Fabrice David est journaliste pour TF1, notamment pour Téléfoot. Son premier roman, L’homme gris, a paru aux éditions Black-Out en 2015.
Au pays des barbares est un roman esthétique et noir dont l’intrigue créée par Fabrice David se déroule dans les Ardennes, principalement dans la petite ville d’Awoise-Gelle.
Personnage principal de cette histoire, Moïse vit par et pour le SCAG, le club de foot dont il est l’un des plus anciens supporters. En dehors de sa passion obsessionnelle et de son emploi à mi-temps, il est tous les jours assis au comptoir de L’Ardennais, à la même place, avec les mêmes désœuvrés : le Nîmois, Jarne et Etienne.
A quelques centaines de kilomètres de là, Annie ne s’est jamais remise de la violente agression qu’elle a subie. Depuis des années, elle survit grâce à sa compagne, Magguy. Jusqu’au jour où l’un de ses agresseurs est libéré de prison.
Quand son club de foot risque la relégation, Moïse décide d’un plan qui devrait influencer le prochain match si lui et ses complices piliers de bar réussissent à le mettre en œuvre.
Des personnages pas beaux et pas très malins, dont l’enfance a été le plus souvent saccagée, et qui vivent dans des logements pourris des vies misérables. Une mauvaise farce qui tourne rapidement au macabre. Une ambiance parfois lourde, limite poisseuse, entrecoupée de scènes qui prêtent à rire.
A certains passages, j’ai pensé à Délivrance de John Boorman, à L’été en pente douce de Gérard Krawczyk mais aussi à Les granges brûlées de Jean Chapot et à Série Noire d’Alain Corneau.
Un rythme endiablé, du suspense, de l’humour, une analyse sociétale qui permet de comprendre le fanatisme de certains. Fabrice David est doué, très doué.
Extrait choisi (p. 79 à 86)
« En vitrine, je veux les outils de jardinage. Sur sa gauche, il me faut une tondeuse avec sa fiche signalétique et le prix bien en évidence. A droite, foutez-moi du terreau, des pots, des arrosoirs. »
Depuis plusieurs minutes, mon chef à Bricoloc explique l’organisation du magasin pour la période estivale. Cela se passe au fond du magasin, derrière le rayon peinture, près de la borne à eau fraîche.
Au-delà des larges vitres, le soleil tente de percer. La zone industrielle s’éveille. Les portes ouvrent dans quelques minutes.
« A l’entrée du magasin, je veux que les clients puissent lire les promotions qu’on propose sur les barbecues. On les installe dans l’allée centrale. »
Putain… Je sens que ça vient. Je me connais. C’est comme si mon cerveau et mon corps se vidaient. J’ai mal aux yeux. Le chef commence à danser. Il remue ses bras au ralenti. Ses cheveux gris disparaissent dans son crâne. Dehors, je ne vois plus les rues. Le brouillard envahit même le magasin. Le chef est tout flou. Je n’écoute plus. Ce n’est pas que je n’ai pas envie, c’est que je n’y arrive plus. J’ai toujours eu un problème de concentration. C’est pour ça que j’ai redoublé deux fois ma scolarité. J’ai le cerveau qui part. Cela s’appelle « trouble du déficit de l’attention ».
J’ai mon remède. Quand je bascule dans mon coma de la tête, je me pince les fesses très fort. C’est pour ça que j’ai plein de bleus au cul. Là, je me suis encore fait mal. Mais ça va mieux.
Le chef n’est plus flou. Les collègues autour de moi reprennent vie. J’écoute à nouveau. Ça rentre par une oreille et je bouche l’autre dans ma tête pour ne pas que ça ressorte.
« … Firmine, c’est toi qui seras en charge de faire une belle présentation. »
Firmine rougit. Elle est au centre des attentions. Pour quelques secondes seulement, mais ça va marquer sa journée. Comme elle est juste à côté de moi, elle me donne un petit coup de coude. Ça tombe bien, j’en avais bien besoin. Elle est gentille, Firmine.
Le chef continue de donner ses ordres. Je pense que ça l’excite.
« … Il faut faire de la place dans la remise. Beaucoup de gens vont ressortir leurs machines qui auront rouillé ou se seront déchargées pendant l’hiver et ils vont nous les apporter. »
Il aime bien se la jouer « petit dictateur » et qu’on soit au garde-à-vous, alignés. Ce matin, il y a moi et Firmine dans les mi-temps, trois employés qui sont à temps complet dont Ali, un des joueurs de l’équipe d’Awoise-Gelle. Certains clients le reconnaissent. C’est l’argument de vente, alors il est en rayon. Moi, je suis plutôt un contre-argument de vente. Alors, je répare, derrière, dans l’établi.
Et donc le chef. Il a une tête de marcassin. Cela ne veut rien dire, « tête de marcassin », mais ça a fait rire Firmine. Justement parce que je la fais beaucoup rire avec mes blagues. Et pour la fois où je l’ai emmenée en urgence après le coup de téléphone de sa mère. C’était il y a quelques mois. Bricoloc fermait dix minutes plus tard, alors le chef a été très cool, pour une fois.
