Colin Johnson alias Mudrooroo est né en 1938 en Australie-Occidentale. Chat sauvage en chute libre est son premier roman. Paru en 1965, ce livre politique et esthétique n’a cessé d’être réédité depuis sa sortie en librairie.A la fin des années 90, suite à une controverse sur ses origines aborigènes, Mudrooroo est écarté du monde des lettres australien. Il choisit alors de s’installer au Népal pour travailler son autobiographie.
Dans Je suis moi. Et personne d’autre ! (qui suit ici* Chat sauvage en chute libre), il explique ses choix stylistiques. Passionné par la culture aborigène et l’art du conte, l’écrivain a développé une oralité du style, recherchant la puissance du langage plutôt que celle de l’écrit. De même, Johnson aura recours au concept de « fiction autobiographique » développé par Henry Miller. Pour lui, la vérité se révèle dans le discours et non pas dans le contenu : « […] cette vérité peut même inclure des contre-vérités qui pourront être discutées avec une méthodologie de lecture attentive et critique. »
Revenons à ce roman. Ainsi, le parcours de vie du héros de Chat sauvage en chute libre présente quelques similitudes avec celui de Colin Johnson. Métis aborigène, le narrateur sort de prison où il purgeait une peine suite à un cambriolage. Elevé par sa mère, le jeune homme a connu une enfance tumultueuse qui la conduit de la maison de correction à la prison. Nous sommes en Australie, dans les années 60.
Confronté aux multiples barrières dressées entre lui et les Aborigènes, lui et les Blancs, lui et la société, l’histoire initiatique du personnage le ramène à ses racines, de la ville et ses banlieues au bush. Il va faire face aux évènements qui s’enchaînent, En attendant Godot à la main.
Le retour à la case départ ayant été annoncé dès le début du roman, la fin de l’histoire est bien fidèle à sa structure. Les chapitres sont surtout constitués de flashbacks qui expliquent les évènements actuels.
Le personnage dont on ne connaîtra jamais le nom, apparemment « vide » et indifférent à ce qui l’entoure, pointe avec une ironie certaine les clichés racistes des Blancs sur les Aborigènes. Rappelons qu’en Australie-Occidentale, le peuple aborigène était parqué dans des réserves, l’assimilation étant érigée en politique gouvernementale. Chat sauvage en chute libre a constitué une prise de position radicale bien avant qu’elle ne devienne une mode des années 60/70. En effet, il faudra attendre 1972 pour que naisse une conscience aborigène.
Le roman retrace aussi les subcultures des années 60 en Australie. Son jeune héros, « sapeur progressiste » empreint de la culture des bodgies et des milk-bars, donne l’occasion à Mudrooroo de critiquer les valeurs « bidon » des étudiants contemplatifs de la classe moyenne. Par l’intermédiaire du jazz et de son personnage qui agit, l’auteur fait « pénétrer des idées » dans leurs têtes.
Le passage très noir où le narrateur quitte la société pour s’enfoncer dans le bush rappellera à tout artiste le cheminement vers la créativité – la carabine dont le coup part dans un moment de panique en est la représentation métaphorique : solitude, travail solitaire, interactions impromptues et limitées avec les autres. Celui du rêve du chat sauvage représente le traumatisme politique aborigène : l’oubli de son Histoire. Quant au vieil Aborigène qui révèle les clés du rêve, il montre le mouvement culturel qui est alors en marche dans ce pays : la recherche des racines et le maintien des liens entre l’Australie aborigène contemporaine et l’Australie aborigène traditionnelle.
Entre spleen urbain et retour au bush, Chat sauvage en chute libre est aussi une très belle histoire de rédemption. Un livre qui mériterait d’être dans toutes les bibliothèques !
*Asphalte éditions
Extraits choisis (p. 13 à 14 ; p. 81 ; p. 85 ; p.89)
Aujourd’hui, c’est fini, les portes vont s’ouvrir et me rejeter, seul et soi-disant libre. Encore une dette payée à la société alors que je ne lui devais rien. J’émerge enfin dans ce paradis de pacotille dont je rêvais depuis dix-huit mois. Des mois de galère dans une vie. Des mois d’ennui sans fins, sans bornes. Les mêmes visages, les mêmes conversations, les mêmes blagues salaces jusqu’au dégoût. Les mêmes récits pathétiques de combines passées et à venir. Souvenirs héroïques. Espérances folles.
