«Dans beaucoup de cultures, entendre des voix est complètement naturel». Pour John Read, professeur en psychologie clinique, il serait temps d’accorder du sens aux hallucinations auditives : elles ont une «raison» d’être.
«L’idée que les voix sont les
manifestations hasardeuses d’un cerveau malade, vides de sens, est un concept
récent, propre aux cultures où domine le modèle médical dans
le traitement de la souffrance humaine», dit John Read. Comme en réponse à son
manifeste (publié dans The Conversation), un autre chercheur
–l’historien James Kennaway– rappelle à bon escient cette vérité que Dieu ne se
montre pas, ou rarement : il préfère se faire entendre. «Dans le buisson
ardent, Moïse voit un ange mais entend la voix de Dieu : «Je suis celui qui
suis» (Exode 3, 2 et 14).» De même Jésus et Jeanne d’Arc entendent Dieu.
Etaient-ils fous ?
Les voix sont généralement associées à la schizophrénie
Dans un article intitulé «Celles qu’on
n’entend pas sont plus douces» (publié dans la revue Terrain, numéro 68), James Kennaway raconte pourquoi et de quand date l’approche clinique du «phénomène
étrange et mal compris» des hallucinations auditives. A-t-on raison de les
associer à des problèmes de santé mentale ? «Le fait même que ce type
d’hallucinations ne soient pas forcément vécues comme une maladie est un bon
point de départ pour appréhender la question», suggère-t-il, invitant ses
lecteurs à envisager d’autres grilles de lecture que celle, Occidentale, d’un
trouble d’ordre neurologique. Lorsque des voix et des musiques se font
entendre, «le sens qu’on leur donne» diffère selon l’époque et la
culture. Pour le dire plus clairement : les hallucinations, ce n’est pas une
question de santé mais d’interprètation.
1621, des vapeurs dans les oreilles
Jusqu’au XVIIe siècle, en
Occident, les hallucinations auditives sont fortement associées à des
expériences de rencontre surnaturelle. Mais l’humanisme frappe et son
corollaire : la raison dite «objective» opposée aux croyances dites
«supersticieuses». Peu à peu, le fait d’entendre des voix ou des musiques n’est
plus interprété comme une intervention divine ou démoniaque : les savants,
comme Galien, «se tournent vers la médecine pour discréditer les
visionnaires.» En 1621, Robert Burton –dans Anatomie de la
mélancolie– se moque d’un patient de Galien qui croit «entendre de la
musique alors que ce n’étaient que des vapeurs qui résonnaient dans ses
oreilles.» A la même époque, des médecins – notamment le suisse Felix
Platter – utilisent d’abord le mot “hallucination” en latin (mentis
hallucinatio : “erreur de l’esprit”), puis en français afin de dénoncer
l’aspect morbide de ce que l’on considérait jusqu’ici comme un phénomène sacré.
1830, trompe-tympans et mirages acoustiques
L’usage du mot «hallucination» se répand
au siècle des lumières, associé à l’idée d’une «tromperie de l’imagination» ou d’une
«déficience» physiologique (selon les termes du médecin français François
Boissier de Sauvages). «Cette évolution atteint son point culminant dans la
méthode clinico-anatomique, qui naît à Paris [dans les années 1830], en
particulier dans les travaux de Jean-Étienne Esquirol, qui tient
l’hallucination, y compris musicale, pour un signe que le regard clinique doit
interpréter objectivement comme le symptôme probable d’une maladie mentale
d’origine organique. Cette approche se fonde pour l’essentiel sur la même
épistémologie réaliste en vigueur aujourd’hui.»
1845, mourir de la musique de bal
En 1845, le médecin Alexandre Brière de
Boismont rapporte dans son ouvrage Des hallucinations, un cas souvent
cité : « Au mois d’octobre 1833, une femme de vingt-huit ans, née en
Piémont, alla au bal, à la fête de son village ; elle y dansa pendant trois
jours avec une sorte d’enthousiasme, et depuis elle continua d’entendre sans
cesse la musique qui l’avait charmée. […] Cette hallucination troubla les
fonctions vitales, et finit par amener une consomption nerveuse. Le docteur
Brosserio observa que les sons musicaux croissaient avec la maladie, et que la
mort arriva sans qu’ils cessassent de se faire entendre.» Peu à peu, les
médecins mettent en garde les femmes contre les effets nocifs d’une
consommation excessive de musique, car elle peut conduire aux hallucinations,
disent-ils.
