Condamnant le puritanisme des personnes qui assimilent les rencontres en ligne à un «marché sexuel», le philosophe Richard Mèmeteau attaque : on ne va pas sur un site pour «acheter» de la «marchandise», mais pour «jouer». Jouer à quoi ?
Le 20 février 2016, l’animateur Thierry
Ardisson invite une sexologue catholique, Thérèse Hargot, dans l’émission Salut
les Terriens (regarder la vidéo à partir 03:00) pour discuter, entre autres, des sex friends.
Faussement ingénu, il met en cause les gays : «J’ai l’impression, moi, que
c’est la sexualité des homosexuels qui a imprégné la sexualité des
hétérosexuels. On a tous des potes homosexuels : pour eux, un coup pour un
soir, ce n’est pas grave. Et maintenant c’est un peu pareil partout.
C’est-à-dire que, chez les hétéros, y’a : “On baise sans sentiments,
juste pour le plaisir de baiser.”» Thérèse Hargot, qui refuse de mordre
à cet hameçon-là, préfère répondre : «Ce qui me gêne, c’est qu’à un
moment on est dans l’instrumentalisation du corps de l’autre. Ce qui me gêne,
c’est qu’on regarde l’autre comme un objet, et un objet sexuel. On n’est pas un
objet, on est une personne humaine. Et là du coup y’a une atteinte à sa
dignité.»
Faire de l’autre un objet de désir : atteinte à la dignité ?
Dans un essai intitulé Sex Friends (Zone,
2019), Richard Mèmeteau –professeur de philosophie et auteur de Pop culture
(Zones, 2014) –, relate l’échange avec ironie : la sexologue a fait «claquer
le concept kantien de dignité pile au bon moment»,
dit-il. Dieu merci, grâce à elle, l’ordre moral est restauré. Mais n’est-il pas
caricatural d’opposer strictement le plan cul à l’amour ? «Aujourd’hui, une
partie significative des unions commence sur Internet (1), raconte la
sociologue Marie Bergström (Les nouvelles lois de l’amour). Les changements intervenus dans la sexualité ne
se réduisent pas à ce que les théories d’un libre marché pourraient en dire.»
Richard Mèmeteau défend lui aussi l’idée qu’on peut très
bien apprécier et respecter quelqu’un avec qui on baise. Le sexe plan Q «zéro sentiment» ? Il n’y croit pas vraiment. «La
sexualité se trouve toujours dans un entre-deux».
La marchandisation du sexe : «une chimère»
S’appuyant sur l’idée qu’il existe un «continuum
moral» entre l’amour sans sexe et le coït sans âme, le philosophe attaque. Il s’en prend tout
d’abord aux concepteurs de dating app. Le site
Adopteunmec, par exemple, «affiche un pictogramme où l’on voit un homme
tomber dans un caddie poussé par une femme.» A priori, l’idée est
bonne. En plantant un décor de supermarché autour des rencontres sexuelles, il
s’agit de les dédramatiser : «on dépotentialise leurs enjeux moraux et on
décomplexe les femmes qui seraient autrement réticentes à s’abonner à ce genre
de sites : vous n’êtes pas des marchandises, mais des consommatrices.»
Problème. Est-il valorisant pour une femme de traiter les hommes
comme des produits en promotion (2) ? Le seul et unique pouvoir qu’une femme
puisse assumer est-il le «pouvoir d’achat» ? N’est-il pas énervant pour une
femme d’être sans cesse assimilée à une obsédée… de shopping ?
«Hypermarché de la drague» : une métaphore éculée
La métaphore marketing du supermarché est non
seulement insultante pour l’esprit mais terriblement rabaissante pour les
utilisateurs (hommes et femmes) du site. Le pire, c’est qu’elle conforte
l’opinion négative qu’on peut avoir de la rencontre en ligne, assimilée à un «marché
de la drague, miroir de notre consumérisme». Richard
Mèmeteau veut en finir avec cette croyance : «nous
devrions être réticents à nous approprier cette rhétorique du marché.
Contrairement à un marché, le choix de l’objet érotique ou amoureux n’est
jamais unilatéral. L’autre n’est pas une tranche de jambon qu’on choisit chez
le boucher. Il faut désirer, certes, mais aussi être désiré en retour.» La
personne que l’on choisit sur un site peut très bien rejeter votre invitation.
La rencontre n’est possible qu’à condition de se présenter et de séduire.
