Beaucoup de femmes estiment qu’il est normal d’être invitée au restaurant lorsqu’elles rencontrent un homme : il faut «se faire respecter», disent-elles. Sous-entendu : «Je ne suis pas une pute». Mais… le parfum de la prostitution les enivre.
Dans les rapports avec le client, c’est la prostituée qui fixe le tarif. Elle énonce les termes du contrat. Dans les rapports avec le «séducteur», en revanche, la femme s’abstient de parler d’argent. C’est l’homme qui l’évalue. Quelle situation est préférable à vos yeux ? Entre la femme qui exige son salaire et celle qui se laisse «séduire», laquelle des deux est… la moins ligotée ?
Dans un texte intitulé «Le sexe et l’argent : deux monstres sacrés ?», publié en 2011, la sociologue Catherine Deschamps compare le cérémonial de la drague dans les cafés et celui des échanges avec les tapineuses. «“30 la pipe, 50 l’amour“ : l’argent doit se dire lors de la première rencontre entre une prostituée et son client. C’est en principe la personne qui propose le service qui indique le tarif. […] À l’inverse, l’argent se fait discret et a besoin d’être converti en nature dans certains bars populaires, la nuit venue. […] Au comptoir, l’homme, s’adressant à la femme convoitée : “Je vous offre un verre ?“. Ou bien directement au serveur, sans plus s’enquérir de son autorisation à elle, pourtant spatialement proche : “Vous remettrez la même chose à Mademoiselle“. Dernière variante, en langage des signes, notamment lorsque l’intéressante n’est pas directement accessible au comptoir : elle voit arriver “par enchantement“ un verre de son breuvage préféré et, d’un geste, le serveur lui indique le “généreux“ donateur, l’intéressé. Par ce verre, les hommes proposent — ou imposent — un don, se plaçant d’emblée en donateurs, alors que les femmes ont l’initiative de la réponse, notamment de ce qu’elles donnent ou non en échange de ce verre. Certes, elles ne sont pas obligées de rendre et, surtout, ce rendu peut aller du simple échange furtif de banalités à la rencontre sexuelle. Il n’en reste pas moins que, lors de la rencontre inaugurale de visu, ce sont les hommes qui, le plus souvent, initient l’entrée en matière et en négociation ; ils créent de facto la dette».
Renversant le point de vue habituel sur les prostituées, Catherine Deschamps suggère qu’il existe peut-être beaucoup plus de similitudes qu’on ne voudrait bien croire entre les femmes «publiques» et les célibataires «émancipées». Il serait hypocrite de penser que seules les femmes vénales se donnent pour de l’argent. L’argent circule aussi entre la femme qui accepte un verre (ou un diner) et l’homme qui le lui offre.
Poussant plus loin l’analyse, avec un plaisir palpable, Catherine Deschamps aborde la question du proxénétisme. En France, la loi condamne pour proxénétisme toute personne qui servirait «d’intermédiaire entre deux personnes» si l’une de ces personnes se fait rémunérer pour du sexe. Cette définition permet de condamner par exemple les graphistes qui aident une prostituée à créer son site Internet, les journalistes qui écrivent un article sur une prostituée en indiquant son numéro de téléphone… ou les propriétaires qui louent un studio à une prostituée, etc. Toute personne qui «aide, assiste ou protège la prostitution d’autrui» peut se voir accusé de proxénétisme. Quid des serveurs qui apportent un verre à la dame, alors que celle-ci n’a rien demandé ? Ne sont-ils pas complices d’un jeu dangereux qui pourrait déboucher sur une forme déguisée de prostitution ?