1850, Lourdes comme chambre d’écho
hallucinatoire ?
Comme par un fait exprès, c’est dans ces
mêmes années (1850) que Lourdes est transformé en lieu de culte : dans une grotte, Bernadette Soubirous,
14 ans, a entendu la Vierge lui dire : «Je suis l’Immaculée Conception».
Au moment même où Lourdes devient un lieu de pèlerinage, un nombre croissant de
médecins attaquent la religion en faisant le diagnostic psychiatrique de
l’hallucination mystique. Auguste Voisin, médecin à
l’hôpital de la Salpêtrière, commente : «le miracle de Lourdes se fonde sur
la parole d’une enfant victime d’une hallucination.» Parallèlement,
les savants étudient l’effet de la musique sur la santé reproductive de la
femme et font l’hypothèse qu’il existe des liens étroits entre musique et
gynécologie.
1897, Wagner m’a tuer
«Les femmes semblent avoir été jugées
particulièrement vulnérables», se moque James Kennaway, qui cite le cas, en
1897, d’une patiente «poursuivie par des hallucinations de leitmotivs
d’opéras wagnériens» : son médecin –le munichois Leopold Löwenfeld– estime
qu’elle écoute trop de musique. Surtout celle qui ébranle les nerfs. «Pour
un grand nombre d’observateurs médicaux, l’écoute «excessive» de musique, comme
cause d’hallucinations et d’autres manifestations nerveuses, relève de la même
catégorie que les tentations «visionnaires», irrationnelles et pathologiques,
de la religion mystique.» Les «audacieuses harmonies» de Wagner sont
accusées d’induire neurasthénies, débilités et comportements homosexuels. En
1903, Thomas Mann décrit avec ironie dans Tristan l’agonie d’une
patiente d’un sanatorium, qui finit par «décéder sous l’effet de l’opéra
wagnérien (réduit pour piano).»
Le génie est un insensé ? (Ou réciproquement)
On pourrait croire qu’au XIXe siècle, la
vision scientiste triomphe sur la scène d’un monde «éclairé». Mais James
Kennaway souligne l’ambivalence des médecins de l’époque : certains font de
l’hallucination un élément-clé du génie artistique. «Les individus doués
d’une sensibilité exceptionnelle auront plus facilement des hallucinations que
ceux qui manquent d’imagination», explique von Krafft-Ebing, en 1890.
Entendre des voix ou des sons, n’est donc pas forcément le signe d’une maladie
mentale à guérir, mais celui d’une folie à «soigner». Les romantiques adhèrent
avec enthousiasme au discours sur le fou génial qui compose en tendant
l’oreille vers un orchestre invisible. La «folie» devient gage de qualité dans
le milieu de la musique. «Au cours des décennies suivantes, se développe un
genre mineur à part entière, la pathographie de musiciens célèbres, qui retrace
leurs maladies mentales et physiques, souvent en faisant le lien avec leur
musique», conclut James Kenneway, dénonçant la posture –toujours actuelle–
du musicien qui se targue d’être un peu fou. C’est chic.
Les autistes prennent la relève des entendeurs de voix
Grâce aux romantiques, entendre des voix n’est pas
mauvais signe. C’est pourquoi les entendeurs de voix peuvent faire entendre la
leur dans le combat actuel qu’ils mènent contre la psychiatrisation. «Nous ne
sommes pas forcément des aliénés», disent-ils. Se peut-il que leur combat
contamine d’autres personnes souffrant de troubles dits «mentaux»
différents ? Lors des conférences TED (pour des raisons qu’il faudrait examiner aussi d’un oeil critique), les dépressifs, les bipolaires et surtout les autistes prennent la relève :
le syndrome d’Asperger, disent-ils (elles), ne fait pas de nous des anormaux
mais des personnes différentes. Adoptant la même stratégie que les
mouvements homosexuels en leur temps, certains autistes –et experts complices
de leur démarche– affirment que l’histoire de l’humanité est avant tout
l’histoire des autistes qui l’ont changé : Glenn Gould, Marie Curie, Mozart, Gregor Mendel, Béla Bartók, Thomas Jefferson, Einstein ou
Orson Welles étaient autistes. Le saviez-vous ?
