Cet article Comment la jeune création queer remodèle les figures de la pop culture provient de Manifesto XXI.
À l’occasion de la seizième édition du
Jerk Off Festival, festival de création queer qui s’est tenu du 14 au 24 septembre à Paris, nous avons rencontré trois collectifs et artistes pour discuter de la place de la pop culture dans leur travail.
La pop culture participe à modeler les imaginaires collectifs et fabrique à la pelle des idoles qui ne cessent de nous accompagner. Longtemps méprisées par l’institution du spectacle vivant, ces figures emblématiques arrivent aujourd’hui sur le devant de la scène, transformées, revisitées par celleux qu’elles ont accompagné·es tout au long de leur vie. En les re-convoquant sous un nouveau regard, les jeunes artistes LGBTQ+ réhabilitent nos références pour en créer de nouvelles et questionnent au passage le genre, l’intime, l’identité.
YOLO, Carpe Diem –
Jordan R̶o̶g̶e̶r̶
Après des recherches sur les représentations queers dans les dessins animés à travers les figures extra-terrestres, Jordan R̶o̶g̶e̶r̶ continue d’invoquer la pop culture dans son travail. L’artiste est né dans la communauté sectaire des Témoins de Jéhovah, et a grandi accompagné par les récits d’une apocalypse proche. Avec une performance drag qui convoque des figures de Shrek 2 à La Petite Sirène en passant par Kate Bush, il se demande « comment sauver le monde ou au contraire, comment embrasser cette fin du monde ».
Si ça ne parle pas aux gens de l’art contemporain qui sont élitistes, tant pis pour eux, il leur manque quelque chose. Autant s’adresser à un public qui est le mien.
Jordan R̶o̶g̶e̶r̶
Manifesto XXI – Pourquoi as-tu choisi de raconter ton intime à travers la pop culture et ces figures que tu convoques ?
Jordan R̶o̶g̶e̶r̶ : C’est quelque chose qui m’habite, la pop culture c’est ma culture. La Petite Sirène, c’était ma princesse préférée quand j’étais petit – d’ailleurs je me suis rendu compte que c’était la préférée de beaucoup d’homosexuels et ça me fait rire. Elle chante « Partir là-bas », elle veut partir de chez elle, s’enfuir le plus loin possible, ça résonne très fort chez moi. Kate Bush, elle, raconte dans « Wuthering Heights » qu’elle veut retrouver quelqu’un. Pour moi, c’était mes parents. C’est une boucle bouclée, l’une veut partir, l’autre veut revenir.
C’est un moyen pour moi de montrer ce que j’aime le plus dans cette pop culture et de l’utiliser pour transmettre un message. Je lie Shrek 2 à La Petite Sirène, à l’art contemporain et au fait que j’envoie tout le monde se faire enculer. Même si je ne parle pas directement de la pop culture dans ma performance, elle est partout : c’est un hommage, une lettre d’amour au fait que je puisse faire tout ça aujourd’hui dans le monde de l’art contemporain.
Est-ce que c’est aussi un moyen pour toi de justement rendre cet art contemporain, ce milieu du spectacle vivant, plus accessible ?
J’essaye toujours de rendre mon travail hyper accessible, de parler au plus de monde possible. À chaque fois que je fais une pièce, je me demande si ma mère pourrait la comprendre. Elle n’a pas du tout les codes de l’art contemporain, et même si moi j’ai fait les Beaux-Arts, je ne les ai pas complètement non plus. Mes professeur·es ont souvent critiqué mon travail en disant qu’il était très littéral et comptait trop peu de références théoriques. Au début j’en avais un peu honte, puis j’ai décidé de m’en servir. Si ça ne parle pas aux gens de l’art contemporain qui sont élitistes, tant pis pour eux, il leur manque quelque chose. Autant s’adresser à un public qui est le mien.
Dans ta performance, tu abordes des thèmes comme la religion ou la famille. Comment relies-tu ces sujets avec la pop culture ?
Le lien c’est ma mère, avec qui je ne parle plus du tout maintenant. Elle m’a fait découvrir pleins de films, de séries. Elle m’a fait découvrir Desperate Housewives, m’a fait préférer Mulan à Cendrillon. Elle m’a sensibilisé assez tôt et assez curieusement à une sorte de féminisme de la pop culture. Et comme mon travail artistique parle essentiellement de moi, de ma vie familiale, amoureuse et intime, je suis obligé d’en parler. Parce que finalement, elle est à l’origine de tout. Quand je suis né, on m’a mis devant Adibou et pas devant un livre de Freud.
Certain·es peuvent penser que mettre ces références dans l’art contemporain en fait un art infantilisant ou naïf. Mais j’ai l’impression qu’au contraire, ça étoffe de pouvoir enfin ramener la pop culture dans le monde de l’art. C’est une façon de m’adresser à tout le monde et de leur dire « Vous avez les refs ? ».
