En psychanalyse, il est courant de définir les homosexuels comme narcissiques ou immatures. Une psychanalyste attaque cette vision périmée. Elle s’appelle Sarah Chiche et consacre un ouvrage critique nuancé, lumineux, à l’héritage de Freud.
«Aujourd’hui encore, pour tout un courant
freudien mais aussi pour certains analystes lacaniens conservateurs, de même
que la seule jouissance féminine aboutie est la jouissance vaginale,
l’homosexualité relève d’une “perversion”» Sans mâcher ses mots, Sarah
Chiche attaque. Dénonçant l’obscurantisme encore trop répandu dans le milieu des
psychanalystes, elle parle de leurs «jugements si normatifs et
réactionnaires qu’on en frémit de honte» et de «leurs vues odieusement
réactionnaires aussi bien sur les troubles du spectre autistique (la mère
serait la cause de tout) que sur l’homosexualité, l’homoparentalité, la
féminité, ou la transidentité». Bien qu’elle s’insurge contre les travers
de la psychanalyse, Sarah Chiche défend pourtant sa «discipline» d’une plume
vibrante.
Une histoire érotique de la psychanalyse
Dans un ouvrage intitulé Une histoire érotique de la psychanalyse, elle s’appuie sur une cinquantaine d’histoires –des
parcours de vie– dont elle fait a matière d’une reflexion profondément humaine
sur ce que le passé peut nous apprendre de nous-même. A commencer par les
erreurs. Les erreurs de Freud concernant ses patientes, par exemple. Chacune de
ces erreurs fait l’objet d’un chapitre enlevé, chatoyant. Sarah Chiche
ressuscite les acteurs, replace l’histoire dans son contexte et remet les
pendules à l’heure.
Freud, enfant, lavé dans une eau teintée de
menstrues
Son livre dévoile des pans d’histoires humaines.
Cela commence avec la nounou de Freud qui le «lavait avec une eau rougeâtre
dans laquelle elle s’était elle-même lavée auparavant». Cela continue
avec l’épouse de Freud, qu’il ne cessait de mettre enceinte –malgré toutes ses
précautions– jusqu’au jour où… Puis cela rebondit sur des histoires d’alcôves
et de cures ratées, de jalousies, de syphillis, de dépressions ou de coups de
foudre. Dans cette fresque vivante, tous les acteurs se croisent. La plupart
d’entre eux sont des femmes. «Sans les femmes, il n’y aurait pas eu de
psychanalyse», affirme Sarah Chiche qui profite de ce livre pour raconter
leur influence.
Anna Freud: homosexuelle… adepte des thérapies de conversion
Celle d’Anna Freud, par exemple : la dernière fille
du maître est homosexuelle. Ironie du sort : «toute sa vie, Anna Freud
considérera l’homosexualité comme une maladie à guérir et elle s’opposera mordicus
à l’idée que des homosexuels puissent devenir psychanalystes.» Elle serait même à l’origine des thérapies de conversion qui consistent, par exemple, à envoyer des décharges électriques aux patients qui bandent sur des images d’hommes. Pourquoi de si cruels traitements ? Son père prônait-il la répression ? Non, répond Sarah Chiche. «Freud a milité, avec
d’autres sexologues de son temps, pour la dépénalisation de l’homosexualité.»
Ainsi que Sarah Chiche le révèle, non seulement Freud défend le droit des
homosexuels à mener leur vie sexuelle et amoureuse comme ils l’entendent mais
il refuse d’y voir une maladie.
«L’homosexualité n’est pas honteuse, perverse
ou dégradante»
En 1935, Freud écrit même à une mère, inquiète de
l’homosexualité de son fils, cette lettre, que Sarah Chiche reproduit dans son
intégralité : «Chère madame, Je crois comprendre dans votre lettre que votre
fils est homosexuel. Je suis très surpris que vous n’utilisiez pas ce terme
vous-même dans la description que vous me faites de lui. Puis-je vous demander
pourquoi vous évitez de l’employer ? L’homosexualité n’est certainement pas un
avantage mais elle n’est pas honteuse, perverse ou dégradante ; elle ne peut
être classifiée comme une maladie, nous la considérons comme une variation de
la fonction sexuelle, produite par un arrêt spécifique dans le développement
sexuel.
