THE OTHER HOLLYWOOD de Legs McNeil & Jennifer Osborne
L’histoire du porno américain par ceux qui l’ont fait
Sacré pavé salace ! Un bouquin de 800 pages sur l’histoire du porno (hétéro) américain. Un grand roman (russe) documentaire. Un témoignage sur ce que furent les années 70, 80, 90 au regard du sexe, de la liberté de montrer son cul, du crime organisé et des branleurs ordinaires. Une somme. Une bible.
Legs McNeil a fait paraître avec Malcolm McLaren, à la fin des années 90, le fameux Please Kill Me (même éditeur français, Allia), livre de référence sur l’histoire du punk. Ce bouquin inventait une forme littéraire nouvelle, le témoignage copier-coller, qui consiste à re-conter des évènements clés par le biais de la parole de leurs témoins. Au final des paragraphes courts, entrecroisés, précédés du nom (éventuellement du statut) de leur auteur, mots retrouvés via des bouquins autobios, des articles de presse, des intervious ou, plus souvent encore, recueillis lors d’entretiens menés par les auteurs eux-mêmes. Du documentaire, donc, mais toujours plurivoque, sans autre intervention de l’écrivain que la transcription et le montage. Pas d’analyse, pas de conclusions tirées, mais un travail sur le dit, le subjectif, le foisonnement des points de vues. Une formidable machine à raconter des anecdotes, aussi, qui garde l’humain des voix tout en élevant le moindre fait divers au rang de grand récit. The Other Hollywood, compilé sur une dizaine d’années (avec Jennifer Osborne, cette fois), prétend faire le même boulot sur l’industrie de la pornographie aux Etats-Unis.
Même si vous n’en avez que foutre du sujet (mais que faites-vous sur ce site ?), ce gros volume rouge pétant est une lecture captivante. Il déplie une fresque historique incroyable, avec autant de personnages que dans un Tolstoï, certains à peine esquissés, d’autres plus grands que nature, et des centaines d’histoires entrecroisées, drôles, sordides, tragiques, haletantes, abominables, derrière lesquelles se dessinent en filigrane la plus grande Histoire, le passage du temps et le changement des mentalités. Pour quelqu’un qui n’y connaît pas grand-chose au porno US (et je découvre que c’est un tort, que des dizaines de chef d’œuvres m’attendent quelque part), on peut trouver son compte rien que dans cet aspect narratif. Suivre l’ascension et la chute de John « 34 cm » Holmes, des stripteases des débuts au sida de la fin, en passant par un quadruple meurtre dont il s’est trouvé complice. Accompagner l’agent Livingstone dans sa plongée sous couverture lors de l’opération Miporn et le suivre dans son dédoublement progressif de personnalité. Voir Linda « Gorge profonde » Lovelace se décomposer sous nos yeux, depuis ses vidéos de jeunesse avec un chien jusqu’à de tardifs engagements anti-vice aux côtés de féministes réacs. Revenir sur l’affaire Traci Lords qui, dans les 80’s, fit d’un dixième des Américains des receleurs de pornographie infantile. Apprendre, aussi, pourquoi la double pénétration (DP pour les intimes) est si souvent sujet de forfanterie chez les pros du milieu. Du sexe poilu, de la came, de la mafia, des amitiés sincères, des amours tragiques, les flics et l’argent qui file, la politique, la vie, bon sang, tout est quelque part dans ces tranches de chair tiède et encore humide que nous servent McNeil & Osborne.
Mais, plus encore, si la question du sexe et de sa représentation s’est un jour posée à vous, The Other Hollywood est absolument incontournable. Certes, il se concentre sur un seul pays (j’ai entendu, à juste titre, des regrets de ne pas posséder telle somme sur le pinku japonais ou les cochonneries européennes). Certes, il fonctionne par affinités, et les rôles des personnages est parfois redéfini par une relation de proximité aux auteurs (leur copine Sharon Mitchell est présente de bout en bout et offre un intéressant éclairage transversal sur trente ans de métier). Il n’en demeure pas moins que l’exercice de la neutralité bienveillante, de la distance et de la polyphonie rend à ce sujet trop facilement polémique sa complexité et sa beauté. Walter Kendrick, cité dans la préface, résume ainsi le problème : « La pornographie transforme tant les écrivains que les lecteurs en psychologues amateurs qui ne cherchent jamais à connaître la nature d’un objet, mais seulement ce qu’il véhicule (…) La pornographie désigne un débat, pas un objet. » Retour à l’objet, donc. En faisant parler les acteurs, les réals, les prods, mais aussi les flics, les mafieux, les réacs, les très contre et les tout pour, dessiner les contours de ce qu’est la pornographie. La donner à voir.
