Les Caprimulgidés sont
une famille d’oiseaux constituée d’environ 95 espèces d’engoulevents. Le mot
caprimulgidé vient du latin capri-mulgus, littéralement : «suceur de
chèvre». Pourquoi ?
«Jadis, les paysans croyaient que l’engoulevent, oiseau du crépuscule, pénétrait dans les étables à la nuit tombée pour sucer le pis des bêtes.» A ce propos, Buffon reprend aux naturalistes anciens (Aristote, Pline et Élien) la légende du Caprimulgus. Dans son Histoire naturelle, il écrit que les chèvres sont parfois «tétées
par la couleuvre et […] par un oiseau connu sous le nom de tète-chèvre,
qui s’attache à leur mamelle pendant la nuit, et leur fait, dit-on
perdre leur lait.» Buffon ajoute qu’on appelle aussi cet oiseau :
«crapaud volant». Quand l’engoulevent ouvre le bec, on ne voit en effet
plus qu’un orifice démesuré ouvert jusque sous les oreilles. Sa cavité
buccale est énorme. Il gobe les insectes en vol, le bec grand ouvert,
comme le ferait un aspirateur, avalant tout ce qui passe. C’est la
raison pour laquelle on l’a finalement désigné comme un «avaleur de
vent» (engoule-vent). Mais ses autres noms de baptême l’accompagnent
encore de nos jours : il traîne une tenace et mauvaise réputation
d’oiseau crépusculaire, rôdant autour du bétail.
En allemand notamment, les épithètes sont accusatoires : toten vogel «oiseau de mort», hexenjührer «meneur de sorcières», wehklage «cri douloureux»… En Afrique : «tue l’enfant» ou «l’oiseau des femmes» (sic). Au Brésil : Mae de lua «mère de lune» ou chora-lua «pleure-lune». Levi-Strauss note que dans les langues indigènes d’Amérique du sud, il est aussi nommé urutau «oiseau-fantôme»…
Le fait que cet oiseau se cache le jour et que son bec – véritable
piège à glue – soit hérissé de poils qui jouent le rôle d’une herse accentue
son aspect sinistre de rapace qui tue à l’aveugle. Pour aggraver les
choses, cet oiseau ne fabrique pas de nid. Il pond ses deux œufs dans
des anfractuosités de roche ou sur les pierres, comme un serpent.
Parfois même il remplit les grottes et les gouffres de ses cris étranges
qui ressemblent à ceux d’un batracien. Il appartient à l’univers
chthonien des défunts et des âmes errantes.
«Cette connivence anciennement attestée de
l’Engoulevent avec la mort et le monde souterrain n’empêche pas que le
XVIIIe siècle, les observateurs lui aient reconnu d’autres fonctions, explique Levi-Strauss (dans La potière jalouse). En Amazonie, une plume d’engoulevent était un talisman souverain pour réussir en amour. La croyance est à rapprocher de celle
des Carib de la Guyane pourquoi l’Engoulevent, qui vole seulement la
nuit, symbolise la solitude et la débauche (ce qui, soit dit en passant,
appelle une comparaison avec le Japon où le mot yotaka «faucon de nuit», désigne à la fois l’Engoulevent et la prostituée de basse classe)».
Comme
les prostituées, l’engoulevent passe pour une créature avide,
perpétuellement en chasse et dont les orifices béants symbolisent
l’insatisfaction. L’engoulevent est associé à l’idée d’un désir béant
qui se réveille et s’agite dans la nuit, d’une urgence sexuelle
taraudante, cauchemardesque. Cela explique peut-être pourquoi
l’engoulevent est utilisé pour «soigner» à titre préventif les femmes,
si sujettes à l’hystérie… «Toujours en
Amazonie, pour protéger la vertu des filles atteignant la puberté on
balayait le sol sous leur hamac avec des plumes d’engoulevent, on
fourrait le hamac avec ne dépouille de cet oiseau, ou bien encore on
obligeait la jeune fille à se tenir assise pendant trois jours sur la
dépouille emplumée. Faut-il voir dans ces pratiques un traitement
homéopathique entendu au sens de traitement du semblable par le
semblable ? On l’admettrait volontiers, car les Indiens du Brésil
comparent souvent la grande bouche de l’Engoulevent à une vulve».
Dans la plupart des
cultures, un lien puissant d’homologie unit l’engoulevent au vagin. Mais quel
rapport avec la chèvre ? Sans répondre à la question, Lévi-Strauss se contente prudemment de
souligner que dans les langues romanes et germaniques, l’engoulevent est
souvent baptisé «suceur de chèvre»… En latin : capri-mulgus. En
espéranto : kapri-mulgo. En grec : aigi-thèlas. En allemand : ziegen-melker.
En anglais goat-sucker. En italien : succia-capre. En
espagnol : chota-cabras. En occitan : teta-cabra, etc.
«Les noms de tète-chèvre perpétuent la croyance, répandue en Europe depuis
l’antiquité, que l’Engoulevent volette au-dessus des troupeaux de chèvre pour
sucer leur lait et le faire tarir (l’oiseau cherche en réalité des insectes)».
Relevant le défi que représente cette énigmatique légende, un autre chercheur, archéozoologue,
avance sa théorie. Il s’appelle François Poplin. Chercheur au Museum
d’Histoire naturelle, François Poplin présente ses idées lors d’un colloque sur l’allaitement inter-spécifique, à l’Université de Genève (2). Il le fait de façon
graphique, dessinant à la craie ce que l’on voit habituellement d’un
engoulevent. Voici le dessin (je le reproduis ici de mémoire).
«Ce que l’on voit d’un engoulevent, dit-il, c’est avant tout l’ouverture du bec, en losange, hérissé de poils, dévoilant l’orifice rond de l’œsophage et la fente verticale des voies respiratoires… Ce que l’on voit d’une chèvre, maintenant…». Il faut savoir que le chevrier se place le plus souvent derrière son troupeau. Que voit-il ? Les chèvres de dos. «Or
l’appendice caudal des chèvres est non seulement triangulaire mais
particulièrement actif. Il y a 7 vertèbres dans la queue d’une chèvre.
Ce qui fait que la queue ne cesse de se redresser.» François Poplin
suggère qu’il y a peut-être ici un lien entre la biquette et le verbe
«rebiquer«, puis il passe rapidement au point qui lui importe :
saisissant à nouveau sa craie, il dessine au tableau ce que dévoile une
chèvre quand sa queue se soulève… Cela donne…
«C’est la même figure, la même image mentale qui réunit les deux animaux dans notre esprit et qui nous fait dire que l’engoulevent tête la chèvre.» Il y aurait donc moyen de classer les choses en apparence très éloignées dans une même famille ? Oui, répond François Poplin :
sur la seule base d’un critère de similitude morphologique, la chèvre
et l’engoulevent pourraient très bien former un couple jumeau dans
l’imaginaire humain. Ayant posé cette idée, François Poplin s’attaque à
la question la plus dure à résoudre… Pourquoi dit-on que lorsque
l’engoulevent tète la chèvre celle-ci perd son lait ou la vue ? La suite
mercredi.
A LIRE : La potière jalouse, de Claude Lévi-Strauss. Payot 2008.
«L’engoulevent ou l’étrangeté porteuse de malheur (Nord du Cameroun)», de Christian Seignobos, dans la Revue d’ethnoécologie, 2012.
NOTES
(1) Colloque sur l’Allaitement interspécifique (12 au 14 novembre 2015, Universités de Lausanne et de Genève, projet Sinergia Lactation in History).