Figure majeure de la contre-culture américaine depuis les années 1960, le poète John Giorno fait l’objet d’un exposition troublante, à caractère initiatique, basée sur le principe de la répétition et de l’hypnose. Au Palais de Tôkyô, dépêchez-vous de le découvrir.
En 1962, le poète John Giorno rencontre le peintre Andy Warhol qui devient son amant. John Giorno a 27 ans. Il souffre déjà de cette dépression qui lui donne «une envie de suicide chaque jour de ma vie» et qui ne le quittera jamais. John Giorno se réfugie dans le sommeil. Il dort longtemps. Nous sommes en été. Il dort nu. Andy Warhol, alors, décide de faire de lui la superstar de son premier «anti-film» : SLEEP. «Au mois d’août 1963, Andy a commencé à tourner Sleep. Ca a été un tournage facile. J’adorais dormir. Je dormais tout le temps, douze heures par jour et tous les jours. Il n’y avait que là que je me sentais bien : l’oubli complet […]. Tout ce qui faisait partie du temps de veille était atroce. […] Andy tournait trois heures environ, jusqu’au lever du soleil à cinq heures du matin, tout seul». Le tournage a lieu dans l’appartement de Giorno. Le film initialement prévu pour durer huit heures (le temps d’une nuit de sommeil) dure en fait cinq heures et vingt et une minutes lorsque projeté à seize images par seconde. Le regarder, c’est comme fixer à n’en plus finir une photo. L’image est immobile. Ou presque. D’imperceptibles mouvements traversent parfois le visage ou le corps du modèle, mais de façon tellement ténue qu’on croit soi-même rêver…
La première a lieu au Gramercy Arts Theater le 17 janvier 1964. D’après le New York Post, seuls neuf spectateurs étaient présents, deux ont quitté la salle dès la première heure de projection. Lors de cette première officielle de Sleep, Warhol diffuse Vexations (1893), un morceau de piano, composé par Erik Satie dans une période de dépression noire… Le morceau dure environ quatre-vingts secondes. Une note laissée par Satie indique sur la partition : «Pour jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer […] par des immobilités sérieuses.» Prenant modèle sur Satie, Warhol conçoit son film sur un mode lancinant. Bien qu’il donne l’illusion du temps linéaire d’une nuit de repos, Sleep est l’accumulation d’innombrables prises montées et répétées en boucle. Le résultat est hypnotique. On reste à fixer le visage de Giorno. Celui d’un cadavre ? Ou d’une statue antique ? Son profil marmoréen évoque une forme d’ensevelissement. L’image statique, flottante, s’imprime sur la rétine comme une trace remontant du plus lointain passé, exhumant avec elle des couches de sommeil profond…
Hélas, dormir ne sert à rien. «Il n’y a plus / de temps à perdre / et si tu vas / dormir / tu le claques / et tu es totalement / perdu / tu es totalement perdu / et tu as oublié / que tu es mort / et tu as oublié que tu es mort».
Que faire alors ? Dix ans après le tournage de Sleep, John Giorno compose le poème Suicide Sûtra (1973) comme un exercice de méditation guidée. «Tout le monde est invité à participer à ce poème», dit-il avec ironie, incitant le lecteur-auditeur à se laisser envahir par les sensations de paix et de sérénité qui accompagnent un suicide au revolver de calibre trente-huit. L’expérience à laquelle chacun est conviée, c’est prendre conscience – «comme une fleur qui s’ouvre» – de chaque partie de son corps, membre après membre, jusqu’au relâchement total qui correspond à l’impact de la balle… Mourir. Quel soulagement. Nous ne faisons que répéter cela, chaque jour. C’est pourquoi le poèmes de Giorno, suscitent sans cesse avec tant d’acuité une impression de déjà-vu. Les lire, c’est se rappeler des choses mille fois ressenties : envies, peurs, désirs inassouvis… «Les textes de Giorno se posent sur la page en deux longues colonnes symétriques ou décalées, telles deux bandes magnétiques qui déroulent les histoires de sexe et de dérives obsessionnelles». Ils sont jouissifs à lire parce qu’ils ne renvoient jamais, en miroir, qu’à nos litanies d’espérances et d’échecs.
«La méditation bouddhiste révèle que le MOI auto-glorificateur est vulgaire, délusoire et pas mal ressemblant d’une personne à l’autre. La similitude morne de l’esprit est mise à nu. Et le public rit avec soulagement. Oui, nous pensons tous de la sorte, alors pourquoi prétendre le contraire ?» Dans un texte publié en introduction au recueil Suicide Sûtra, William Burroughs démonte les ressorts de cette poésie qu’il rattache à l’école de la «poésie trouvée » (found poetry). La poésie trouvée, c’est celle qui nous fait trouver nos vérités latentes, qui les révèle à nos propres yeux à la façon d’évidences lumineuses. «La répétition qui caractérise la poésie de John Giorno est enracinée dans la nature même du langage […]. Vous vous réveillez. Vous allez à la banque. Combien de fois allez-vous vous répéter tandis que vous vous apprêtez à vous rendre à la banque : “Je dois aller à la banque aller à la banque la banque la banque…“. Comme si vous ne pouviez pas aller à la banque sans répéter sempiternellement votre intention d’y aller. Et le public reconnaît cette répétition apparemment dépourvue de sens comme faisant partie intégrante du processus mental de chacun de ses membres. Oui nos esprits résonnent bien de cette façon. Et la reconnaissance explicite de ce fait entraîne un sentiment de libération».
Que la libération vienne de la répétition, cela ne fait aucun doute. Raison pour laquelle, en dépit de sa noirceur (ou pour cette raison même qu’elle est noire), la poésie de Giorno met en joie. Elle met en joie parce qu’elle répète et martelle des évidences : «Après vous être battu à l’aveugle / dans un sommeil sans fin / vous mettant vous-même knock-out / vous prenez conscience que tout est vide /[…] Tout le monde s’allège / Tout le monde s’allège / Tout le monde / s’allège / tout le monde / est lumière».
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EXPOSITION «I LOVE JOHN GIORNO» de Ugo Rondinone présentée au Palais de Tôkyô (du 21 octobre 2015 au 10 janvier 2016), première rétrospective au monde consacrée à la vie et l’œuvre du poète américain John Giorno.
Horaires d’ouverture : de midi à minuit, du mercredi au lundi. Fermé les mardis, 25 décembre 2015 et 1er janvier 2016.
A LIRE : Un numéro spécial de 220 pages de la revue Palais tient lieu de catalogue, avec notamment des poèmes de John Giorno traduits par Gérard-Georges Lemaire, son ami depuis 1975.
Suicide Sûtra, de John Giorno, aux éditions Al dante (épuisé). Traduit de l’anglais par Gérard-Georges Lemaire. 264 pages. Initialement paru aux éditions Christian Bourgois en 1980.