Cet article Conann la Barbare : comment interpréter le dernier film de Bertrand Mandico ? provient de Manifesto XXI.
Cette année, Bertrand Mandico (
Les Garçons sauvages,
After Blue) présentait son nouveau film
Conann à la Quinzaine des Cinéastes, sélection parallèle du Festival de Cannes. Après être sorti·es un peu perplexes de la séance, on est allé·es rencontrer le réalisateur pour lui adresser nos interrogations, et tenter de mieux comprendre les intentions du film qui sort le 29 novembre. [Attention spoilers]
Conann revisite la figure mythologique de Conan le Barbare, créée par Robert E. Howard en 1930 et popularisée par le film éponyme de John Milius. Dans l’histoire originale, Conan, personnage sur-viril interprété par Schwarzenegger, est un gladiateur sanguinaire mû par le désir de venger la mort de son père. Dans le remake de Mandico, nous passons d’un seul à six Conann, représentant chacun·e une tranche de vie du personnage, le principe étant que chaque version plus âgée vient tuer la précédente. On est ainsi projeté·es dans un univers barbare composé uniquement de femmes, de queers et d’animaux, qui s’entre-tuent dans un bain de sang de 105 minutes, de façon aussi gore que sensuelle.
Si l’on a été impressioné·es par la force de l’univers et de l’esthétique du film, on s’est tout de même interrogé·es sur certaines questions de représentation. Par exemple, sur le sens de rendre des personnages queers et féminins auteur·ices d’une cruauté et d’une violence dont iels sont habituellement victimes, mais cette fois exercées les un·es sur les autres. Ou encore, sur le fait de mettre en scène des relations queers qui sont dans leur grande majorité des relations de domination, de perversion et de trahison. On a donc saisi l’occasion d’être sur place pour en discuter directement avec Bertrand Mandico, qui nous a partagé plus précisément les intentions et références à l’origine du récit.
Manifesto XXI – Pourriez-vous nous dire, en quelques mots, ce que le film raconte ?
Bertrand Mandico : Conann la Barbare part d’un principe assez simple, qui est pour moi le comble de la barbarie : la vieillesse qui tue la jeunesse. Donc c’est un personnage qui traverse le temps et les époques, et tous les dix ans, son futur lui apparaît et va le tuer. On a donc six Conann qui apparaissent, et qui sont de plus en plus cruelles et dures.
D’où vous est venue cette idée, que la nouvelle version de Conann viendra tuer la précédente ? C’est vrai qu’on a souvent cette conception violente du vieillissement, notamment pour les femmes, alors que vieillir pourrait aussi symboliser le fait de devenir plus sage, plus serein·e.
C’est la vision que j’ai du vieillissement en général, que la prochaine décennie qui arrive va tuer la précédente. Elle va tuer parfois les idéaux de la personne qui était dans la jeunesse, son idéal de vie, ses convictions… Pour moi, c’est un constat un peu triste que je fais sur certaines personnes, qui trahissent leurs idéaux et vieillissent de plus en plus réac, ce qui est terrible. Donc c’est parti de ce principe-là, et pour moi c’est déjà une forme de barbarie. On est le traître de sa propre personne.
Avec Conann, l’idée était en quelque sorte de dé-genrer les rôles. De travailler sur cette idée de barbarie, mais avec ces actrices.
Bertrand Mandico
Conann à 45 ans, la 4ème version du personnage, est une des plus barbares. Elle extermine tout sur son passage (y compris ses amantes), et tente de détruire l’Europe. Il y a presque un sous-texte nazi dans sa mise en scène, non ?
Oui, en fait, Conann est un film « contre ». Je pointe du doigt tout ce qui me terrifie à l’heure actuelle et qui est déjà présent dans l’histoire depuis très longtemps : la montée du totalitarisme, de l’intolérance, du pouvoir. Et curieusement, moi qui suis plutôt dans un cinéma onirique, là, j’avais envie d’être beaucoup plus frontal et de pointer directement un problème en mettant le spectateur face à lui. C’est un film qui travaille sur l’idée du déroutage : dérouter à la fois le spectateur, et dérouter le récit pour l’amener ailleurs et ne pas cesser de se renouveler. C’est une espèce de monstre qui n’arrête pas de se tuer lui-même et de renaître, de plus en plus dur.
Pourquoi avoir choisi des femmes et personnes queers pour incarner ce totalitarisme, alors que dans l’histoire originale, c’est surtout la violence des hommes cis dont il est question ?
