Basé sur des expériences personnelles et sur des témoignages de proches, Chroniques sexuelles d’une famille ordinaire est le nouveau film de Pascal Arnold et Jean-Marc Barr, une comédie à la fois ambitieuse et sans prétention. A travers le portrait intime d’une famille représentée sur trois générations, il propose d’aborder la question sensible de la représentation de la sexualité et de la communication sur le sexe, sujet particulièrement d’actualité avec le débat sur l’influence de la pornographie et sur les pratiques sexuelles et leurs déviances. Si je vous encourage à aller voir le film (sorti en salle depuis le 9 Mai), je vous propose ici une rencontre avec Pascal Arnold pour un entretien sur le porno mais aussi et surtout sur la sexualité, la vraie.
– Quelle vision de la sexualité est selon vous véhiculée par les films porno ?
Les films de l’industrie du porno véhiculent dans leur grande majorité une « hyper-masculinité » et un rapport de domination assez simpliste des hommes sur les femmes, une image de la femme qui doit être avant tout soumise aux assouvissements masculins. La grammaire filmique est assez pauvre : corps découpés, gros plans de pénétrations, captation quasi-anatomique des organes génitaux, enchaînements de positions limite cours de gymnastique. Le langage qui accompagne ces exercices sexuels est d’une pauvreté sidérante et soutient cette tendance à mettre des mots du lexique machiste sur les actes sexuels, sans parler des gémissements surnaturels.
Nous ne sommes pas contre cette industrie, nous questionnons ses codes et ses calibrages physiques, qui sont très peu discutés alors que 95% de la représentation de la sexualité est laissée à cette industrie. Il ne s’agit en rien de faire le procès de cette industrie mais comme dans toutes propositions d’images, la prédominance d’un seul point de vue peut et doit être questionnée. Cette industrie véhicule assurément des injonctions comportementales, puisque certains lui reconnaissent des vertus informatives, à juste titre certainement. L’industrie du porno, dominante et lucrative, est donc forcément nécessaire, mais sa vocation se limite souvent à stimuler la masturbation masculine, et rarement à célébrer l’acte sexuel et l’accès au plaisir mutuel de partenaires consentants. Idéalement, les films pornos devraient donner envie de vivre des moments sexuels qui impliquent les plaisirs partagés, quelle que soit leur nature.
J’ai une petite théorie, pour alimenter la discussion, concernant l’image du mâle dominant donnée par l’industrie du porno hétérosexuel dans nos sociétés démocratiques et progressistes. Cette image du mâle « bandant non stop sur commande » égocentré sur son priapisme si possible démesuré serait l’ultime image du « héros contemporain » pour maintenir l’illusion du rapport de force de l’homme sur la femme. Ces images sont avant tout destinées aux hommes et elles le maintiennent dans une appréhension de sa « supériorité » alors que le sens de l’histoire va et se doit d’aller dans l’égalité des sexes. L’homme consomme ces images souvent en solitaire et ces séquences pornographiques sur lesquelles il se masturbe (parfois de manière addictive) sont l’ultime refuge qui le conforte dans une image où le rapport de force tourne à son avantage. Toutes les énergies des corps des acteurs et des actrices du porno, dont je respecte le travail, pourraient au bout du compte véhiculer d’autres émotions que celle-ci, et servir d’autres enjeux.
– Le film débute sur une séquence où un jeune homme se filme avec son portable en train de se masturber en cours. Comment expliquez-vous l’attitude des jeunes qui s’échangent des vidéos où ils s’exhibent ?
Je ne pense pas que ce soit pour faire croire à un contrôle de son corps, ce serait plus une façon d’assumer son corps, de s’affirmer physiquement. Une façon aussi de communiquer : « je baise, je fais l’amour, donc j’existe ». Des hommes et des femmes se filment en solo pour les mêmes raisons : témoigner de leur existence, de leur individualité corporelle. L’exhibition fait partie d’un processus d’affirmation de soi, de sa différence, ils se donnent à voir en toute impudeur dans une catharsis « numérique ».
– D’après une interview vous dénoncez le “sexe tabou” en famille, le déficit sur la communication sur la sexualité en général…
La communication sur le sexe et l’éducation sexuelle sont effectivement quasiment exclusivement axées sur l’usage du préservatif pour contrer le sida et les MST, et sur la contraception. Cette communication est nécessaire… mais quid de la communication sur le sexe concernant le désir et le plaisir ? Concernant la sexualité hétéro mais aussi les autres sexualités ? Là, ça devient plus compliqué. La médiatisation du sexe sert-elle à ce que chacun et chacune trouve le chemin de son plaisir et celui de son ou de sa partenaire ? J’en doute.
