Il ne fait aucun doute que les pays nordiques sont en avance sur le reste du monde pour la plupart des indicateurs de l’égalité des sexes. Les spécialistes et les adeptes de l’égalité des sexes soulignent depuis longtemps que, dans les domaines de l’économie, la politique et les services sociaux, les pays nordiques affichent les meilleurs résultats. Un indicateur de l’égalité moins remarqué est que les pays nordiques surpassent également les autres au plan des mesures juridiques pour endiguer le commerce du sexe en s’attaquant à ses auteurs invisibles – les acheteurs, essentiellement masculins, de femmes et d’enfants dans la prostitution.
En 1999, forte de l’appui de plus de 70% de sa population, selon des sondages, la Suède a adopté une loi révolutionnaire qui a criminalisé l’acheteur de services sexuels. Cette loi faisait partie d’une loi omnibus visant à contrer la violence anti-femmes et elle se fondait sur la reconnaissance du système de la prostitution comme une violation de l’égalité des sexes. La législation suédoise reconnaît officiellement qu’il est inacceptable pour les hommes d’acheter des femmes à des fins d’exploitation sexuelle, que celle-ci prenne pour prétexte le plaisir sexuel ou le « travail du sexe ». Facteur tout aussi important, sa loi reconnaît qu’un pays ne peut résoudre son problème de traite des êtres humains sans s’en prendre à la demande de prostitution. La loi ne cible pas les personnes prostituées.
Ce mois-ci, le gouvernement suédois a publié une évaluation des dix premières années d’application concrète de cette loi. En comparaison du ton discret et prudent du rapport, les résultats sont extrêmement positifs : la prostitution de rue a été réduite de moitié ; il n’existe aucune preuve que la réduction de la prostitution de rue a conduit à une augmentation de la prostitution ailleurs, que ce soit en intérieur ou sur Internet ; la loi prévoit des services accrus permettant aux femmes d’échapper à la prostitution ; moins d’hommes disent acheter des services sexuels ; et l’interdiction a eu un effet dissuasif sur les trafiquants selon qui la Suède n’est plus un marché attrayant où vendre des femmes et des enfants à des fins sexuelles. À la suite des critiques initiales de la loi, la police confirme maintenant que celle-ci fonctionne bien et a eu un effet dissuasif sur les autres organisateurs et promoteurs de la prostitution. La Suède semble être le seul pays en Europe où la prostitution et le trafic sexuel n’ont pas augmenté.
Les résultats suédois devraient être analysés en regard de ceux des pays voisins, comme le Danemark, où il n’existe aucune interdiction légale d’achat de personnes prostituées. Le Danemark a une population plus limitée que la Suède (environ 5 millions et demi contre 9 millions de Suédois), mais l’ampleur de la prostitution de rue au Danemark est trois fois plus élevée qu’en Suède.
Pour développer cette comparaison, on doit noter les résultats lamentables du modèle de légalisation de la prostitution dans les pays d’Europe qui ont normalisé le proxénétisme, les bordels et d’autres aspects de la prostitution et de l’industrie du sexe. En 2002, l’Allemagne a dépénalisé le proxénétisme, a élargi la base juridique permettant d’ouvrir des bordels et autres entreprises de prostitution, a levé l’interdiction de la promotion de la prostitution et théoriquement donné aux femmes le droit à des contrats et à des prestations dans les établissements de prostitution. Cinq ans plus tard, une évaluation de cette loi par le gouvernement fédéral a constaté que la Loi allemande sur la prostitution, comme on l’appelle, n’a pas réussi à améliorer les conditions de vie des femmes dans l’industrie de la prostitution, ni aidé les femmes à la quitter. Elle a également échoué à « réduire la criminalité dans le monde de la prostitution ». En conséquence, le rapport d’évaluation indique que « la prostitution ne devrait pas être considérée comme un moyen raisonnable d’acquérir une sécurité ». Le gouvernement fédéral allemand travaille présentement à la rédaction d’une disposition pénale pour sanctionner les clients des personnes contraintes à la prostitution ou victimes de la traite – soit une version allégée du modèle suédois, dénuée de toute sa substance.