C’est un parti pris par rapport aux actrices. Avec la figure de Conann, je pars aux origines de la figure mythologique qui était entourée de créatures à têtes de chiens… Je m’affranchis complètement du film de John Milius [Conan le Barbare, 1982] et des récits de [Robert E.] Howard. Je voulais aller contre cette image ultra virile de l’œuvre de Milius, et proposer à des actrices des rôles qu’on n’a pas l’habitude de leur proposer. C’est vraiment mon but dans le cinéma, amener les actrices ailleurs.
Vous souhaiteriez les amener vers quel genre de rôles, par exemple ?
Les rôles qu’on propose aux actrices sont assez conventionnels, ça peut être des combattantes à leur manière, certes, mais inscrites dans un contexte réaliste, naturaliste, comme des femmes au foyer par exemple… Même si ça change, on propose dans l’ensemble toujours le même type de rôles. Avec Conann, l’idée était en quelque sorte de dé-genrer les rôles. Donc pour moi, c’était intéressant de travailler sur cette idée de barbarie en proposant à des actrices d’incarner ces personnages complexes, mauvais, démoniaques, tout en gardant une énorme part de romantisme. Parce que si je n’avais pas contrebalancé mon récit avec du romantisme, cela aurait été terrible.
Je voulais questionner ce vieux ressort rouillé du cinéma, qui est la notion de vengeance.
Bertrand Mandico
Après, niveau romantisme, tout le monde se tranche la gorge quand même. Il n’y a que Rainer, chien des enfers, qui finit par avouer aimer profondément Conann.
Rainer s’humanise au fur et à mesure que Conann se déshumanise. Mais le romantisme est au cœur de la relation entre Sanja et Conann, leur relation occupe plus de la moitié du film.
Bertrand Mandico © Roberto Frankenberg
Sanja est tout de même celle qui a tué la mère de Conann, la forçant à manger sa propre mère, avant de la rendre esclave. Compte tenu de ça, c’est vrai que j’étais étonnée qu’elles commencent une relation amoureuse.
Oui, je voulais questionner ce vieux ressort rouillé du cinéma qui est la notion de vengeance, qu’on ne remet jamais en question. Beaucoup de films de genre, d’action, s’appuient sur l’idée de la vengeance. Donc au début, Conann veut se venger de celle qui a tué sa mère. Après, elle trahit sa propre vengeance en tombant amoureuse de celle qui a tué sa mère. Et ensuite, elle trahit son propre amour, en sacrifiant celle qu’elle aimait. Tout ça dans un truc très mélo-pop. C’est cette partie-là qui est romantique.
Il y a tout un passage où Sanja et Conann vivent très heureuses ensemble, et bénéficient d’une amnésie totale de leur passé. Mais Rainer, à ce moment-là, dit quelque chose comme « Ça va pas, il y a trop de bonheur ici. » Au final, c’est Conann qui finit par tuer Sanja, même si elle ne le souhaite pas directement. Est-ce que les faire rester ensemble n’aurait justement pas été plus inattendu, dans cette idée de réinvention de la vengeance, dont vous parliez tout à l’heure ?
Non, parce que je parle de la barbarie, je parle du mal. Si j’avais appelé ça Conann le Paradis… (rires) J’exagère, mais comme je suis parti de ce principe de travailler sur la noirceur, sur le mal, sur la barbarie, je ne pouvais qu’être dans le drame. Si j’ouvre une fenêtre en parlant de la barbarie, ça ne va pas… Au contraire, il faut que je montre que la barbarie est sans issue.
Donc Conann et Sanja ont toutes les deux un destin fatal, pas de marge de manœuvre.
De toute façon, pour moi, le calvaire de Conann, sa damnation, c’est d’oublier et de devoir retrouver la mémoire, retrouver la souffrance, puis oublier à nouveau… Ça fait partie des cycles infernaux de l’enfer de la Divine Comédie de Dante, où l’on revit toujours nos péchés.
Dans le mal, il y a la domination patriarcale bien sûr, mais pour moi, le mal, c’est le pouvoir.
Bertrand Mandico
Dans Conann, la fiction vous permet de créer un univers sans aucun homme cisgenre, composé uniquement de femmes, de personnes queers et d’animaux. C’est donc un univers qui devrait être exempt de rapports de domination patriarcaux. Pourquoi alors, les femmes et personnes queers du film reproduisent-ils exactement la même violence et la même cruauté que les hommes cis ?
Tout le film est une mise en garde selon moi. Même si elle est dure, la violence telle que je la montre reste beaucoup plus douce que si on était dans un univers viril et patriarcal.
Vous diriez que cette violence et cette barbarie sont vraiment différentes de celles que l’on voit dans un univers viril ?