A coups d’études, de statistiques et d’analyse, les médias traditionnels formatent aussi des attitudes, comme des injonctions à accomplir pour être dans la norme. Quid de la différence ? Or, c’est bien cela qui nous caractérise : nos vies sexuelles, et elles sont toutes respectables dès lors qu’elle s’expriment entre adultes consentants. Dès lors, aucun jugement moraliste ne devrait les contrarier socialement. Allez, par exemple, consulter le dernier rapport sur l’homophobie paru début mai pour constater le boulot qu’il y à faire sur la communication. Voyez, par exemple, les chiffres des femmes violées par an en France – 70 000, il ne s’agit pas seulement de 70 000 monstres par an qui passent à l’acte, il s’agit aussi d’hommes qui ont eu sûrement un déficit de communication sur la sexualité.
Les exemples sont malheureusement légion : il y a un fort déficit de communication sur la sexualité dans la sphère intime (famille, couple). L’hypocrisie et la loi du silence règnent encore, et la parole est loin d’être libérée pour que chaque individu parvienne à vivre sa propre sexualité, dans le respect de l’autre, avec ses hauts et ses bas, à son rythme, excès ou abstinence. « Le sexe se doit d’être soit une activité sacrée, soit une fabuleuse diversion ludique ». Qui nous apprend ça ?
– Le personnage de la mère dans votre film s’intéresse justement à la sexualité des membres de sa famille. Mais ne pensez-vous pas qu’il devrait y avoir une forme de pudeur, de « jardin secret » dans la sphère familiale ? Vous avez dit : « La sexualité se doit d’être un espace de liberté individuelle. » N’est-ce pas aussi admettre que l’on puisse préserver un espace intime ?
L’idéal, évidemment, n’est sûrement pas que chacun raconte sa propre vie sexuelle à sa mère ou à son père, quoique… On sait que lorsqu’il s’agit de sexe, la parole libère – merci Freud. Pourquoi ne pas s’adresser directement aux responsables, pas forcément coupables ? Boutade… Comme je l’ai mentionné plus haut, communiquer sur le sexe dans la sphère intime me semble nécessaire, mais avant tout communiquer sur les vertus d’une sexualité épanouie, sur les « comment » et les « pourquoi » des plaisirs. Une transmission peut se faire à ce sujet, un dialogue peut s’établir puisqu’on est tous concernés, de génération en génération. Quoi de plus fort que des témoignages individuels de proximité pour constater qu’il n’y a pas de règles, que chacun doit trouver sa voie et que dans une vie, nos moments sexuels sont à privilégier, comme des moments en dehors des contingences sociales, de performances, d’efficacité, de rendement, etc. A contrario, les non-dits, les silences hypocrites, les injonctions « normatives » de comportement continuent à contrarier, pour ne pas dire plus, des vies sexuelles , et des vies entières aussi.
« Jardin secret » est un terme un peu daté. Une part d’ombre est forcément inévitable, elle est liée à la condition humaine, à cette extrême solitude à laquelle nous faisons face chaque jour, et qui s’exerce aussi naturellement dans nos instants sexuels, presque malgré nous parfois, et qui peut nous surprendre et nous déstabiliser. Quand on dit que la sexualité est encore un espace où peut s’exprimer notre liberté individuelle, on parle aussi d’espace intime. Préservons cet espace en dehors des contingences de consommateurs que nous sommes tous devenus, là où le système capitalisme « triomphant » nous a tous mis. Vivons le sexe comme deux ou plusieurs libertés individuelles qui s’expriment, restons curieux de l’autre et imaginatif. Ne soyons pas des consommateurs de sexe.
– Tout en restant dans la fraîcheur et une forme d’innocence et de spontanéité, vous montrez aussi à travers votre film que le sexe et amour ne vont pas toujours de pair…
Nos vies nous apprennent chaque jour que sexe et amour ne vont pas forcément de pair. Et l’éducation nous apprend à réfréner nos attirances et nos pulsions, c’est l’école de la frustration. Canaliser nos envies sexuelles et physiques, voilà une de nos grandes activités cérébrales, au quotidien. C’est forcément nécessaire pour fonctionner socialement. Mais sexe et amour vont parfois de paire, bien sûr, et alors il faut en profiter, et ensuite s’accrocher pour que cela tienne, car le temps, les règles sociales et les habitudes sont de dangereux ennemis. Quand je dis « s’accrocher », c’est forcément mettre du dialogue et de la communication pour continuer à y arriver ensemble, s’aimer et jouir.