Garance Bonotto,
Pot au Rose
REFACE Série# –
Les Idoles & Tom Grand Mourcel
Le collectif Les Idoles, créé par Chandra Grangean et Lise Messina, présentait une série photo au Point Ephémère, projet annexe d’un spectacle chorégraphique, REFACE. Réalisée avec Tom Grand Mourcel, la série d’images s’articulait autour des principes de transformations et déformations des visages notamment, partant de l’idée que « l’identité est toujours trouble, multiple, changeante et inconstante ». La série photographique exposée au Point Ephémère montrait une galerie de personnages de Lynch, Bergman ou encore Jim Jarmusch, revisités grâce à des maquillages créés à partir de matériaux « très simples, pas chers et réutilisables à l’infini ». Nous avons rencontré Lise Messina.
Manifesto XXI – Votre collectif s’appelle Les Idoles, vous vous décrivez comme un « collectif hommage » : quelle est votre relation à ces idoles dont vous vous inspirez ?
Lise Messina : On adore se déguiser, se prendre pour d’autres personnes. Dans Paris, Texas de Wim Wenders, il y a un personnage que j’adore alors je me suis demandé : comment faire pour devenir elle ? Comment lui ressembler au maximum ? Pendant le processus de création, on s’inventait des identités, on s’appelait parfois par de faux prénoms, on se racontait des histoires qui n’existaient pas, on s’inventait des vies et des visages. Souvent à partir de personnages fictifs, mais on a aussi déliré sur Tilda Swinton, par exemple. On avait l’impression de la connaître parce qu’elle était toujours avec nous. C’est une idole, on voudrait la rencontrer mais elle n’est pas avec nous, donc on invente.
C’est notre démarche de travail : on part de matériaux préexistants, d’œuvres qui sont déjà là, et on les prend comme appui, on les revisite, c’est une sorte de recyclage. L’idée n’est pas du tout de plagier, mais de se dire qu’on est entourées de ces images et de se demander comment ça nous influence, qu’est ce qu’on retient, qu’est-ce qu’on choisit de ne pas retenir. Pour cette série de photos, on voulait faire revivre les personnages qu’on avait rencontrés pendant la création de REFACE. On a travaillé avec Tom Grand Mourcel, qui a pris les photos, avec Lucie Grand Mourcel qui a fait le stylisme, et avec Chloé Hérouart qui nous a aidées à la composition des maquillages.
On essayait de reproduire à l’exactitude les mimiques, les visages ou la façon de se tenir des personnages. On voulait les re-convoquer, comme s’ils étaient vivants et qu’ils venaient se faire prendre en photo. Et d’un autre côté, il y a une série de détails, des plans très rapprochés sur les visages, sur lesquels on voit les pansements qui relèvent une lèvre, un bout de fausse peau en cellophane… On voulait exposer les backstages.
Vous choisissez de questionner les images qui vous entourent « de la plus populaire à la plus élitiste ». C’est important pour vous de les mettre au même niveau, de les faire dialoguer ?
On est toutes les deux fans de Beyoncé, Drag Race fait partie intégrante de notre vie, ce sont des choses hyper importantes pour nous, des appuis de création énormes. On ne cherche pas à les catégoriser ou à les hiérarchiser. On s’appuie dessus de la même façon. On ne s’est pas dit qu’on voulait les faire dialoguer, on s’empare seulement de ce qui nous entoure.
Y’a pas de miracle, ce n’est qu’avec une plus grande diversité de créateurices qu’on arrivera à une meilleure pop culture.
Garance Bonotto
Pot au Rose –
Garance Bonotto (1% artistique)
À Jerk Off, Garance Bonotto présentait Pot au Rose, une performance introductive à son prochain spectacle, Pink Machine. À travers un « striptease infini », la comédienne et metteuse en scène enlevait, en même temps que ses couches de vêtements roses, les couches de représentation de cette couleur « supposée être la couleur emblématique du “féminin” ». Convoquant les stars qui ont marqué sa jeunesse, elle questionnait « la façon dont notre genre se performe et se modèle à partir de ces représentations-là » et explorait « les attributs de la féminité et la façon dont elle se construit ».
Manifesto XXI – Comment ces idoles que tu convoques t’ont influencée en tant qu’artiste et qu’est-ce qui a motivé ton envie de les faire revivre sur scène dans tes spectacles ?
Garance Bonotto : Pour Bimbo Estate [son précédent projet, ndlr], par exemple, c’est parti d’un objectif de réparation, de retour de regard sur ces figures malmenées socialement et culturellement. J’avais envie de m’interroger sur les raisons pour lesquelles j’étais fan de Loana ou de Pamela Anderson quand j’étais enfant, pour comprendre ce qui avait mal tourné – que ce soit dans leurs biographies ou chez moi – ou les raisons pour lesquelles les bimbos étaient exclues du féminisme.