Oui, moi je la stylise, je vais quand même dans un certain onirisme, je fais un pas de côté. Sinon, je ferais un truc très frontal, brutal, viril, tout ce que j’aime pas. Mais tout de même, pour moi, ce qui est très important, c’est la mise en garde. Parce que dans le mal, il y a la domination patriarcale bien sûr, mais surtout, pour moi, le mal, c’est le pouvoir. Ou plutôt le désir d’avoir le pouvoir. Par exemple en Europe, il y a des personnes d’extrême droite qui sont malheureusement des femmes. Donc le plus important pour moi, c’était de montrer ce théâtre-là et de travailler avec ces actrices pour jouer – jouer à nous montrer ce qui ne va pas. Même pour de bonnes causes, le désir du pouvoir peut complètement les pervertir. Il est, pour moi, à l’origine de tous nos maux.
Christa Theret dans
Conann
Cela fait écho à la réflexion sur la perversion des artistes, à la fin du film ?
Oui, et ce n’est pas à charge contre les artistes, c’est une mise en garde. Attention à la corruption, à l’argent qu’on va prendre de tel ou tel mécène, qui dit « Ne t’en fais pas, avec moi tu pourras faire ce que tu veux », et finalement, en buvant à cette source, on se corrompt.
On peut tout raconter avec des personnages queers, jusqu’à une histoire tragique, mythologique, démoniaque.
Bertrand Mandico
Dans Conann, les relations entre les personnages sont assez toxiques, perverses. Et c’est un trope qu’on retrouve souvent dans la représentation queer au cinéma, l’idée que « queer » égale « malsain ». Est-ce que vous ne trouvez pas qu’on retombe un peu dans ce ressort narratif ?
On peut voir des choses oppressives dans le film et de la violence, parce que ça en est quand même le sujet, mais j’ai essayé de ne pas tomber dans l’archétype du queer malsain. C’est juste que les personnages ont une relation queer entre elles et eux, et moi je raconte une histoire du monde avec ces personnages. Parce qu’on peut tout raconter avec des personnages queers, jusqu’à une histoire tragique, mythologique, démoniaque, c’est cela qui m’intéresse.
Après, pour moi, la culture queer originelle, c’est une liberté d’expression : ne pas être canalisé, ne pas s’enfermer dans quelque chose de conventionnel, être irrévérencieux, jouer avec l’underground… Il y a aussi la fétichisation de l’actrice qui est présente, comme une figure mythologique du cinéma. Quand Nathalie Richard [Conann à 55 ans] est face à l’écran, ça renvoie à toute la culture camp.
Quelles seraient vos références, en termes de cinéma queer ?
Pasolini, pour moi, c’est l’auteur queer politique, irrévérencieux, et en même temps le cinéaste sacrifié, qui s’est fait assassiner. On ne pourrait pas faire une figure plus « queer sauvage ». Je peux aussi aimer John Waters dans ce côté irrévérencieux, plus comique. Pour prendre ces deux exemples marquants de l’histoire du cinéma, j’oscille entre les deux. Le Pasolinien viscéral, et le côté plus grotesque et farce qu’il peut y avoir chez Waters.
Comment pensez-vous Conann en relation avec vos deux autres films ?
Pour moi, j’ai fait une trilogie.
Les Garçons sauvages, c’était l’idée de paradis, de pardon, d’ouverture au monde. Un paradis qui est aussi infernal, ce n’est pas tout noir ou tout blanc. Ce sont ces garçons qui vont faire une expérience personnelle en allant sur une île, en devenant des femmes malgré eux. Et ça leur ouvre des horizons. Il y a donc un optimisme. After Blue, c’est une fable écologique où l’on est sur une planète sur laquelle il n’y a que les femmes qui survivent. Donc c’est cette nouvelle société, avec l’idée de ne pas refaire les mêmes conneries que sur Terre. C’est être condamnées à repousser le mal, mais il y a quand même de l’espoir. Et Conann, c’est vraiment cette histoire de damnation, de trahison de ses idéaux, de mise en garde du rapport au pouvoir, et en même temps, il y a un élan romantique très fort. Donc Les Garçons sauvages, le paradis, After Blue, le purgatoire, et Conann, l’enfer. C’est la trinité, empruntée à la culture judéo-chrétienne. Je voulais jouer avec ça, ça m’amusait de revisiter ces figures.
Conann, de Bertrand Mandico, en salles le 29 novembre 2023
Relecture et édition : Benjamin Delaveau
Image de couverture : extrait de l’affiche de Conann
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