«Il est injuste de persécuter les homosexuels»
Bien des individus fort respectables à des
époques anciennes et modernes étaient homosexuels, et l’on retrouve parmi eux
certains des plus grands hommes de notre temps (Platon, Michel-Ange, Léonard de
Vinci, etc.).
Il est extrêmement injuste, mais aussi cruel, de
persécuter les homosexuels comme des criminels. Si vous ne me croyez pas, lisez
le livre de Havelock Ellis.
En me demandant mon aide, j’imagine que vous me
demandez si je peux supprimer l’homosexualité et la remplacer par une
hétérosexualité, plus normale. La réponse est que, d’une manière générale, nous
ne pouvons rien promettre. Dans certains cas, nous parvenons à développer les
germes atrophiés des tendances hétérosexuelles qui existent chez tous les homosexuels,
mais, dans la majorité des cas, cela n’est plus possible. Cela est lié à l’âge
et au caractère de l’individu. Le résultat du traitement est impossible à
prévoir.
Ce que l’analyse peut faire pour votre fils
s’apparente à autre chose. S’il est malheureux, névrosé, déchiré par des
conflits intérieurs, et introverti dans sa vie sociale, l’analyse peut lui
apporter l’harmonie, la paix de l’esprit, une efficacité pleine et entière,
quel que soit son état : qu’il reste homosexuel ou qu’il soit transformé.
Si vous en décidez ainsi, il pourrait suivre une
analyse avec moi, mais je doute que vous acceptiez, et il lui faudra venir à
Vienne. Je n’ai pas l’intention de quitter cet endroit. Toutefois, n’oubliez
pas de me répondre.
Bien cordialement et avec mes meilleurs
sentiments. Freud»
Les homosexuels sont-ils immatures ?
Ainsi que Sarah Chiche l’explique, Freud soutient
que l’homosexualité est aussi naturelle que l’hétérosexualité,
car «la pulsion va chercher ses objets dans toutes les directions. Du coup,
il est biologiquement normal et donc en aucun cas moralement condamnable que
certains individus fassent un “choix d’objet” homosexuel.» C’est en tout
cas sa première position, celle qu’il expose en dans Trois essais sur la théorie sexuelle (1905). Cette position, cependant, ne contribue pas à
lever le stigmate : pour «expliquer» l’homosexualité Freud présente en effet
les homosexuels comme des individus immatures.
Les homosexuels sont-ils narcissiques ?
Classant les homosexuels parmi les «pervers»
(entendre par là : inachevés), Freud les présente comme des personnes qui
seraient restées fixées à un stade infantile de leur développement sexuel. Pour
Sarah Chiche, cette conception est extrêmement regrettable car elle entretient la réprobation morale de certains psychanalystes. Le plus regrettable est d’ailleurs
que, comme souvent, Freud se contredit. En 1910, cinq ans après avoir publié Trois
essais, «il propose pour l’homosexualité masculine (il est alors sans
doute incapable de dire quoi que ce soit sur les lesbiennes) une étiologie
détaillée qui n’en finira pas de faire grincer des dents : fixation à la mère,
identification à la femme, puis choix d’objet “narcissique” – et c’est parce
qu’il est narcissique, selon la fameuse image du reflet mortel dont s’éprend
Narcisse, que cet amour devient homosexuel.»
L’homosexualité : «un crime répugnant»
?
Suivant cette nouvelle définition, l’homosexuel n’a
pas dépassé le stade du miroir. Loin de lever le stigmate qui frappe les
«invertis», la psychanalyse leur refuse le statut d’adulte. Résultat : dès
1921, les membres du Comité de l’International Psychoanalytical Association
(IPA) se déchirent sur la question de savoir s’il faut accepter qu’un
homosexuel devienne psychanalyste. Deux camps (viennois - berlinois) opposent «d’un côté, Freud et Otto Rank, pour qui seule la compétence
permet de devenir analyste – et certainement pas l’orientation sexuelle ; de
l’autre Karl Abraham et Ernest Jones, qui s’illustre par sa
perfidie, en déclarant qu’aux yeux du monde l’homosexualité “est un crime
répugnant : si l’un de nos membres le commettait, il nous attirerait un grave
discrédit”. »
Faut-il «soigner» l’homosexualité ?
