“Je ne parle plus à ma mère et je vais bien”. La presse relaie régulièrement le témoignage de personnes qui ont coupé les ponts et qui doivent se justifier. Pourquoi cette rupture des liens est-elle perçue comme un acte grave ? Peut-être à cause des contes de Grimm.
«Comment vivre quand on a fait le choix de ne
plus parler à sa mère, alors que le monde s’évertue à nous répéter qu’“une
mère on en a qu’une”» Dans un article publié sur Cheek magazine, la journaliste Lou Mamalet s’étonne que la mère soit si souvent
associée à la figure d’Epinal d’un ange bienveillant. Mais n’est-elle pas,
juste comme nous, quelqu’un qui possède ses défauts ? Et si ces défauts la
rendent infréquentable, pourquoi faudrait-il à tout prix maintenir le lien ? «La société nous montre toujours la relation d’une mère à sa fille
comme un lien fort et indestructible, condition ultime de l’épanouissement
personnel. Et toute la psychologie contemporaine va en ce sens, les premières
questions que l’on se voit d’ailleurs poser quand on entame une thérapie
rejoignant très souvent ce rapport à la mère.» Pourquoi ?
La faute aux contes de Grimm
«La faute aux contes», répond Federica Tamarozzi,
anthropologue et commissaire d’une exposition – La fabrique des contes, au
Musée d’Ethnographie de Genève – consacrée à la façon dont les contes anciens
ont été détournés, réinterprétés voire déformés. «Il ne faudrait pas croire
que les contes recueillis à l’origine par les frères Grimm, finissaient tous
bien et comportaient tous une morale. Non, au contraire, ces contes étaient
cruels, grivois, grossiers, et comportaient souvent une fin ambivalente, dénuée
de toute morale.» Ainsi que Federica le rappelle, ces contes ne
s’adressaient d’ailleurs pas aux enfants mais à toute la maisonnée, sans faire
la distinction entre grands et petits. Ce que nous appelons maintenant le
«public mineur» était exposé à du contenu adulte, sans que personne y
trouve à redire.
Le contenu adulte des contes
Les contes parlaient de la réalité. Ils mettaient
donc en scène, couramment, des mères froides, égoïstes ou rivales de leur
fille. Prenez le conte de Blanche Neige par exemple : c’est l’histoire d’une
mère qui, dans un premier temps, souhaite avoir une fille «blanche comme la
neige» puis ne supporte pas que celle-ci la surpasse en beauté. Lorsque le
conte est publié dans la première version du livre des frères Grimm, en 1812,
il est retranscrit de façon conforme aux sources : une mère jalouse se met à
détester sa fille, au point de vouloir la tuer. Dans la version de 1857, les
frères Grimm l’ont réécrit : «Et quand l’enfant fut
née, la reine mourut. Un an plus tard, le roi prit une autre épouse.» Ce n’est plus la mère qui veut tuer sa propre fille. C’est la marâtre,
la seconde épouse, une femme n’ayant aucun lien de sang avec l’héroïne.
Remplacer la méchante mère par la marâtre, et le tour est joué
Pour Federica Tamarozzi, il est singulièrement
frappant que les frères Grimm aient, systématiquement, remplacé la figure de la
mauvaise mère par celle de la marâtre. «Dans les contes originaux,
les mères peuvent empoisonner leurs enfants, les couper menu, les manger en
salade… sans problème. Mais pour le public de l’époque, le public bourgeois,
cela ne passe pas. Pourquoi ? Parce que nous sommes à la charnière de deux époques,
à un moment durant lequel la notion de famille change.» La cellule de base
de l’Ancien Régime c’est la famille dite «élargie» qui peut comprendre toutes
les personnes vivant sous le même toit (incluant les domestiques). Lorsque
les Grimm retranscrivent les contes, la famille nucléaire (père-mère-enfants)
devient la norme et la notion de parenté prévaut : «Les liens du sang
deviennent essentiels. Les frères Grimm (1) mettent donc au point l’image de
la “mère aimante” – une mère nécessairement, biologiquement, aimante – qui va
devenir un topos littéraire et pénétrer l’imaginaire occidental moderne.»
«De nos jours encore, il semble impossible qu’une mère ne soit
pas aimante. Il semble également inouï qu’une mère adoptive puisse éprouver de
l’affection pour des enfants qui ne sont pas les siens.»
Comment les contes ont fait de la belle-mère une sorcière
En expurgeant les contes de leur contenu choquant,
les frères Grimm contribuent sciemment à la mise en place d’un ordre nouveau :
ils éliminent des contes les méchantes mères pour en faire des mères parfaites
et ils les remplacent par des marâtres qu’ils diabolisent sous le nom de Stiefmutter : littéralement la «mère qui vole». Elle vole
à l’enfant son dû (l’amour maternel). Dans un article intitulé «De la méchante mère à la marâtre» (2006), la chercheuse Nathalie Blaha-Peillex souligne à quel
point ce tour de passe-passe imprègne durablement les consciences : «Nous
nous indignons lorsque nous lisons dans la rubrique des faits divers ou lorsque
nous entendons à la télévision qu’une mère a abandonné, ou pire encore,
maltraité son enfant.» Cela relève de l’impensé, dit-elle. Pourtant, dans
la vraie vie, les mères méchantes sont nombreuses, n’est-ce pas.
.
EXPOSITION : La fabrique des contes, du 17 mai 2019 au 5 janvier 2020, Musée d’Ethnographie de Genève (MEG), Genève, Suisse.
A LIRE : Nathalie Blaha-Peillex, «De la méchante mère à la marâtre. Les choix idéologiques des frères Grimm dans la mise en écriture des contes», dans Revue des sciences sociales n° 36 (Écrire les sciences sociales, sous la direction de Brigitte Fichet & Patrick Schmoll), 2006.
NOTE 1 : notamment Wilhem, qui passe sa vie à réécrire les contes.