« Moïse, accompagne Firmine. Vous ferez dix minutes de plus demain. »
Elle était inquiète. Elle gigotait tout le temps. J’avais mis la radio avant de l’éteindre quelques secondes plus tard.
« C’est grave ? »
Elle était toute blanche. Elle s’était agrippée à l’accoudoir du siège passager.
« Oui, enfin non. Ma mère est diabétique. Elle manque de sucre. C’est moi qui lui fais ses piqûres et j’ai oublié ce matin. Elle a des sueurs froides. J’ai peur qu’elle fasse un malaise… »
Un frisson de bonheur chaud m’avait traversé de haut en bas. J’étais en train de sauver Firmine et sa mère. J’étais heureux. Je me souviendrai toujours que j’avais pris sa main pour la rassurer et elle avait serré la mienne. Le soir, je m’étais masturbé en pensant à cet insant.
« … Qu’il faut trier. Là où ils sont placés, beaucoup de clients prennent et ne font pas l’effort de replacer au même endroit… Tu t’en occupes, Moïse. »
Merde, je ne fais pas attention à ce que raconte le chef. On est en pleine réorganisation et je n’écoute pas… Je suis triste d’avoir ces problèmes de concentration. Je m’en veux mais je pense que ce n’est pas ma faute. La montre plaquée or du chef glisse sur son poignet. Il ne la serre pas à fond, il dit que ça tire ses poils. Il a une tache de gras sous le deuxième « o » de Bricoloc, marqué sur sa chemise blanche à manches courtes. Nous, les employés, on a des tee-shirts avec Bricoloc dans le dos.
« … Nous a appelés plusieurs fois pour sa perceuse. On a un problème avec les pièces détachées. Il faut rappeler l’atelier de Sedan. Demain au plus tard. C’est compris ? Allez, dispersion ! »
Quand il dit ça, c’est qu’il a terminé. L’intérieur du magasin est très lumineux. Les allées sont larges, avec cinq niveaux de rangement et un escabeau. Parce que ça monte sur presque deux mettre ! Dans mon allée, on a lacé les brouettes d’exposition tout en haut. Et du lierre en plastique. Ça se vend bien pour les balcons. Je suis spécialiste de jardinage. Je m’y connais bien en terreau, notamment. Mon père était jardinier à la mairie. Les clients commencent à entrer.
« Firmine, tu renseignes le monsieur, s’il te plaît ? »
Le chef voit tout. Il donne des ordres toute la journée. Et pendant ce temps, il s’occupe de la caisse. C’est curieux d’avoir peint l’intérieur du magasin en orange. Ça identifie Bricoloc, paraît-il. Même le tracteur, dehors, qui signale le magasin, il est orange ! Quand je dis que je travaille chez Bricoloc, les gens disent : »Ah oui, je vois ! Dans la zone industrielle de Charleville, c’est ça ? » Ils connaissent. Je suis fier.
« Moïse, tu m’aideras à transporter la tondeuse ? » questionne Firmine.
Firmine, on ne sait pas trop si elle est blonde ou châtaine ou indéfinie, mais elle a un bon contact avec les clients.
« Oui, mais tu me diras ce que Marcassin m’a demandé de faire, je n’écoutais pas. »
Firmine rigole. Elle a un trou dans la dent, sur le côté gauche de la bouche. Ça se voit. Sa peau est abîmée. Et puis elle n’est pas féminine. Au lieu de dire qu’elle fait une « pause cigarette », elle dit « je vais me griller un clope ». Ce n’est pas masculin, clope, pourtant ? Quand elle aspire, elle tient la cigarette verticale entre le pouce et l’index et à l’intérieur de la paume. Comme si elle voulait la cacher. On dirait un camionneur sur une aire d’autoroute. Du coup, elle a les doigts qui puent. Devant elle, on ne se gêne pas pour dire des vulgarités. Ce n’est pas normal. Devant une fille qui fait fille, inconsciemment, on évite. C’est bien la preuve.
La matinée se déroule tranquillement. J’ai réparé une tondeuse et un taille-haie. Je suis sorti deux fois devant le magasin pour fumer. Une fois avec Firmine. D’habitude, c’est trois. Je suis contant. J’ai un peu parlé avec Ali. Il est inquiet lui aussi pour la relégation. Mais moins que moi. Visiblement, le SCAG n’est pas l’essentiel de sa vie. Moi, oui.
A midi, j’entends la voix du chef.
« Je vais déjeuner. A tout à l’heure ! »
C’est le moment.
La rue descend légèrement. Il enjambe un filet de pisse en travers du trottoir. Dans le caniveau, une poubelle éventrée. Sa démarche est lourde. Il remonte son vieux pantalon en velours dont le bouton a sauté. Des poils gris et blancs sortent de sa chemise jaune délavée à moitié ouverte. Malgré son vieux blouson de ski, il sent l’humidité qui le pénètre. Un bruit de radio s’échappe d’une fenêtre ouverte au deuxième étage. Le rideau bleu est tiré. Plus bas, l’épicier kurde a sorti quelques barquettes en carton de fruits et légumes sur son présentoir dépliable. Le ciel se dégage, doucement.
