En 1903, l’architecte viennois Adolf Loos publie une photo de la chambre qu’il a fait aménager pour sa jeune épouse, Lina. La chambre est entièrement tapissée de fourrure et de voiles blancs. Un cocon duveteux… Pour abriter quelle étrange obsession ?
Sa première relation
sexuelle, Adolf Loos l’a à 21 ans, avec une prostituée qui lui transmet la syphilis : il reste alité pendant
plusieurs mois, devient stérile et perd un testicule. Pour Loos, les femmes incarnent le danger de mort.
Ce qui ne l’empêche pas de les idolâtrer, surtout si elles sont jeunes. Il aime
les femmes-enfants… quand ce ne sont pas les enfants tout court. Et pourtant il
est féministe. Il épouse trois femmes, il divorce trois fois. Quand il épouse
la troisième (Claire née Beck, âgée de 24 ans), il a pratiquement 60 ans, il
est à moitié sourd, il a perdu son
estomac suite à un cancer et il présente les signes précurseurs de ce qui sera
plus tard diagnostiqué comme une paranoïa.
Un énergumène solitaire
Qu’il ait été fou
toute sa vie ne fait cependant pas de doute tant son génie est irascible.
Provocateur, intransigeant, il fait scandale avec des textes qui parlent
pêle-mêle de masturbation, de suicide et de papier-peint. Dans des articles
volontairement polémiques il attaque bille en tête tous ses contemporains (à commencer
par les Sécessionnistes, pourtant engagés –comme lui– dans la lutte contre le
rococo). Il maltraite ses clients. Il tient des propos antisémites
alors que deux de ses femmes et la plupart de ses amis sont juifs. Et puis, surtout, il conçoit des projets d’architectures démentes qui ne voient
jamais le jour tant elles dépassent les limites du raisonnable : en 1922, il
veut faire construire pour le siège du Chigago Tribune une colonne
dorique géante ; en 1929, il conçoit pour Joséphine Baker une maison agencée
comme un décor de Music Hall aquatique…
Maison-cube versus chambre-matrice
Pour certains, Loos est
un misogyne raciste, voire un précurseur du nazisme. Pour d’autres, c’est un
progressiste aux idées révolutionnaires. Comment faire la part des choses ?
Dans un ouvrage au titre séducteur –Loos et l’humour masochiste (aux éditions MētisPresses)–, l’historien
Can Onaner (enseignant à l’Ecole d’architecture de
Marne-la-Vallée et membre du LIAT) propose d’analyser l’oeuvre de Loos à la
lumière de sa vie, afin d’en résoudre les apparentes contradictions. Il n’est
en effet pas aisé de comprendre pourquoi ce pionnier de l’épure, resté célèbre pour ses maisons
semblables à des cubes, s’amusait par ailleurs à concevoir des chambres
capitonnées de laine angora.
Ornement et crime
D’un côté,
Loos défendait (seul contre tous) le purisme le plus radical en matière
d’architecture : «l’ornementation est un crime». Il prônait le dénuement. Des fenêtres percées
dans des murs blancs. Des bâtiments rectangulaires. Des portes lisses. Loos
était contre le «style». D’un autre côté, il s’amusait à faire surgir des pieds
de lion sur des tables et des boudoirs bizarres au milieu des maisons. Loos se
trahissait-il ? «Non», répond Can Onaner, qui entend donner sens aux paradoxes
qu’il énumère. L’aridité apparente des
façades conçues par l’architecte viennois ne servent que de trompe l’oeil,
dit-il, engageant le lecteur à ne pas s’y laisser prendre. Méfiez-vous des
apparences.
Utilitaire ? Lui, jamais !
Loos n’est
pas un chantre de l’idéologie moderniste (utilitaire et rationnelle), insiste
Can Onaner. Tout le contraire. Lorsque Loos prétend se battre en faveur d’un
habitat rationalisé suivant des critères pragmatiques d’économie et
d’efficience, il ne fait que mentir. Car la réalité, c’est que Loos ne respecte
aucune symétrie. Les murs porteurs mitoyens n’ont pas toujours la même
longueur. Les pièces ont des hauteurs de plancher ou de plafond différentes.
Parfois, il fait des intérieurs qui s’emboîtent de façon hermétique (sans
ouverture sur le dehors) afin de préserver une part de secret. Ses plans de
maison correspondent toujours plus à l’idéal de la vie intime – la vie privée,
avec ses parts d’ombre et de pulsions obscures– qu’à l’idéal de la vie
collective tel qu’attendu par «l’esprit moderne».
Loos est-il un faux moderne ?
Loos
serait-il un «faux moderne» (comme d’autres sont des faux maigres ou des faux
jetons) ? Pas tout fait, répond Can Onaner qui préfère le présenter comme un
vrai rebelle, incapable de se soumettre
à la morale positiviste. Preuve en est cette chambre, dont l’aspect féérique
confine à la perversion. Lorsqu’il en fait publier une photo dans
une revue célèbre de l’époque, Adolf Loos expose sa vie intime au grand public.
Il prétend que cette chambre reflète la persona de sa femme, Lina. De
fait, Lina est connue pour ne porter que de longues robes blanches, aux traines
et aux manches flottantes comme des ailes d’ange. En exhibant le lit conjugal (le lit sur lequel Lina...), Loos joue sciemment avec des
fantasmes.
La Vénus à la fourrure
Les fantasmes
relèvent de la projection bien sûr, mais pour Can Onaner la présence de
fourrure ne laisse place à aucun doute : l’ombre de Sacher-Masoch, célèbre
auteur de La Vénus à la fourrure (1870), plane sur cette chambre aux allures de sanctuaire. Adolf Loos connaissait bien les écrits de Sacher Masoch. Il en partageait
d’ailleurs certainement les idées. Pour Sacher-Masoch, la femme idéale était
libre, cultivée, indépendante : non pas une mère mais une amante. Lorsqu’il
recouvre le sol de fourrure, Adolf Loos dévoile-t-il en creux son rêve d’aimer
une égérie ? N’est-ce pas ce rêve qui conduisit son couple jusqu’au drame ?
La réponse
mercredi prochain.
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A LIRE :
Adolf Loos et l’humour masochiste, de Can Onaner, éditions MētisPresses, 2020.
CET ARTICLE FAITPARTIE D’UN DOSSIER : «L’architecture peut-elle rendre amoureux-euse ?» ; «Une maison pour ton corps nu» ; «La chambre de Lina : conjugale ou mortuaire ?» ; «Meurs c’est une déesse»