Il est près de onze heures, je m’apprête à prendre la couche qui purifiera nos corps souillés par la prison, les préparant à l’air doux et frais du monde libre. Un maton nous observe tandis que nous nous alignons. Les cabines nous arrivent à la taille, pour éviter que les prisonniers ne transgressent les règles. Pas de bavardage. Pas de sexe. Aujourd’hui, il n’empêche pas les conversations et choisit de regarder dans le vide, impassible. Personne ne songerait à enfreindre le règlement le dernier jour. A part moi, peut-être.
La prison de Freemantle a été une sorte de refuge pour moi. Ils m’ont accepté ici comme j’ai moi-même accepté le désespoir et la futilité. Les autres ont su garder l’espoir. J’en connais même certains qui ont pris des résolutions, mais ils ne s’y tiendront pas et rechuteront. Libéré pour quelques semaines, quelques jours, puis de retour dans cette prison bien-aimée quelques années. L’espoir et l’illusion des tocards. Moi, je ne me laisserai plus avoir. Je me fous de tout. Je me suis endurci afin qu’aucune émotion bidon ne puisse plus m’effleurer. J’agis dans la vie comme dans un rêve. Acteur et spectateur en même temps. Limite schizo. J’arrive à m’extirper de moi-même pour me regarder agir.
[…]
A peine ai-je touché la poignée que la porte de la salle s’ouvre. A l’intérieur, la pièce baigne dans l’obscurité, mais les hautes fenêtres laissent entrer des rayons de lune qui s’étalent sur le sol. N’importe quoi pourrait jaillir de l’ombre derrière les casiers. La nuit est étouffante, pourtant, mes dents se mettent à claquer, mes genoux à trembler et à vaciller.
Je devrais peut-être faire demi-tour. Personne ne se sera encore aperçu de ma disparition là-haut. Non. Il faut que je m’échappe d’ici. De toute façon, j’aurai droit à la ceinture demain, dès que Dickie aura vu mes exercices de calcul. Il faut que je me tire au plus vite. Loin de ce trou à rat, « oui, monsieur », « non, monsieur », repaire des sports d’équipe, des légumes pourris, des ragoûts et des frères qui nous brutalisent.
C’est le directeur, le pire de tous. Sa sangle fait moins mal que celle de Dickie, mais c’est un vieux bouc particulièrement crétin. Les gamins racontent qu’une fois, une souris a grimpé le long de sa jambe de pantalon et qu’elle est retombée raide morte. Toujours à déblatérer qu’il se décarcasse pour nous et que nous sommes des ingrats, à nous espionner pour vérifier que nous allons bien communier et à nous interroger sur la nature de nos péchés. J’en ai ma claque !
[…]
Déprimé par mes souvenirs, je reviens vers les bâtiments et ne tarde pas à trouver L’Expresso, le café où je suis censé avoir rendez-vous avec la fille. Des étudiants vont et viennent, certains l’air grave, des livres sous le bras, d’autres en groupes ou en couples, riant ou bavardant. Je tends l’oreille pour écouter leurs conversations :
« Aucun doute possible ! Le plus grand des misanthropes, c’est Kafka ! »
Plus grand que qui ? Et qu’est-ce qu’un misanthrope ? J’ai lu un livre de cet écrivain, en prison. C’était étrange, mais je pense avoir fini par le comprendre. Je suis le groupe vers le café et l’un des étudiants me tient la porte, attendant que j’entre à mon tour. Je fais non de la tête et reste dehors, les poils de mes bras hérissés comme ceux d’un chat de gouttière effrayé, surpris dans un lieu incongru. […]
J’ai remarqué la librairie près du café. Un livre ferait bien dans ma panoplie et pourrait presque me faire passer pour un étudiant. J’entre et reste stupéfait devant les rayons et les tables qui débordent de volumes. Que choisir dans tout ça ? Un bouquin pas cher. Peut-être un de ces livres de poche à l’air austère. J’en tire un d’un rayon. Crime et Châtiment. C’est drôle, je l’ai lu en prison. Chouette histoire. Guerre et Paix. Anna Karénine. Mince ! On ne s’attendrait pas à les trouver ici aussi.
Je passe à la section Psychologie et creuse comme un chien déterrant un os. Plus mon genre, mais trop cher. Le temps passe. Théâtre. En attendant Godot. Je le feuillette au hasard.
Chat sauvage en chute libre, Mudrooroo, Asphalte éditions. 208 pages 18 €
Titre original : Wild Cat Falling
Traduit de l’anglais (Australie) par Christian Séruzier
L’article POLITIQUE et ESTHETIQUE : CHAT SAUVAGE EN CHUTE LIBRE de MUDROOROO est apparu en premier sur Impudique Magazine.