Il est courant d'offrir des fleurs coupées dont on ne garde que la tête et les feuilles. En 1882, deux ans avant sa mort, Darwin dévoile la vérité. La vérité ? La «tête» de la fleur sont ses organes sexuels. Et les feuilles, ses organes excréteurs.
La véritable tête d’une fleur se situe
sous la terre : son cerveau, ce sont les racines qu’elle avance à tâtons dans
l’obscurité du sol comme autant de nerfs qui lui transmettent les informations.
Une plante peut «sentir» toutes les modifications de l’environnement (1) et
réagir en conséquence. En quoi est-elle différente d’un animal ? Dans son
ultime ouvrage, qu’il co-écrit avec son fils, Charles Darwin émet une théorie
qui choque l’esprit du temps : la partie la plus importante d’une plante se
trouve sous le sol. Ce qui émerge, ce sont juste ses organes reproducteurs et
son anus. Comme une «prostituée», elle exhibe la marchandise.
La fleur tend vers nous ses organes reproducteurs
Dans un ouvrage de vulgarisation au style tonique, Stefano Mancuso, nous
emmène à la poursuite des «hommes qui aiment les plantes». Son Histoire des savants du monde végétal remet la tête en place concernant notre vision du
monde. Nous fonctionnons toujours sur la base de préjugés tels que : «Les abeilles sont uniquement attirées par le nectar des fleurs». Ce que la chercheuse Myra Hird souligne avec ironie : en 2013, dit-elle, y compris dans les hautes sphères de la recherche en biologie, l’activité sexuelle interespèces demeure sous-explorée, voire niée : “Des
découvertes commencent à émerger qui suggèrent que les comportements
sexuels des animaux non humains sont beaucoup plus plastiques et
beaucoup plus divers que la culture humaine ne l’autorise. L’activité
sexuelle entre les fleurs et les insectes est si courante qu’elle est
même rarement considérée comme une activité sexuelle transespèce” (2).
La motricité des fleurs ? Une absurdité
Les préjugés perdurent, à commencer par celui concernant la motricité des plantes. Les plantes bougent. Leur motricité
se situe sous terre et, par ailleurs, les plantes collaborent avec des insectes
pour s’unir avec des plantes parfois distantes de plusieurs kilomètres. Mais
cela, nous avons encore du mal à le définir comme un acte sexuel… Parce que les fleurs sont pures à nos yeux. Ne dit-on pas «butiner» pour désigner les baisers ?
Au XVIIIe siècle, «le médecin, botaniste et naturaliste suédois Linné
(1707-1778) avait déjà démontré que les fleurs (du moins la plupart d’entre
elles) possèdent à la fois des organes masculins et féminins : c’est ce trait
anatomique qui constituait le fondement de sa classification.» Mais ces organes
n’étaient pas considérés comme susceptibles d’interagir entre eux. Il semblait
impossible que deux fleurs puissent copuler. Aucune fleur n’est en rut au printemps ?
La sexualité des fleurs ? Une obscénité
L’autopollinisation était considérée comme
le mode normal de fécondation des fleurs. Cela ne convainc pas Darwin. Son
grand-père – Erasmus Darwin – est un grand vulgarisateur de Linné, fondateur de
la Lichfield Botanical Society et créateur d’innombrables noms de plante encore
en usage dans la langue anglaise. Charles Darwin reprend le flambeau familial
et suit des études botanique à Cambridge. «De ces observations sur les
plantes naîtra la première théorie de l’évolution»… Darwin s’appuie en
effet sur l’étude des orchidées pour établir que certaines d’entre elles
attirent des insectes non pas avec de la nourriture mais avec des signaux
sexuels puissants.