Du syndrome d’Asperger à la Maladie de Huntington
Dans un ouvrage intitulé Gestes Spéculatifs, et
qui regroupe d’étonnants, salutaires, témoignages d’ethnopsychiatres, une femme
atteinte de la Maladie de Huntington (MH) –surnommée Alice Rivières (1)– expose
son cas avec une pudeur bouleversante : lorsqu’elle est diagnostiquée, sa vie
bascule. Elle apprend qu’elle est condamnée. D’abord il y aura des crises
(sensation de tomber dans le vide, bouffées de colère, démences passagères),
puis la neuro-dégénérescence. Alice sombre dans le désarroi. «Désarroi provient d’«arroi» qui désignait, en ancien
français, arrangement, installation et spécialement : équipage.» Jusqu’au jour où elle rencontre l’historienne Valérie
Pihet, avec qui elle prend la décision de créer un collectif faisant office d’arroi,
pour contrer le désarroi. «Partir en grand arroi», suivant l’expression
ancienne, signifie «le fait de déployer les grands moyens pour mener à bien
une mission qui requiert un équipage à la hauteur», dit-elle.
L’Institut Dingdingdong de coproduction de
savoir sur la MH
Dont acte : fondé en 2012, «l’Institut
Dingdingdong de coproduction de savoir sur la maladie de Huntington» (2)
s’inspire d’Intervoice pour créer des groupes de support. Ainsi que l’explique
Alice Rivières, le but d’un tel réseau, c’est tout d’abord en finir avec
la posture psychiatrique : «ne pas se considérer malade mais doté d’un sens
en plus, d’une capacité singulière.» Pour ce qui concerne les voix, par
exemple : «ne plus chercher à éliminer ces phénomènes mais à s’y intéresser
et, de là, à imaginer des manières efficaces d’y faire face.» Et pour ce
qui concerne les Huntingtoniens ? «Tout reste à construire : telle que nous
la connaissons, la MH est encore une maladie, même si à Dingdingdong, nous la
fabulons volontiers en Maladie qui fait danser, en Mutation nécessaire à la
diversification des espèces, en Singularité génétique ou encore en Syndrome de Métamorphose
Innée. Je ne sais pas encore, mais l’avenir, désormais peuplé par la voix des
Entendeurs, nous le dira.»
A LIRE : «Celles qu’on n’entend pas sont
plus douces», de James Kennaway, L’Emprise des sons, revue TERRAIN n°68, coordonnée par Christine Langlois, Vanessa Manceron et Victor Stoichita, automne 2017.
Gestes spéculatifs, dirigé par Didier
Debaise et Isabelle Stengers, colloque de Cerisy, éditions Les Presses du Réel,
Collection Drama (dirigée par Didier Debaise et Pierre Montebello), 2015.
«Entendre des voix, plus fréquent qu’on ne le croit», de John Read, 2 février
2017, The Conversation.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN TROIS PARTIES : «Avez-vous entendu une voix ?»,«Wagner m’a tuer», «Les sons peuvent-ils provoquer un orgasme ?».
NOTES
(1) «Alice Rivières est un personnage de
fiction documentaire, qui est apparu pour la première fois en 2009 dans le
roman Réveiller l’aurore d’Émilie Hermant. Alice Rivières y apprend
qu’elle est porteuse du gène d’une maladie incurable, la maladie de Huntington.
Elle consacre depuis la plupart de son temps à explorer et à raconter pour
l’Institut Dingdingdong la longue marche de sa métamorphose neuroévolutionnaire
en cours. Voir Manifeste de Dingdingdong, Éditions Dingdingdong, 2013.»
(Source : Gestes spéculatifs, dirigé par Didier Debaise et Isabelle Stengers,
2015)
(2) L’Institut Dingdingdong est constitué
d’une équipe multidisciplinaire franco-belge (philosophe, historien des
sciences, danseur, écrivain, créateur de jeux vidéo, médecin…).