Jusque de nos jours encore, la dispute se perpétue.
Certains analystes continuent de vouloir «soigner» l’homosexualité, qu’ils
considèrent comme une tare, une maladie infantile, voire pire (1). Comment,
dans ces conditions, leur faire confiance ? «Au XXIe siècle, qui
peut encore créditer les psychanalystes d’un savoir supérieur sur l’amour et le
sexe ?», demande Sarah Chiche, qui déplore que sa profession abrite tant de
personnes nourries de préjugés (2). Elle a cependant bon espoir que la
psychanalyse reste un lieu d’accueil ouvert aux personnes en souffrance… sans exclusion. De fait, dit-elle, la psychanalyse peut parfois
aider à réparer les homosexuel-les. Ceux-celles qui ont été rejetés par leur
famille, notamment.
«Tu n’es plus mon fils”…
«Les réactions parentales sont parfois d’une
violence insoutenable: “Tu n’es plus mon fils”, “Tu me dégoûtes”, “Tu as
deux heures pour faire tes valises”, “Alors tu fais l’homme ou la femme ?”. Parfois,
les parents acceptent l’orientation sexuelle de leur enfant, mais ne peuvent
cacher leur chagrin ou leur déception : ils s’imaginaient «grands-parents», et
ne peuvent envisager que l’on peut, quand on est homosexuel.le, se marier et/ou avoir des enfants
– ou pas. Parfois aussi, les parents se sentent coupables. “Si tu es
lesbienne, c’est qu’on a forcément raté quelque chose dans ton éducation”, “je
me demande ce qu’on a pu faire de mal pour que tu en sois là”. Mais d’autres
fois, ce sont les enfants qui, en ratant quelque chose du lien qui unissait
leurs parents, ne s’autorisent pas, une fois devenus grands, à vivre leur vie.»
La psychanalyse peut-elle encore aider les gens au XXIe siècle ?
Pour ces raisons et bien d’autres encore, Sarah
Chiche garde espoir. Bien que l’homophobie de certains analystes ait
sérieusement entamé «le monopole du discours légitime, mais aussi original
et décapant sur la sexualité et l’amour que la psychanalyse revendiquait
jalousement pour elle-même», il reste beaucoup de blessures que seuls les
psys peuvent faire cicatriser, dit-elle, parce que «les bras au creux
desquels nos espérances ont poussé, jamais nous n’en retrouverons la chaleur»,
dit-elle. Parce que «tout est perdu.» Parce que nous sommes sans cesse
confrontés à la perte, sans cesse condamnés à faire le deuil de nos années.
Parce qu’il faut sans cesse réinventer sa vie. Et que seule la parole peut nous
aider.
.
Une histoire érotique de la psychanalyse, de Sarah Chiche, éditions Payot, 2018.
NOTES
(1) «En 1999, on a pu lire sous la plume d’une respectable psychanalyste freudienne que le Pacs, qui permet la possibilité de l’union homosexuelle, n’est que “la traduction sur le plan juridique de ce que le clonage promet dans le domaine de la biologie. Pacs et clones : la logique du même.”» (Source : Une histoire érotique de la psychanalyse, de Sarah Chiche)
(2) «Insistons cependant : il serait absolument faux de dire que tous les psychanalystes ont sur l’homosexualité des vues aussi stupéfiantes que celles que nous venons de citer. On doit par exemple à Joyce McDougall de s’être opposée avec virulence à certains groupes lacaniens pour qui l’homosexualité était à traiter comme une perversion. Elle raconte même qu’un jour, à la suite d’un article qu’elle écrivit sur ces patients homo- sexuels, on lui demanda : “Mais pourquoi donc prenez-vous ces pervers en analyse ?” Outrée, elle répondit : “Comment pouvez-vous parler comme ça des êtres humains, parce qu’ils n’ont pas votre sexualité !” Pour Joyce McDougall, le psychanalyste doit aider chacune et chacun à découvrir sa vérité. Partant de ce postulat : “Si sa vérité est l’orientation homosexuelle, qu’il l’assume ou qu’elle l’assume. Sinon, si c’est défensif, qu’il cherche, qu’elle cherche, enfin.”»
(Source : Une histoire érotique de la psychanalyse, de Sarah Chiche)