Pour Catherine Deschamps, cela n’a rien d’innocent. Il y a une sorte de «continuum» entre «l’argent donné de la main à la main, du client vers la prostituée, et l’argent qui transite via un médiateur, des hommes vers les femmes non prostituées.» Dans les bars, l’argent n’est pas donné directement, bien sûr, ni en espèces, mais… en liquide et via un serveur complice, ce qui pare la relation d’une subtile et louche aura de transaction secrète. De façon très révélatrice, d’ailleurs, une tension sexuelle s’installe lorsqu’une femme se voit offrir un verre. Le «parfum de la prostitution» est aphrodisiaque semble-t-il. Catherine Deschamps souligne le paradoxe constitué par ce fait que «pendant que certains mouvements féministes s’évertuent à présenter la prostitution comme le dernier bastion de la domination masculine, ce soit parfois une caricature de cette domination qui devienne l’adjuvant du désir des femmes lors de rapports de séduction non officiellement monétarisés».
Bien sûr, il y a une différence entre se faire payer ou se faire inviter : «La circulation d’argent sans intermédiaire présent assure le service sexuel ; La circulation d’argent par triangulation crée l’espoir de la sexualité», explique la sociologue qui ajoute que cet espoir même semble avoir bien plus de valeur aux yeux des personnes qui entament la petite danse de séduction. Ce qu’elles attendent de cette danse reste suspendu, dans une zone magnifiquement imprécise. Tout est possible, parce que rien n’est explicité. Et le désir, créé par l’existence de la dette, semble tirer d’autant plus de puissance que la dette ne soumet la femme à aucune obligation… Rien ne garantit que l’homme «rentrera dans ses frais», si j’ose dire. «Une somme déterminée de la main à la main assure un service sexuel immédiat, nous sommes dans le temps court ; une somme indéterminée qui transite par un tiers provoque un sentiment potentiel de sexualité, mais l’acte sexuel, s’il advient, sera de toute façon différé». C’est là, probablement, dans cet espace d’incertitude et d’attente, que peut naître le délicieux frisson de l’interdit… Il est si doux d’imaginer qu’un jour, un homme, inconnu, sans visage, viendra vers vous avec un cadeau – un ballon rouge, comme dans le film «M le Maudit» – afin de vous l’offrir et de vous entraîner dans son monde…
Citant La Monnaie vivante, de Pierre Klossowski, Catherine Deschamps souligne à quel point «l’expectative» d’une rencontre sexuelle stimule le désir entre les inconnus : «Une émotion voluptueuse […] gagne en valeur dès que chacun, toujours susceptible de l’éprouver, ne peut pas se procurer le moyen de l’éprouver immédiatement».
Pour Pierre Klossowski, l’argent a une «fonction phantasmatique» indéniable. Il permet aux «acteurs» de caresser le rêve d’une relation trouble et ambiguë : «le numéraire extériorise et développe la perversité entre les partenaires», dit-il. Mais l’argent a aussi une «fonction médiatrice» parce qu’il permet aux acteurs de sauver les apparences : tout en «achetant» la femme, qu’il convie à «jouer la pute», l’homme respecte les conventions. Si elle ne lui donne rien en échange, il ne se plaindra pas. «A la fois l’argent stimule, érotise, crée le désir, et il permet la transgression ou il exonère du prix à en payer», résume Catherine Deschamps qui insiste sur l’attrait exercé par le scénario de la pute : les femmes rencontrées dans les bars «ne sont pas tout à fait dans l’orthodoxie hétérosexuelle féminine, et elles le savent. Celles avec qui j’ai le plus discuté, et pour cause, revenaient régulièrement dans leur bar de prédilection pour peut-être rencontrer de nouveaux hommes, au minimum rejouer semaine après semaine le scénario de la séduction, un scénario qui fait table rase des attendus professionnels, amicaux, militants ou performatifs, pour répéter une sorte de scène inaugurale face à des inconnus qui ne savent rien de leur histoire. On pourrait dire que c’est quasiment un des modèles de la perversion sadienne».
A LIRE : «Le sexe et l’argent : deux monstres sacrés ?», de Catherine Deschamps . Dans : Revue du MAUSS (2011).
ILLUSTRATION : Photo de la photographe et réalisatrice Emilie Jouvet. C’est l’image qui illustre le DVD du documentaire «Too much pussy»