Six ans avant que Courbet peigne l’Origine du monde, un photographe saisit en gros plan le bas-ventre… d’un homme. Sauvée de la destruction, cette image rare fait partie des trésors de la galerie Au Bonheur du jour, à Paris.
Antiquaire spécialisée
dans les curiosa mâles, Nicole Canet consacre jusqu’au 29 juin une exposition aux photographies homoérotiques clandestines 1860-1930, intitulée «Joyeux
polissons» et qui réunit pas moins de 164 photos clandestines, dont deux
stéréoscopies cadrées très serrées, d’un mâle allongé nu, cuisses offertes.
Dans le catalogue de l’exposition, toutes ces photos sont reproduites en grand,
accompagnées d’informations érudites et de commentaires délicieux : «Meubles
secrets, tiroirs à doubles fonds, portefeuilles discrets, les générations du
passé ne manquaient pas d’idées pour dissimuler des photos érotiques qui font
l’objet, à toutes les époques, de fantasmes sans nombre. Réjouissons-nous que
toutes n’aient pas été vouées à la destruction par les esprits pudibonds qui ne
manquent pas de sévir lors des successions. […] J’ai voulu faire un florilège,
en grande partie inédit, afin de présenter les différentes facettes de
l’érotisme masculin dans ce qu’il a de plus fort et de plus osé.»
«Gars louches aux manières mal équarries»
L’ouvrage présente ces
documents précieux dans l’ordre chronologique. Cela commence avec l’Origine du
monde (version mâle) qui date à peu près de l’époque où Verlaine, âgé de 16
ans, découvre les tableaux galants de Watteau et de Boucher. Quelques années
plus tard, en 1871, Verlaine tombe amoureux de Rimbaud : «Monte sur moi
comme une femme», écrit-il. En 1873, il tire sur son amant ce qui lui vaut
deux ans de prison. Pendant ce temps, que se passe-t-il ? Les photographies
homoérotiques se multiplient, à la faveur de cette tolérance qui voit
proliférer partout dans Paris des bordels pour hommes et des lieux louches
fréquentés par les marins ou les soldats. Les photographes recrutent leur
modèles parmi les mauvais garçons et vendent sous le manteau. Il est difficile souvent
de savoir qui fait quoi. «Par crainte de la saisie de leur production,
assortie d’une possible arrestation et d’une peine de prison, les photographes
ne signaient pas leurs photos et les modèles se gardaient bien de révéler leur
identité.»
«Cuisses, âmes,
mains, tout mon être pêle-mêle» (Verlaine)
Bien que les photos
soient anonymes, Nicole Canet parvient à les tracer. Il y a celles de Vincenzo
Galdi, par exemple, qui –tout comme le peintre Caravage, trois siècles plus
tôt– va trouver ses modèles dans les rues de Rome et leur propose de monter
chez lui, pour des séances de pose parfois enchevêtrées. Nicole Canet identifie
aussi certains modèles, dont elle suit littéralement la carrière : il y a
notamment cet éphèbe italien appelé «le serpent» parce que son pénis mesure (à
vue d’oeil) 27 centimètres. De page en page, on le retrouve dans des positions
toujours plus osées, allant jusqu’à l’auto-fellation, en passant par «des
embrassades aux allures d’empoignades». Il y a aussi cet adolescent aux
allures de muse, qui porte le corset et des lingeries de femme, couronné de
laurier sur des clichés datant de 1895, où d’autres modèles emmêlés se pâment.
En 1895, Verlaine écrit la préface aux Poésies complète de Rimabud, pour rendre
hommage à son amant disparu. Quelques mois plus tard, il est mort à son tour.
Des «ébats en forme de querelles»
Mais les photographes,
eux, continuent d’opérer. Car la demande est forte en clichés interdits. Parmi
les trouvailles de Nicole Canet, il y a des kama-sutra (masculins) de la
belle époque vendus sous le titre «Enculeurs modernes», inspirés du fameux
Verrou de Fragonard. «La porte, le trou de serrure, le judas, le verrou,
excitent l’imagination», dit Nicole, qui s’enthousiasme aussi pour des
scènes de sexe crues, datant de 1920, entre deux employés mâles du bordel Aux
Belles Poules –32 rue Blondel–, peut-être fréquenté par Proust (qui sait ?) et
d’épreuves argentiques des années 1930, peuplées de garçons virils à la
Querelle de Brest. L’illicite domine. En 1928, dans son Livre blanc, Cocteau
écrit : «J’ai toujours aimé le sexe fort que je trouve légitime d’appeler le
beau sexe. Mes malheurs sont venus d’une société qui condamne le rare comme un
crime et nous oblige à réformer nos penchants». Il n’ose d’ailleurs signer
le livre de son nom «tant l’époque n’y est pas... toujours pas... pas
encore…», ainsi que le formule Nicole Canet. Et tant mieux, semble-t-elle
dire : les photos interdites dégagent quelque chose de troublant.
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EXPOSITION «Joyeux polissons», du 22 mai au 29 juin 2019. Gay
retro porno vintage - 164 photographies de 1860 à 1930. Galerie Au Bonheur du Jour :1 rue Chabanais, 75002 Paris. Sur rendez-vous : aubonheurdujour@curiositel.com. Tel : 33 (0) 1 42 96 58 64
A LIRE : Joyeux polissons. Photographies homoérotiques clandestines 1860-1930. 220 pages – Relié – format 15 x 21 cm -
164 photos – Quadri. Édition limitée à 500 exemplaires, dont 20 hors commerce. Textes
explicatifs à chaque série de photos. Préface de Florent Paudeleux. Textes de
Nicole Canet et Florent Paudeleux. Français – Anglais. Éditions Galerie Au
Bonheur du Jour, 2019.