Quand on regarde des films comme Lolita malgré moi ou La Revanche d’une blonde, on se rend compte qu’il n’y avait pas que de la norme. Il y avait aussi des portes ouvertes sur différentes formes d’existences et de féminités. En revanche, j’essaye de ne pas avoir un discours seulement enthousiaste, comme celui qu’on peut trouver dans les trends TikTok ou Instagram. Ça peut être génial d’être une bimbo, mais on ne peut pas nier qu’à la base, c’étaient des femmes blanches et blondes, extrêmement normées, qui subissaient elles-mêmes les contraintes du regard masculin.
Pour Pot au Rose et Pink Machine, je m’ouvre à d’autres figures, au star-système en général. J’ai toujours eu une fascination totale pour la féminité et l’hyperféminité, notamment parce qu’on est bombardé·es de ces images-là. Ce n’est pas la biographie de ces stars qui m’intéresse, mais leurs représentations et ce qu’elles nous font, ces images. C’était pour m’en dépatouiller, de ces images que j’adore, que je collectionne et qui me remplissent de joie.
Tu disais dans une précédente interview pour Manifesto XXI : « Pouvoir mettre Fatal Bazooka et Freud à côté, c’est vraiment une ambition politique ». Est-ce que convoquer la pop culture au plateau, c’est pour toi une façon de pouvoir lui offrir une analyse aussi poussée que celles qui ont été faites, par exemple, des textes de Freud ?
Exactement. Quand on a créé la compagnie avec Mona Abousaïd on a eu envie de travailler sur la pop culture pour amener des sujets dépréciés dans le monde élitiste du théâtre. On se disait que si les théâtres sont essentiellement composés de têtes blanches, il fallait peut-être s’interroger sur les thèmes qu’on aborde et la manière dont on le fait. On se disait qu’il était important de parler à plusieurs générations, et même qu’il fallait que le théâtre parle de Cyril Hanouna, sinon on ne s’en sort pas. En réalité, depuis les années 90, on s’intéresse déjà aux objets de culture populaire, notamment en sciences sociales, mais dans les arts, il reste des portes à ouvrir.
Ça ne doit pas empêcher la fantaisie pour autant. Aujourd’hui, c’est devenu cool d’avoir une culture flexible, qui va de la musique classique à la série Netflix. Mais ça ne reste cool que lorsque c’est validé par une trend ou une expertise intellectuelle. Avoir un discours intellectualisant sur la pop culture, c’est déjà un privilège. J’essaye de ne pas arriver avec mes grosses bottes de nana formée en sciences sociales qui regarde de haut son sujet, mais de garder un rapport très authentique, de garder de la fantaisie, de l’humour et de rester accessible.
Ça permet aussi de créer de nouvelles œuvres de pop culture, d’y mettre de nouveaux messages et ainsi la perpétuer et l’améliorer ?
Oui, la pop culture est sujette à une réinterprétation éternelle. Et puis ça veut tout et rien dire, c’est un énorme sac, dont je ne traite qu’un tout petit bout. Chacun·e a sa propre pop culture, sa propre définition. Elle est fluctuante et malléable, et c’est cette plasticité qui fait qu’elle offre de belles occasions d’en dire et faire autre chose.
Il y a une hégémonie de modèles normés, et tout le monde n’a pas l’opportunité de pouvoir réinvestir ou détourner ces images-là. Mais l’entertainment n’empêche pas qu’on reste toustes actif·ves face à ces images. Il faut peut-être simplement prendre le temps de les regarder autrement, éviter d’être dans l’overdose de ces images et surtout, lutter pour que d’autres personnes accèdent aux postes de création pour faire advenir de nouveaux récits. Y’a pas de miracle, ce n’est qu’avec une plus grande diversité de créateurices qu’on arrivera à une meilleure pop culture.
Les prochaines représentations :
REFACE, collectif Les Idoles
Petites scènes ouvertes, La Comédie de Clermont Ferrand, extrait de 20 minutes, le 26 octobre 2023
L’Arsenic, Gindou, le 27 janvier 2024
La Place de la Danse, CDCN de Toulouse, les 1 et 2 février 2024
Festival Immersion Danse, Étoile du Nord, Paris, le 28 février 2024
Maison de la danse, Lyon, les 14 et 15 février 2024
Le Kalinka, Toulouse, le 3 mars 2024
L’Astrée, Lyon, le 15 mars 2024
TU, Nantes, les 3 et 4 avril 2024
La Méandre, Chalon-sur-Saône, le 11 mai 2024
Boom Structur, avec la Communauté de Communes d’Issoire, les 18 le 19 mai 2024
Pink Machine, Garance Bonotto
CDN de Normandie Rouen, Petit-Quevilly, du 11 au 13 octobre 2023
Comédie de Caen, Caen, du 16 au 18 janvier 2024
Halle ô Grains, Bayeux, le 6 février 2024
Le Volcan, Le Havre, du 13 au 15 mars 2024
Le Tangram, Evreux, le 14 juin 2024
Image à la une : Collectif Les Idoles & Tom Grand Mourcel, REFACE Série#
Relecture et édition : Apolline Bazin
Cet article Comment la jeune création queer remodèle les figures de la pop culture provient de Manifesto XXI.