Les résultats sont également piteux au Pays-Bas où la prostitution et l’industrie du sexe ont été légalisées depuis 2000. Deux rapports officiels publiés en 2007 et 2008 ont gâché l’optimisme officiel au sujet du modèle néerlandais de légalisation. Le rapport Daalder, commandé par le gouvernement, a constaté que la majorité des femmes parquées dans les bordels à vitrine étaient toujours soumises au contrôle de proxénètes et que leur bien-être émotionnel avait chuté depuis 2001 « dans tous les aspects mesurés ». Un rapport publié par la police nationale néerlandaise a exprimé les choses encore plus fermement : « L’idée qu’un secteur d’activité propre et normal a émergé est une illusion … » Comme les Allemands, les Néerlandais proposent désormais un amendement qui pénaliserait les acheteurs de personnes prostituées non enregistrées auprès de l’État – une autre version allégée du modèle suédois. C’est cependant une indication que la notion de pénaliser l’acheteur gagne du terrain.
L’échec du modèle de la légalisation en Europe a aidé le modèle suédois à devenir le modèle nordique en 2009, lorsque la Norvège a elle aussi interdit l’achat de femmes et d’enfants pour des activités sexuelles. Un an après l’entrée en vigueur de la loi norvégienne, une enquête menée dans la commune de Bergen a estimé que le nombre de femmes dans la prostitution de rue avait diminué de 20 pour cent et que la prostitution à l’intérieur était également en baisse de 16 pour cent. Le service de police de Bergen signale que les publicités pour des activités sexuelles ont chuté de 60 pour cent. En outre, la police a efficacement contrôlé les numéros de téléphone des acheteurs qui répondent à ces publicités pour les identifier et leur intenter des poursuites. Une valeur ajoutée de cette surveillance est qu’elle a mis au jour un plus vaste réseau de groupes criminels impliqués dans la traite à des fins de prostitution et leurs liens avec d’autres groupes impliqués dans la prostitution des enfants, la pornographie et le trafic de drogue. À Oslo, la police signale également la présence de beaucoup moins d’acheteurs dans la rue.
La même année, l’Islande a adopté, comme la Norvège, une loi criminalisant l’achat de services sexuels. Plus tôt en 2004, la Finlande avait approuvé une version plus anémique du modèle nordique. Ces développements laissent le Danemark faire cavalier seul puisqu’aucune législation n’y cible la demande de prostitution.
Le succès du modèle nordique ne tient pas tellement au fait de sanctionner les hommes (les amendes sont modestes) que dans la suppression de l’invisibilité des hommes qui sont démasqués quand ils se font prendre. Cela a également pour effet de dissuader les proxénètes et les trafiquants d’ouvrir boutique dans les pays où la clientèle craint la perte de son anonymat et est en déclin.
La légalisation de la prostitution est une politique qui a échoué dans la pratique. Le vent a tourné et la politique concernant la prostitution est passée d’une tendance à la légalisation à une tendance à cibler la demande de prostitution sans pénaliser ses victimes. Les pays qui veulent être efficaces dans la lutte contre la traite plutôt que de devenir des paradis de l’exploitation sexuelle commencent à comprendre qu’ils ne peuvent pas approuver les proxénètes comme de légitimes entrepreneurs sexuels et qu’ils doivent prendre des mesures juridiques contre les acheteurs.
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Trafficking, Prostitution and the Sex Industry: The Nordic Legal ModelBy Janice Raymond
Originally published at Portside
July 20, 2010
There is no doubt that the Nordic countries lead the world on most indicators of gender equality. Gender equality experts and advocates have long pointed out that in economics, politics and social services, the Nordic countries top the charts. A less noticed equality indicator is that the Nordic countries outpace others in legal action to stem the sex trade by addressing its unnoticed perpetrators — the mainly male purchasers of women and children in prostitution.
In 1999, with the approval of over 70% of its surveyed population, Sweden passed groundbreaking legislation that criminalized the buyer of sexual services. Part of a larger Violence Against Women bill, the legislation was based on the foundation that the system of prostitution is a violation of gender equality. Sweden’s legislation officially recognizes that it is unacceptable for men to purchase women for sexual exploitation, whether masked as sexual pleasure or « sex work. » Equally important, its law acknowledges that a country cannot resolve its human trafficking problem without addressing the demand for prostitution. The law does not target the persons in prostitution.