Et c’est absolument fascinant, pour des usagers lambdas des années 2000 et plus, de percevoir à quel point le porno et les chemins qu’il a emprunté, des nudies jusqu’à youporn, nous reste méconnu. Cela tombe sous le sens quand on y réfléchit, mais il faut par exemple attendre les années 80 pour que l’on puisse regarder un boulard chez soi, et en avance rapide. Avant il fallait se rendre dans des peep-shows ou des cinémas spécialisés, être physiquement présent dans des lieux consacrés, et respecter la temporalité des films. Pour avoir vu l’un ou l’autre classique dans des festivals classieux, ce changement de paradigme est tout à fait central. Le temps, le montage, ce qui fait le cinéma, enfin, reprend droit de cité dans ces métrages au rythme imposé. Le suspense, la montée du désir excite encore mieux le cerveau. A l’avènement du marché vidéo, certains auteurs aspirant à faire du « vrai cinéma » jetèrent l’éponge : quel intérêt, désormais ? Et la cassette VHS présentait encore la particularité de devoir être empruntée dans des rayons cachés du vidéoclub. Avec Internet et l’anonymisation des consommateurs, le porno a connu un développement définitif : tout le monde y a désormais accès sans que le voisin puisse le deviner. Plus personne, en parallèle, n’a à revendiquer à voix haute ses vertus, à battre pour son développement, sa disponibilité. Même chez des gens moyennement curieux ou ouverts, la pornographie reste considérée comme majoritairement médiocre, avilissante, machiste, violente, etc. Toujours ces arguments de petits censeurs, ces préjugés basiques, que le fractionnement des amateurs et le repli intime (voire honteux) de sa consommation, ne permettent pas de remettre en cause.
L’histoire du porno est également celle de la révolution sexuelle de la fin des années 60, de son coup dans le bide des années 80 avec le sida. C’est celle de la liberté d’expression et du droit de chacun (en particulier des femmes) à disposer de leurs corps. C’est aussi celui du sexe ludique, du sexe explicite et affiché, par opposition au sexe implicite, refoulé ou dénié. Pour beaucoup, le terme même de pornographie désigne un ensemble de représentations dont les formes dépassent la décence. Selon cette définition, on ne peut donc concevoir de bonne pornographie, de porno qui puisse être partagé, débattu. C’est d’autant plus étrange que l’acte sexuel, outre qu’il occupe une place non négligeable dans la vie de la plupart des gens, est extrêmement présent dans tous les supports médiatiques, et en particulier ceux à visée commerciale. Et la question se pose : comment le consensus social s’est-il établi pour définir qu’une fille prise en levrette en gros plan est vulgaire, tandis que la même mimant la jouissance en bouffant son yaourt est rentable ? Le porno est une belle façon de mettre les pieds dans le plat. Son histoire au cours des dernières décennies du siècle illustre de façon transparente la modification des rapports de force, de l’explosion des valeurs des trente glorieuses au retour de bâton progressif entre 80 et 2000. Nous ne vivons plus, désormais, sous le règne du moralisme, d’une lutte de la société entière contre la perversion. Avec le net, le débat a glissé vers quelque chose de plus tordu, ou chacun a la responsabilité individuelle de sa consommation (et l’injonction de s’auto surveiller, voir le rôle de la pédopornographie comme légitimation de tous les contrôles du web) mais ou la représentation publique d’un sexe non-explicite ne cesse de proliférer. A ce stade, il peut être intéressant de se retourner et de regarder un peu en arrière les voies qui nous ont conduits jusqu’ici. The Other Hollywood est une bon jalon sur la route de ce monde moite et tout en clair-obscur.
Pour conclure. La préface du bouquin mentionne un fait étonnant : les auteurs auraient mis presque quatre ans à trouver un éditeur à leur boulot de fond. De même que le Dictionnaire des films français érotiques et pornographiques en 16 et 35mm dirigé par Christophe Bier (2011) aura finalement paru sur souscription. Il y a quelques années, j’avais pourtant parié que le porno ferait suite au bis, au gore et au giallo comme mauvais genre qui choperait la vague du hype. Grosse plantade de prédiction, mais erreur révélatrice. Il demeure, dans l’art pornographique, quelque chose d’absolument transgressif, d’inacceptable, même à notre époque de récupération de toutes les contre-cultures. Une tension insoluble entre esthétique et morale, entre pulsion individuelle et ordre social avec, au centre du tableau, la masse compacte et noire du tabou, difficile à déplacer et pour des laps de temps très courts, celui de la sexualité en tant qu’objet collectif et sujet de débat. Mais le full frontal avec gros plans anatomiques n’est-il pas préférable aux reportages d’Envoyé Spécial « là-bas on les appelle les putas » feignant l’indignation pour exposer de furtifs tétons floutés ? Le porno redevient toujours souterrain, tend à redevenir un non-sujet. C’est regrettable. Les 800 pages et le kilo et de mi du pavé de McNeil & Osborne ont le mérite de remettre ça sur la table de façon très concrète. Une idéale lecture de printemps.