Cet article À Spoonieland, Alice Giuliani et Camilla Strandhagen explorent les contours du handicap invisible provient de Manifesto XXI.
Pour la 17ème édition du
festival Jerk Off, les artistes Alice Giuliani et Camilla Strandhagen présentent la performance
And everything is porous as a bodily crack, une pièce qui explore leur expérience de la maladie chronique.
L’une est italienne, l’autre est norvégien·ne. Iels ont en commun la danse et un handicap invisible, qui ne se voit pas à l’œil nu. De ces points communs est née une pièce qui raconte ce qui se passe dans leur corps, la fatigue, la douleur, le tout dans un univers inspiré par la sci-fi où les spectateurices sont invité·es à explorer le mystérieux monde de Spoonieland.
Manifesto XXI – Comment vous êtes-vous rencontré·es ?
Alice Giuliani : On s’est rencontré·es à Bruxelles dans le cadre de nos études en performance à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles. On était pile dans une phase où on se demandait comment intégrer l’expérience de la maladie chronique dans notre travail. On s’est rapproché·es par la curiosité et l’amitié d’abord, par des longues discussions dans un canapé ou petit à petit on a découvert qu’on partageait une expérience similaire et cachée, ça m’émeut d’y repenser ! (rires)
Comment ça s’est passé avec l’école d’art ?
Alice : Ça a amené des questions sur comment gérer la fatigue, comment participer à un training physique lorsqu’on n’arrive pas à se mettre debout, quels sont les formats de création qu’on peut développer à partir de ces conditions-là. Dans cette école, j’ai personnellement trouvé l’espace et le soutien pour réfléchir ensemble à ces questions, avec mes collègues et la team pédagogique.
Camilla Strandhagen : Notre programme est focalisé sur la pratique de chaque étudiant·e, mais on peut dire qu’on s’est trouvé·es dans le fait de devoir s’adapter au cadre. Dans le processus de création de la pièce, on a beaucoup utilisé l’auto-fiction. On a développé nos personnages à partir de nos expériences spécifiques de la maladie. Nos conversations sont une partie très importante du processus de création de la performance.
© Mariana Machado
La pièce déploie un univers proche de la science-fiction, quelles sont les références qui vous ont inspiré·es ?
Alice : On s’inspire de la science-fiction dans le sens où on joue avec la partie scientifique de nos conditions. C’est un peu un prétexte pour jouer sur les particularités de nos maladies, on a travaillé à partir d’éléments de nos diagnostics. On était curieux·ses de travailler sur ce qui est visible et invisible dans une maladie ou un handicap, et ça se traduit par les personnages qu’on a créés. Par exemple, chez moi, mes anticorps, au lieu de me défendre, attaquent mon corps, alors iels deviennent des auto-anticorps qui se rebellent à tout prix contre le corps sain !
Camilla : Pour revenir à la question de l’auto-fiction et de l’auto-théorie, on voulait montrer comment les théories queers et crip s’imbriquent.
Alice : On a beaucoup réfléchi à la question du « passing » handi, et à quel point on pense qu’un corps est valide.
Camilla : Pendant la recherche, j’ai lu un article sur comment les femmes et les personnes queers sont moins diagnostiquées parce que la médecine occidentale est basée sur le corps masculin blanc.
Alice : On a aussi lu des textes de Ursula Le Guin et Donna Haraway, on y fait écho mais plutôt dans le sens de valoriser les récits cachés qui font pourtant partie de la grande histoire.
Et dans les costumes ?
Alice : Les costumes ont été réalisés par J BOY. On a voulu jouer avec les parties cachées de nos corps, sur ces détails qui sont un petit peu visibles mais non moins importants. Par exemple, ma jambe droite, qui est une sorte de mini Gollum, on a essayé de l’imaginer comme point de départ pour notre transformation. Le make up à été réalisé par Zoe Hagen, il s’agissait plutôt de donner – toujours de manière un peu tordue – de la visibilité à des émotions ou à des états psychologiques particuliers.
Camilla : À Jerk Off, on va présenter une version low tech de la performance, mais on a une scénographie qui joue sur ce qui est dedans et en dehors du corps. On s’intéresse aussi aux jeux possibles avec les matières seconde peau comme le latex, et les formes qu’on peut créer.
Alice : L’atmosphère sonore aussi est changeante. C’est Antonella Fittipaldi qui mélange et déforme le son et les voix de la pièce, tout en ayant un rôle de host et intermédiaire. Elle accueille les gens dans la salle.
Camilla : Oui et la pièce commence par un speech d’introduction qui nous dit qu’on passe en « herstory ».
© Mariana Machado
Pouvez-vous me parler de la Théorie de la cuillère de Christine Miserandino ?
Alice : C’est une personne atteinte d’un lupus, et dans un dîner, elle essayait d’expliquer à des valides ce que c’est que d’avoir une maladie chronique, alors elle a pris une cuillère pour expliquer qu’une personne handicapée dispose d’un certain nombre de cuillères d’énergie par jour. Ça explique les choix qu’on doit faire en fonction de nos ressources limitées quand on est une personne handicapée. Les Spoonies dont on parle dans la pièce, ce sont les gens handi et ceux avec une maladie chronique, mais ce terme n’est pas très connu. On joue à le fictionnaliser et à le laisser un peu suspendu pour faire douter l’audience de sa nature réelle ou fictionnelle.
Camilla : Sans trop spoiler la pièce, on essaye d’amener des conversations.
Que voulez-vous que les personnes valides comprennent et ressentent en voyant votre performance ?
Alice : Je crois que le désir, c’est que les gens se laissent toucher et voyagent avec nous, mais aussi qu’une fois sortis, ils se demandent : « En fait c’est qui ces “spooonies” ? Let me google that ! »
Camilla : Nous avons beaucoup discuté d’à quel point il s’agit d’une œuvre éducative et de comment diffuser les connaissances. Nous nous sommes éloigné·es d’une forme de transmission très directe, mais des liens subsistent. Pour l’instant, nous n’avons pas encore montré la pièce en entier et je suis très curieux·se de ces retours. Nous avons eu de très longues discussions sur la version courte présentée à Bergamo [au festival Orlando]. Une bonne partie du public était atteinte d’une maladie chronique et c’était formidable de voir comment la pièce a fait réagir, il n’y a pas beaucoup d’espace pour ces conversations. La douleur est quelque chose que l’on ressent tout·e seul·e, et c’est vraiment cool de pouvoir favoriser des échanges.
And everything is porous as a bodily crack
À Paris dans le cadre du festival Jerk Off
Le 26 septembre au Centre Wallonie-Bruxelles
À Bruxelles au beursschouwburg
Première le 28 novembre, performance avec interprétation en langue de signes et after-talk le 29 novembre, dans le cadre de la semaine des handicaps avec le soutien de la ville de Bruxelles.
Cet article À Spoonieland, Alice Giuliani et Camilla Strandhagen explorent les contours du handicap invisible provient de Manifesto XXI.