables de me déstabiliser, de me secouer, de faire vaciller mon âme ou mon estomac. Mais très peu l’ont véritablement fait. La Grande Bouffe compte parmi les exceptions.
Réalisé en 1973 par Marco Ferreri, le film raconte l’histoire de quatre amis, tous grands amateurs de nourriture, qui s’enferment dans une maison pour manger jusqu’à en crever. Tout un programme pour un chef-d’œuvre où Michel Piccoli, Marcello Mastroianni, Philippe Noiret et Ugo Tognazzi donnent la réplique à la troublante Andréa Ferréol. Sorte de farce méta où les personnages portent les prénoms des acteurs qui les interprètent, La Grande Bouffe a provoqué l’une des pires polémiques du Festival de Cannes, qui s’est propagée à l’entièreté du pays. Choqués par sa dimension orgiaque et l’image qu’il donne de la nourriture, certains spectateurs de la projection ont insulté l’équipe du film. Dans les mois qui ont suivi, certains restaurateurs refusaient même de servir les acteurs tandis que des clients se levaient de table à leur entrée dans les établissements qui les acceptaient.
Mais la critique la plus violente est bien évidemment venue de nos confrères journalistes de l’époque, qui ont volontiers parlé de boue et d’humiliation pour la France et l’ont qualifié d’obscène et de scatologique. Mais surtout, il a bien évidemment été qualifié de pornographique. Et il est effectivement les trois, ce qui fait tout son génie.
Difficile pourtant de ne choisir qu’une seule scène de ce long-métrage, tant celles qui sont marquantes sont nombreuses. Elles parsèment le film, elles se glissent avec subtilité entre les milliers de moment où les personnages cuisinent des plats plus tentant les uns que les autres : des pizzas provençales, des viandes servies à la tonne, de gigantesques saladiers de pasta al ragù, de véritables montagnes de purée, des litres de compote faite maison, de gargantuesques gâteaux couverts de crème au beurre, j’en passe et des centaines.
Au milieu de cette orgie alimentaire, Marcello Mastroianni déshabille une prostituée en la nourrissant d’un cassoulet posé sur le capot d’une Bugatti d’époque. Puis, il lui applique une pièce de voiture phallique contre le sexe dans un jeu érotique troublant. Quelques minutes plus tard, Andréa Ferréol recoud un bouton du pantalon de Philippe Noiret avant de lui administrer une fellation qui le conduira à la demander en mariage. L’instant d’après, c’est Piccoli qui lance de la nourriture sur le corps nue de l’une des invités. Bref, ça ne s’arrête jamais vraiment.
Malgré l’omni présence du sexe dans le film, ne vous attendez pas nécessairement à vous glisser une main entre les cuissesen le regardant. Ou attendez-vous à la retirer au cours du film (à moins bien sûr d’avoir un kink de feeding que je n’ai pas, auquel cas vous passerez surement le meilleur moment de votre vie). Car le sexe n’est en réalité que l’un des plats du suicide alimentaire auquel se livrent les cinq personnages. Et de la même manière que la présence de la nourriture devient de plus en plus insupportable, le sexe suit le même parcours.
Cela commence à mon sens par la scène où Andréa Ferréol relève son déshabillé pour grimper sur le sexe sur Michel Piccoli. Allongé dans une chambre à la décoration asiatique, celui souffre le martyr à cause des terribles gaz que lui provoquent les tonnes de nourriture qu’il a ingéré. Avec une sensualité incontestable, l’actrice descend ses bretelles pour libérer son opulente poitrine et se met à s’agiter sur le corps du malade tandis qu’il mord le cuir.
Je m’arrête ici de peur de vous spoiler ce film vieux de presque cinquante ans. Sachez toutefois que contrairement à d’autres, ce film a le bon goût de ne pas faire que choquer, il interroge sans négliger la forme. Servi par des acteurs merveilleux, il développe un propos et une esthétique unique, puissante, où le désir, le plaisir et le dégoût se frôlent, s’enlacent et se chevauchent. Le genre d’œuvre qui ne quittera jamais vraiment votre esprit. Et c’est bien le but.