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Les poèmes secrets qu’Elisabeth, Impératrice d’Autriche, enferme dans trois coffrets avant sa mort contiennent de nombreuses allusions à ses amours et surtout à la blessure que lui infligea son époux… Mais quelle blessure ?
Le 3 juillet 1951, Eduard von Steiger, le président de la confédération helvétique ouvre en grande pompe un coffret qui lui a été officiellement remis par le duc de Bavière au nom de feu Son Altesse Impériale Elisabeth d’Autriche. Il fait sauter les scellés de la cassette et en sort un recueil de poèmes, dont le voilà officiellement légataire au nom de son pays. Ainsi en a décidé l’Impératrice. Le recueil se présente sous la forme d’un manuscrit relié en cuir noir. Il est accompagné d’une lettre écrite à l’encre bleue (téléchargeable ici, en PDF), d’une main large et hâtive, par Elisabeth elle-même : s’adressant par-delà l’outre-tombe à celui qu’elle nomme «l’âme du futur », l’Impératrice signe le mot de son nom d’artiste : Titania.
Chère âme du futur
«Chère âme du futur. C’est à toi que je lègue ces écrits. […] Ils devront être publiés soixante ans après cette année 1890, au profit des condamnés politiques les plus méritants et de leurs proches dans le besoin. Car il n’y aura pas dans soixante ans plus de bonheur et de paix, c’est-à-dire de liberté, sur notre petite planète qu’il n’y en a aujourd’hui. Peut-être sur une autre? Je ne suis pas en mesure te le dire aujourd’hui. Peut-être quand tu liras ces lignes... A mon cordial salut, car je sens que tu me veux du bien. Titania. Écrit en plein été 1890, dans un train spécial qui file à vive allure.»
Poèmes écrits au vitriol
Par un étrange et sinistre hasard, celle qui est morte assassinée en Suisse, poignardée par un anarchiste, avait donc prévu –huit ans avant sa mort– de transmettre ses poèmes à la Suisse et, plus précisément, d’en faire bénéficier les anarchistes. Eduard von Steiger parcourt les poèmes. Rapidement, l’émotion laisse place à la perplexité. S’il publie ces poèmes, il risque fort de mettre la Suisse dans des embarras diplomatiques : les poèmes exposent sans fard la vie privée de l’impériale défunte, mais surtout sa forte propension à ridiculiser ses semblables, d’un ton caustique, voir grossier, qui cadre mal avec l’image qu’on se fait de la souveraine. Elle y traite sa belle-soeur de «gros crapaud jaune», un amoureux transi de «porc» et son mari de «tête d’âne».
«Insoumise» ou tout simplement «inapte» ?
Décidément, cette femme-là n’était pas faite pour la couronne. Même après sa mort, elle dérange. Fauteuse de désordre, impératrice «démissionnaire», mère «dilettante», épouse «déserteuse», elle refuse d’accomplir ses devoirs à la Cour : «la politique l’ennuyait à périr, comme à peu près tout», résume un biographe. A tort ou à raison ? Ceux qui aiment Sissi la disent «insoumise». Les autres sont plus réservés : son «absence totale d’abnégation» frôle la démence. Elle ne fait que ce qu’il lui plait, de façon presque suicidaire. S’imposer des régimes draconiens (50 kilos pour 1,72 mètre), marcher 50 kilomètres par jour et, surtout, écrire des poèmes remplis de larmes et de fureur dès que son époux l’ennuie. Sissi n’est pas un femme de devoir. La faute à qui ?
Première rencontre avec François-Joseph
Tout commence en Bavière. Issue d’une des plus anciennes lignées du Saint Empire romain germanique, les Wittelsbach, Elisabeth est une princesse élevée au grand air, fantasque, capricieuse. A 14 ans, lorsque son premier amour meurt, elle écrit ses premiers poèmes, d’une plume hyperbolique : «Le Glas sonne, Seigneur / Ayez pitié de moi.» Quelques mois plus tard, son deuxième amour meurt : «Oh, que ne suis-je morte aussi / Et au ciel, comme toi.» A 15 ans, alors que ce n’était pas prévu, Sissi accompagne sa mère et sa soeur aînée –Hélène– à la rencontre du plus beau parti d’Europe : Francois-Joseph, l’empereur d’Autriche, est à marier. Tout a été arrangé pour que Francois-Joseph épouse Hélène. Cependant, rien ne se déroule comme prévu. Le jeune homme (23 ans) a le coup de foudre pour Elisabeth, dont il demande la main au grand dam des familles réunies.
Nuit de noces : viol arrangé ?