Il faut être deux pour danser le tango
Il est absurde d’assimiler les sexfriends à
des «marchandises». Pour Richard Mèmeteau, l’usage du
lexique économique trahit une forme de «pauvreté intellectuelle», car la
réalité –dit-il– c’est que la drague en ligne ressemble beaucoup plus à un jeu
vidéo en multijoueur qu’à un geste d’achat. D’abord, il faut s’identifier, ce
qui revient à créer une sorte d’avatar, tout en sachant qu’un gros mensonge ne
peut jamais vous mener très loin : «la rencontre
réelle est le moment qui conditionne la vérité des échanges en ligne. Et elle
arrive très vite. Un tiers des couples qui se sont formés sur les réseaux se
sont vus après une semaine et deux tiers dans le mois. On pourrait être tenté
de mentir dans la phase qui précède, de s’enjoliver pour permettre la
rencontre, mais à quoi bon si celle-ci dévoile la supercherie ?». Il
s’agit donc de séduire, sans trop mentir. Tout un art.
On ne dialogue pas avec son jambon
Après avoir créé son profil, il faut –comme au
théâtre– engager le dialogue. Or le dialogue suppose du talent. «Chaque geste ou dévoilement implique sa réciproque de la part de
l’interlocuteur. On avance en coopérant, tour par tour, message par message. On
veut savoir qui montre quelle envie, dévoile quelle photo, affiche quelle
intention.» Bien sûr, cet univers de séduction repose en grande partie sur
des enjeux sociaux : chacun cherche à obtenir un-e partenaire valorisant-e. «Les
filles attendent notamment que les garçons aient accès à une voiture, qu’ils
soient capables de dépenser de l’argent pour elles. Les femmes sont ainsi
souvent accusées par leurs prétendants de jouer les gold diggers
(chercheuses d’or) en se faisant inviter par des garçons. Mais ces éléments ne
sont pas suffisants.» Les filles attendent surtout des garçons qu’ils
soient populaires, beaux, gentils, cultivés et/ou qu’ils aient de la classe.
Quand aux garçons, ils ont aussi des exigences, souvent similaires.
Séduire en ligne, tout un art
Les conditions à remplir pour être séduisant-e font
l’objet d’un arbitrage complexe, non-réductible à la simple logique de la
transaction économique. Les femmes ne cherchent pas forcément un homme riche,
ni un faire-valoir symbolique, ni un mari protecteur. «Personne ne sait de
façon objective qui est réellement intéressé par qui. Le jeu et la circulation
de l’information ne sont pas aussi transparents qu’un marché ne le supposerait
pour pouvoir établir une valeur d’échange. Les informations manqueront toujours
pour pratiquer une séduction rationnelle.» Pour
évaluer les personnes à qui on a affaire, les critères de classement sont
établis sur une échelle de valeur parfaitement normative bien sûr, mais cette norme est brouillée par des stratégies qui consistent,
notamment, à refuser tout investissement émotionnel.
Coup de foudre, coup de cul
Beaucoup de «joueurs» (hommes et femmes) affirment
ou feignent ne rien vouloir d’autre qu’un «plan cul»… Même si le plan cul en
question n’exclut pas l’espoir de s’attacher. «Il s’agit moins d’un modèle
économique que d’un principe de pouvoir, conclut Richard Mèmeteau. En
réalité, le dating a produit un jeu culturel qui a brouillé les effets
de domination économique et les a fait passer au second plan.» Ce qui
gouverne les relations maintenant (qu’elles soient sexuelles ou romantiques),
ce n’est tant la logique mercantile que les règles d’un jeu délicat qui
consiste à se chercher l’un l’autre –à l’aveugle– pour faire avancer la partie
à deux. Ces nouveaux scripts de rencontre présentent ceci de spécifique qu’ils dépassent le système classique d’opposition sexe/amour, donnant naissance à une forme inédite d’appariement : l’amitié sexuelle ?
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A LIRE : Sex friends. Comment (bien rater) sa vie amoureuse à l’ère numérique, de Richard Mèmeteau, éditions Zones, mai 2019.
Les nouvelles lois de l’amour: Sexualité, couples et rencontres au
temps du numérique, de Marie Bergström, éditions La Découverte, 2019.
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NOTES
(1) Entre 2005 et 2012, plus d’un tiers des couples américains se sont formés par une rencontre en ligne (35%). En France, il y a un peu de retard, mais «en 2013, environ un couple sur douze était formé par le biais d’un site de rencontres. Le nombre est certainement plus élevé aujourd’hui», explique Marie Bergström (Les nouvelles lois de l’amour, éd. La Découverte, 2019).
(2) La métaphore marketing du supermarché est à double tranchant. Elle aide les femmes à se sentir moins coupables sur les sites de rencontre ? Soit. Mais, surtout, elle «véhicule une sorte d’incapacité à faire face au réel sans l’excuse de la mercantilisation». Pour Richard Mèmeteau, «la raison d’être de cette métaphore est secrètement puritaine : le marché, à tout prendre, c’est moins sale que le sexe.»
SUR LE MEME SUJET : «L’amour est aveugle… enfin… disons, un peu ?» ; «Sites de rencontre : on n’est pas des produits !» ; «Les sites de rencontre libèrent-ils les femmes ?».
Illustration en page d’accueil : Photo © de «Thomas Altfather Good» sur Flickr