– Parallèlement, l’imagerie du porno joue essentiellement sur l’aspect opposé : le sexe pour le sexe. Pensez-vous que cela ait une mauvaise influence sur le public ? Pensez-vous que le porno devrait être utilisé comme exemple ? Qu’une nouvelle forme de porno puisse émerger ?
Vous parlez de « consommateurs » de porno, et non pas de spectateurs, alors qu’il s’agit avant tout d’un spectacle capté quasi sans scénarisation. Souvent, un passage à l’acte sexuel, sans aucun suspens, de corps dans un exercice mécanique. Pourquoi pas ! mais c’est forcément limitatif. Ce spectacle peut être informatif au moment de la puberté et de ses chamboulements hormonaux, mais ces images devraient être accompagnées d’un dialogue pour justement signifier qu’il s’agit d’un spectacle avec ses codes d’attitudes et de formatages physiques, à coup sûr à questionner.
Que l’industrie du porno ait une influence comportementale, forcément un peu. Pour le personnage du frère aîné dans le film, je me suis inspiré du témoignage du fils d’une amie, dont je suis le parrain : à 19 ans, il regardait du porno depuis l’âge de 12 ans et ses séquences préférées étaient celles qui mettaient en scène deux hommes et une femme, le triolisme ; il vivait une sexualité hétéro et un jour, vers 18 ans, il a « expérimenté » comme il disait le triolisme, et depuis, quand il se retrouvait seul avec une fille, il était moins excité. J’ai essayé de lui parler de bisexualité, et là, il m’a envoyé sur les roses en m’affirmant qu’il n’était pas « pédé »… pour faire court, il a aujourd’hui 22 ans et il vit ouvertement sa bisexualité, plutôt dans le bien-être. Comme quoi… le porno l’a ouvert sur des désirs qu’il ne soupçonnait même pas et qu’il rejetait d’un point de vue social.
Concernant une « nouvelle forme de porno », je pense qu’on arrive à un moment où la représentation de la sexualité va être questionnée dans des films hors porno où des acteurs et des actrices vont s’engager dans l’incarnation de leur personnage à ne pas simuler les actes sexuels (cela s’est déjà fait dans des films des années 70) – à noter qu’un acteur, Michael Fassbender (Shame, A dangerous method) semble s’investir pour faire bouger les lignes. Une nouvelle génération arrive, celle qui a « consommé » du porno, comme vous dites, assez jeune. Nous avons pu le constater pendant le casting du film, les jeunes acteurs et actrices que nous avons choisis revendiquait un petit côté militant à ne pas simuler les actes sexuels de leur personnage, c’était forcément un peu en réaction à la prédominance visuelle du porno.
Dans un monde idéal, il faudrait que l’industrie du porno bouge aussi ses lignes et fasse des tentatives alternatives à son formatage, ou du moins encourage ceux et celles qui souhaitent s’en démarquer. Encourager, cela veut dire leur donner les moyens car je crois que certains de ceux et celles engagées dans cette industrie ont une réelle envie d’autres formes « pornographiques », quitte à inventer un autre mot car celui-ci depuis trente ans est fortement connoté. Je ne sais pas pourquoi mais je suis assez optimiste à ce sujet. Notre film est une tentative (après celle de Shortbus, de Nine songs ou de Q ces dernières années) qui, nous l’espérons, en encouragera d’autres. C’est le modèle économique qui est difficile à trouver..
Un grand merci pour cet entretien très enrichissant. J’ai beau représenter ma profession et revendiquer le porno comme une « sexualité du plaisir » (en tout cas le mien), je vous rejoins sur de nombreux points. La sexualité est complexe, variée, à l’image de chaque être humain, de son histoire, sa culture, ses envies, et le porno qui est diffusé en masse n’est qu’une facette d’une sexualité souvent caricaturée ou formatée. C’est l’erreur de toute forme d’expression qui se transforme en industrie. Néanmoins je tiens à préciser qu’il y a au sein du porno une nouvelle vague, de nouvelles envies et tendances; nous nous renouvelons aussi vers un porno plus sensible, plus féminin, mais cette démarche n’est pas forcément flagrante, surtout quand il s’agit des contenus X visibles gratuitement sur le Net.
Au final je retiens que nous sommes d’accord sur l’essentiel, et pour reprendre vos mots :
« Vive le sexe. Vive l’amour et ‘faire l’amour’ ! »
Chroniques sexuelles d’une famille ordinaire » diffusé en salles depuis le 9 Mai. Interdit – 12 ans.
Katsuni