Les fiançailles de Sissi sont célébrées deux jours plus tard dans l’église de Bad Ischl. Elisabeth semble heureuse, mais déchante vite : la pesante étiquette de la cour de Vienne –une des plus rigides d’Europe– impose que la jeune fille, qui vient tout juste d’avoir 16 ans, passe sa nuit de noces sous les regards scrutateurs de personnes mandatées par le trône pour prouver que le couple a consommé le mariage. Il semblerait qu’Elisabeth échappe de peu à cette coutume barbare. Mais la nuit de noces se passe mal, et cela d’autant plus que la mère de Francois-Joseph s’en mêle suivant le protocole : elle prépare elle-même la jeune vierge pour cette nuit de dépucelage avant d’appeler son fils et de les mettre elle-même tous les deux dans le lit. Le lendemain, Elisabeth se voit remettre de l’or, pour remercier la mariée du don de sa virginité à l’Autriche. Elisabeth conserve de cette épreuve un souvenir traumatisé.
Une résidence d’été… de sinistre mémoire
Certains biographes parlent d’une véritable aversion pour la sexualité. Serait-elle devenue frigide ? Elisabeth confie le soin de satisfaire sexuellement «son cher Franz» à celles qu’elle surnomme les «comtesses hygiéniques». Ce devoir-là, plus que tous les autres, lui répugne. Elle lui fait des enfants, soit. Mais elle le fuit. Chaque séjour à Bad Ischl –où ont eu lieu la première rencontre puis les fiançailles– s’accompagne de disputes. Les poèmes en témoignent de la façon la plus transparente. Elisabeth ne se remettra pas de ses noces. En 1885, soit 31 ans après la nuit fatale, à Bad Ischl, nouvelle querelle. Dans cette villa qui leur a été offerte pour leur mariage, –agrandie de sorte que le bâtiment prenne la forme d’un E (comme Elisabeth)–, le couple se heurte. L’Impératrice écrit alors un poème frappant. Il s’intitule «Passer l’éponge».
Passer l’éponge
«Mon coeur était de pur cristal, / Ton aiguille un diamant ; / Ce qu’elle y a gravé pour mon supplice / Mieux vaut ne pas le nommer. / Tous deux, nous essayons de l’effacer / Mais cela ne veut pas s’en aller... / “Passer l’éponge !” est souvent utile / Mais reste ici sans effet.»
Double-suicide à Mayerling
Quelques années plus tard, le fils d’Elisabeth –Rodolphe– entraîne son amante dans la mort, à Mayerling. «À Mayerling, l’archiduc héritier s’était tiré un coup de feu au-dessus de l’oreille gauche, article 5 du compte rendu de la nécropsie, version officielle. Rodolphe, ce fils troublé qu’Élisabeth n’avait pas élevé, quand il était petit. Rodolphe n’était plus. Douleur, remords, insurmontable deuil. L’impératrice s’habillera en noir et ne portera plus de bijoux, sauf une minuscule tête de mort en or, fétiche de Rodolphe» (Catherine Clément). Pour donner à son deuil l’allure d’une pénitence, Elisabeth décide qu’elle n’écrira jamais plus de poèmes. Mais que faire des carnets qu’elle garde en cachette et qui contiennent 39 années de sa vie la plus intime ? Elisabeth décide d’en faire recopier une partie, confiant le travail à son amie Ida Ferenczy et à sa nièce Marie, chargées de reproduire à la main les morceaux choisis, puis de faire imprimer le manuscrit en trois exemplaires dans les sous-sols du Palais (Hofburg). Personne ne doit savoir.
Le testament secret
«Chaque jour Marie et Ida travaillent d’arrache-pied. Lorsqu’un certain nombre de feuillets est recopié, Marie se faufile dans les sous-sols et pénètre dans un atelier d’imprimerie tout petit où se trouve une presse à relier. Un grand homme à barbe lui ouvre la porte en s’inclinant profondément sans proférer le moindre son. Il porte un masque noir et une blouse de même couleur pour préserver son anonymat.» Dans Le Roman de Sissi, Elisabeth Reynaud décrit ainsi l’étrange et funèbre cérémonial qui se déroula dans le plus grand secret. Une fois que les trois manuscrits furent achevés, Elisabeth prit le train, son «train spécial» aux cloisons tendues de velours. Puis elle écrivit son testament, dans la vitesse extrême de cette fuite en avant. Il prit la forme de trois lettres déposées dans trois coffrets, qui furent remis à trois personnes… avec pour mission d’attendre que la mort nettoie tout.
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A LIRE : D’abord imprimés dans leur intégralité en 1984 aux éditions de l’Académie des sciences de Vienne, les poèmes de Sissi sont lisibles en français dans une Anthologie intitulée Le Journal poétique de Sissi, avec une préface de Catherine Clément. Poèmes choisis et traduits de l’allemand par Nicole Casanova, éditions du Félin.
POUR EN SAVOIR PLUS : «Les poèmes secrets de Sissi : trop scabreux ?»