L’Amérique est entrée, ces derniers jours, dans une période de commémoration. Il y a cinquante ans, Martin Luther King prononçait son «I have a dream». Le discours ouvrait la phase cruciale du combat pour les droits civiques, au cours d’une manifestation historique, la Grande Marche sur Washington, le 28 août 1963. L’occasion de rappeler une figure capitale, mais discrète, de cette période: Bayard Rustin. Avec ses cheveux hirsutes poivre et sel et sa cravate de travers, il était l’artisan principal de la Marche, rappelle «The Guardian».
Or Bayard Rustin est resté dans l’ombre. Aux yeux de beaucoup, il avait le tort d’être ouvertement gay, en plus d’avoir été communiste et objecteur de conscience en 1944, en pleine Seconde guerre mondiale. Autant de «casseroles» qui ne l’ont pas empêché de devenir irremplaçable au sein du mouvement noir dès la fin des années 1940. Inutile de rappeler que l’homosexualité était alors illégale, et qu’elle le restera jusqu’au début des années 1980 dans les Etats les plus libéraux.
Vulnérabilités
L’idée même d’une manifestation géante à Washington – qui fera école – a été portée à bout de bras par Rustin (même si elle revient à son mentor, le leader noir Philip Randolph). «Rustin a dû bâtir une organisation à partir de rien – rassembler du personnel et le former en équipes capables de travailler sous une pression intense. Il devait forger une coalition qui tiendrait bon malgré la concurrence entre organisations, les animosités personnelles et les politiques antagonistes. Il a dû manœuvrer dans un champ de mines tout en restant loin des yeux du public de manière à ce que ses vulnérabilités ne portent pas atteinte à son travail», explique son biographe, John d’Emilio.
Excentrique, hyperactif et efficace, l’organisateur a passé huit semaines à travailler d’arrache-pied dans l’église délabrée de Harlem qui servait de QG au mouvement. A presque 50 ans, il supervisait les détails de l’événement, jusqu’aux toilettes mobiles et aux sandwiches (sans mayonnaise) à préparer pour les participants. Il a également travaillé à faire de l’événement – militant et idéologique au départ – une action populaire de masse, en diluant les revendications politiques les plus radicales. Une stratégie gagnante: 250’000 personnes marcheront sur Washington, au lieu des 100’000 prévues.
«Pervers»
Au sein des mouvements noirs, beaucoup étaient réticents, voire franchement paniqués à l’idée de voir Rustin à un tel poste. Certains ne se privaient pas pour le qualifier de «pervers» ou de «mauvaise influence». Durant la réunion historique du Roosevelt Hotel de Harlem, coup d’envoi des préparatifs, en juillet 1963, Roy Wilkins de la NAACP, vide son sac: «Tu sais que je me fous de ce qu’ils disent, mais publiquement, je ne veux pas défendre le draft dodging* ou la promiscuité sexuelle. Le problème ne sera pas l’homosexualité, ce sera la promiscuité, et je ne peux défendre cela.»
Wilkins faisait ainsi allusion aux deux séjours en prison de Rustin: en 1944 pour avoir refusé son enrôlement dans l’armée et, surtout, en 1953, à 60 jours de détention pour «vagabondage» et «attentat à la pudeur». Il avait été pincé en flagrant délit d’acte sexuel avec deux hommes, sur un parking de Pasadena. Toutefois, Wilkins n’a pas réussi à écarter Rustin de l’organisation de la Marche.
Rustin était très conscient de son handicap politique. Il savait que les «préjugés, innommables dans l’Amérique du milieu du XXe sièce, étaient susceptibles de lui fermer des portes et de limiter son efficacité», note le «Guardian». En 1961, il opposera son veto à la participation de communistes et d’homosexuels – dont il était lui-même – aux «Freedom Rides», ces actions militantes qui consistaient à emprunter les transports publics réservés aux blancs dans le but de faire respecter les décisions de la Cour suprême qui avait jugé cette ségrégation illégale.
Outing
Les opposants aux droits civiques ne tarderont pas à découvrir en Rustin un possible «maillon faible». Un mois avant la grande marche, le sénateur ségrégationniste Strom Thurmond a brandi à la tribune du Sénat une photo de Bayard Rustin, le «communiste, draft dodger et homosexuel» parlant à Martin Luther King alors que ce dernier était dans un bain. Une porte ouverte à tous les fantasmes et sous-entendus. Ce outing n’aura guère d’impact, et les leaders noirs feront bloc derrière Rustin. «Je suis sûre qu’il y avait pas mal d’homophobes dans le mouvement, se souvient la militante Eleanor Holmes. Mais on savait se comporter quand Thurmond attaquait.» On apprendra, quelques temps après la mort de Thurmond, qu’il avait une fille illégitime avec une domestique noire.
«Les nouveaux «nègres» sont les homosexuels. La question du changement social devrait être réorientée vers les groupes les plus vulnérables: les gays.»
Quant à Rustin, mort en 1987, il prendra une part active au mouvement de libération homosexuel dans les années 1970 et 1980. Un an avant sa mort, en 1987, il livrera un discours mémorable à l’occasion du débat sur la première loi antidiscrimination dans l’Etat de New York. «A présent les noirs ne sont plus le baromètre du changement social. Ils sont dans tous les secteurs de la société et il existe des lois pour les protéger de la discrimination. Les nouveaux «nègres» sont les homosexuels. La question du changement social devrait être réorientée vers les groupes les plus vulnérables: les gays.»
Le 8 août dernier, Rustin a reçu la Médaille présidentielle de la Liberté à titre posthume. Le premier président noir des Etats-Unis, qui a fait des droits des LGBT un de ces chevaux de bataille, rendait ainsi hommage à «son travail infatigable au carrefour de plusieurs combats pour les droits égaux». Un juste retour de l’histoire.
* Terme péjoratif pour les objecteurs de conscience