Il avance, le regard fixe.
« Burp ! »
Jarne, perdu dans ses pensées, rote sans s’en rendre compte. Il ferme son blouson et lève la tête. Déjà vingt minutes de marche. Plus loin, l’église. A droite, une petite rue qui mène à un quartier plus commerçant.
Douze ans et cinq mois.
Toutes ces années, il a fait et refait ses calculs. Comme une obsession. Trois mois de remise de peine la première année, deux les années suivantes. Accordé à tout condamné depuis la loi du 1er janvier 2005. Même aux violeurs. Et celui-là, ce n’était pas un dur. Il a eu droit à la bonne conduite, c’est sûr. Sa libération tombe donc cette semaine. Ou la prochaine. Dans ses souvenirs, il revoit vaguement son visage.
Il entend le frottement de ses chaussures sur le bitume. Traîne les pieds, ce qui lui donne cette démarche de vieux cheval de trait. Tripote machinalement des pièces de monnaie dans sa poche. Quelques euros gagnés en aidant Etienne à dépouiller des lapins, le mois dernier. Il prend à droite. Un gamin tourne à vélo autour de la petite fontaine. Deux types sont attablés à la terrasse de la brasserie. A gauche, coincé entre deux bâtiments couleur béton, le salon de coiffure. Jarne s’approche. Un chat miaule et se réfugie sous une voiture. Le Belge s’arrête devant la vitrine, fronce les sourcils.
« Fermé le lundi. »
Par acquit de conscience, il pousse la porte. Close.
Demain, il reviendra se faire entièrement raser la barbe. S’il a le courage. On ne sait jamais, si l’autre s’avisait de vouloir le retrouver.
Le soleil est caché derrière les nuages entre gris et noir. Il fait frais mais il ne pleut pas. Le ronronnement du moteur me berce. Je conduis doucement. La demi-journée à Bricoloc s’est déroulée sans surprise. Comme chaque demi-journée chez Bricoloc. Sauf qu’aujourd’hui, je me suis servi de l’ordinateur du chef quand il est parti déjeuner et j’ai trouvé ce que je voulais. Ali m’a surpris, mais je lui ai demandé de ne rien dire. Il ne me trahira pas. Il sera ailleurs dans quelques mois. Je crois qu’un club du Sud veut le recruter. Vers Nice ou La Rochelle, il m’a dit. Le Sud au sens large, quoi.
La route s’élargit sur la fin. Rond-point, panneau « Awoise-Gelle » avec un sexe dessiné dessus au marqueur et un autocollant CGT. Un peu plus loin, une masse sombre. Les HLM. Le clocher, derrière. Quelques lueurs transpercent la pénombre. Paysage familier. Triste. Détour par l’Ardennais. Faut que je voie les autres. Pour le plan. Maintenant que j’ai trouvé les coordonnées de l’arbitre sur Internet, tout va aller vite. J’ai eu largement le temps pendant la pause déjeuner du chef. Il n’éteint jamais son ordinateur. Quelques clics sur le site de la Fédération qui organise notre championnat. Liste de tous les clubs du CFA2, groupe Nord-Est. Sur l’onglet « Awoise-Gelle » est affiché tout notre calendrier de la saison. Clic sur le prochain match. Et là, le nom du stade, l’horaire, bla-bla… Et le nom de l’arbitre. Il s’appelle Jean-Philippe Hinon, de la Ligue Nord-Picardie. Puis j’ai tapé son nom dans l’annuaire, dans les départements correspondants. Bingo pour l’Aisne. Il habite Fresnoy-le-Grand.
« Il a forcément une femme. Ou un enfant… » Je repense encore aux mots du Nîmois. Je n’ai plus peur. On va se sauver…
Je me gare. Je traverse la place des Fêtes presque en courant. Visiblement, il n’y a pas grand monde à L’Ardennais.
« Il dit quoi, le patron ? »
Torchon lève à peine la tête.
« Salut les mecs ! »
Il n’y a que le Nîmois et Etienne.
« Oh, Moïse. Bien ? » demande le Nîmois.
Je m’approche de son cou de bison. Je lui souffle dans ses oreilles en chou-fleur.
« J’ai son nom… »
Le Nîmois cligne de l’œil.
« Il habite où ?
— Fresnoy-le-Grand. C’est dans l’Aisne.
— Tu vas y faire un tour, pour repérer ? »
Je me retourne. Le seul client dans la salle semble assoupi, la tête tombant légèrement sur sa poitrine, un demi devant lui et un jeu de grattage. Personne ne risque de m’entendre.
« J’y vais maintenant. Je passais juste t’en parler… »
Le Nîmois recligne de l’œil. Derrière lui, Etienne a l’air absent. Lèvres serrées. La gueule de quand il a fait une connerie. Je ne fais pas vraiment attention.
Pourtant, cette connerie va tout foutre en l’air.
Putain ! Je suis loin de m’en douter !
Au pays des barbares, Fabrice David, éditions PLON, collection Sang Neuf 270 pages 18 €
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