Une fleur : poupée gonflable pour insectes
Les insectes prennent ces fleurs pour des femelles de leur
espèce et tentent de s’accoupler, sans y parvenir, frénétiquement, affolés par
les effluves que dégagent la fleur et ses parures diaboliques. Prenez
l’orchidée marteau, Drakaea elastica, par exemple : elle imite parfaitement
une guêpe femelle. Dans la catégorie des Ophrys (surnommée «orchidées-prostituées»), on trouve aussi des fleurs camouflées tantôt en abeille,
en guêpes et en bourdons :
leur sépale reproduit en trompe l’oeil une partenaire du sexe «faible». Ce qui pousse des essaims de mâle à s’unir –ou tenter de s’unir– à la
fleur qu’ils finissent par quitter, le corps couvert de son pollen, avant
d’aller vers une autre orchidée et ainsi de suite… jusqu’à l’orchidée femelle.
Des guêpes rendues folles de frustration
Dans un documentaire étonnant de la BBC, des images en gros plan montrent les guêpes en chaleur,
parfois en groupes de mâles affolés qui finissent par se frotter les uns aux
autres, incapables de résister à l’attrait puissant qu’exerce sur eux la vision
de cette fleur mâle travestie en guêpe femelle. Ils s’acharnent à vouloir la pénétrer.
On pourrait trouver cela risible et pathétique. On se moque ainsi volontiers des hommes qui s’achètent une love doll ou une poupée gonflable. Mais… les humains aussi tombent dans le panneau des fleurs. Nous ne cessons de les polliniser, dans le cadre d’une industrie visant à faire se multiplier ces plantes qui, autrement, disparaitraient de la surface de la terre.
Les humains aussi se font «posséder» par ces fleurs
La pollution détruit les insectes qui assurent la survie de ces fleurs… mais nous humains, magnétisés, subjugués, bouleversés par leurs couleurs aphrodisaques et leurs formes obscènes, nous sommes «responsables de milliers de combinaisons sexuelles qui auraient été littéralement impossibles sans nous». Ainsi que le souligne volontiers Michael Pollan, auteur en 2009 d’un article provocateur dans le National Geographic : «C’est horrible à dire, mais nous sommes maintenant les esclaves sexuels des orchidées, autant que les abeilles». Comment assurer sa survie quand on est en position (apparente) d’infériorité ? En trompant les individus d’autres espèces, dites «supérieures», afin qu’ils tombent amoureux de vous.
L’amour e(s)t le simulacre
L’humain n’est donc pas imperméable aux signaux sexuels des plantes (qui sont, comme les animaux, d’autant plus chatoyantes et attirantes qu’elles sont mâles, semble-t-il). L’humain a beau s’en défendre et prétendre que cela relève de l’esthétique… Il succombe au charme vénéneux de l’orchidée mâle. Une anecdote à propos de
Darwin : une citation de son récit de voyage dans le Corydon
d’André Gide a fait beaucoup gloser : «J’avoue que les femmes m’ont
quelque peu déçu ; elles sont loin d’être aussi belles que les
hommes... ; elles gagneraient beaucoup à porter quelque vêtement.»
.
A LIRE : Des hommes qui aiment les plantes. Histoires de savants du monde végétal, de Stefano Mancuso, Klincksieck, 2016.
«Animal trans», de Myra Hird. Texte publié dans un ouvrage de 694 pages (!) intitulé The Transgender Studies Reader 2, dirigée par Susan Stryker et Aren Aizura, Routledge, 2013.
NOTES
(1) «Nous savons aujourd’hui que l’extrêmité
radiculaire est encore plus perfectionnée que ne l’imaginait Darwin lui même,
puisqu’elle est sensible dans le milieu à quinze agents physico-chimiques
différents : outre la pesanteur, la lumière, l’humidité et la pression, il y a
aussi l’oxygène, le dioxyde de carbone, le monoxyde d’azote, l’éthylène, les
métaux lourds, l’aluminium, de nombreux gradients chimiques, le sel, etc.» (Source : Stefano Mancuso, Des hommes qui aiment les plantes, Klincksieck, 2016).
(2) Traduction de Flo Morin (Source : Encyclopédie du genre, dirigé par Juliette Rennes, La Découverte, 2016, article «Animal»).