This month, the government of Sweden published an evaluation of the law’s first ten years and how it has actually worked in practice. Compared to the report’s understated and cautious tone, the findings are strikingly positive: street prostitution has been cut in half; there is no evidence that the reduction in street prostitution has led to an increase in prostitution elsewhere, whether indoors or on the Internet; the bill provides increased services for women to exit prostitution; fewer men state that they purchase sexual services; and the ban has had a chilling effect on traffickers who find Sweden an unattractive market to sell women and children for sex. Following initial criticism of the law, police now confirm it works well and has had a deterrent effect on other organizers and promoters of prostitution. Sweden appears to be the only country in Europe where prostitution and sex trafficking has not increased.
The Swedish results should be contrasted to neighboring countries such as Denmark where there are no legal prohibitions against the purchase of persons in prostitution. Denmark has a smaller population than Sweden (roughly 5.5 million to Sweden’s 9 million), yet the scale of street prostitution in Denmark is three times higher than in Sweden.
In casting the comparison further, we should note the dismal results of the legalization model of prostitution from countries in Europe that have normalized pimping, brothels and other aspects of prostitution and the sex industry. In 2002, Germany decriminalized procuring for purposes of prostitution, widened the legal basis for establishing brothels and other prostitution businesses, lifted the prohibition against promoting prostitution and theoretically gave women the right to contracts and benefits in prostitution establishments. Five years later, a federal government evaluation of the law found that the German Prostitution Act, as it is called, has failed to improve conditions for women in the prostitution industry nor helped women to leave. It has also failed « to reduce crime in the world of prostitution. » As a result, the report stated that « prostitution should not be considered to be a reasonable means for securing one’s living. » The federal government is drafting a criminal provision to punish the clients of those forced into prostitution or who are victims of trafficking — the Swedish model lite with all its caloric value removed.
The results are equally bad in the Netherlands where prostitution and the sex industry have been legalized since 2000. Two official reports in 2007 and 2008 have soured official optimism about the Dutch legalization model. The government-commissioned Daalder Report found that the majority of women in the window brothels are still subject to pimp control and that their emotional well-being is lower than in 2001 « on all measured aspects. » The Dutch National Police Report puts it more strongly: « The idea that a clean, normal business sector has emerged is an illusion… » Like the Germans, the Dutch are now proposing an amendment that would penalize the buyers who purchase unlicensed persons in prostitution — another version of the Swedish model lite. Still, an indication that penalizing the buyer is gaining ground.
The failure of the legalization model in Europe helped the Swedish model to become the Nordic model in 2009 when Norway outlawed the purchase of women and children for sexual activities. One year after the Norwegian law came into force, a Bergen municipality survey estimated that the number of women in street prostitution had decreased by 20 percent with indoor prostitution also down by 16 percent. Bergen police report that
advertisements for sexual activities have dropped 60 percent. Also, the police have effectively monitored telephone numbers of buyers, who respond to such advertisements, in order to identify and charge them. An added value is that monitoring reveals a wider network of criminal groups involved in trafficking for prostitution and their links to others involved in child prostitution, pornography and drug trafficking. In Oslo, the police also report that there are many fewer buyers on the street.
The same year as Norway, Iceland passed a law criminalizing the purchase of a sexual service. Earlier in 2004, Finland approved a more anemic version of the Nordic model. This left Denmark as the outlier with no legislation targeting the demand for prostitution.
The success of the Nordic model is not so much in penalizing the men (the penalties are modest) as in removing the invisibility of men who are outed when they get caught. This, in turn, makes it less appealing for pimps and traffickers to set up shop in countries where the customer base fears the loss of its anonymity and is declining.
Legalization of prostitution is a failed policy in practice. The prostitution policy tide is turning from legalization of prostitution to targeting the demand for prostitution without penalizing the victims. Countries who want to be effective in the fight against trafficking and not havens of sexual exploitation are beginning to understand that they cannot sanction pimps as legitimate sexual entrepreneurs and must take legal action against the buyers.
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Biographical Note: Janice Raymond is Professor Emerita of Women’s Studies at the University of Massachusetts, Amherst and a member of the Board of Directors of the Coalition Against Trafficking in Women (CATW).
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