Cet article Rien à perdre, extrait : « Je détestais les fils et les filles de » provient de Manifesto XXI.
Pour son premier roman, le journaliste Hanneli Victoire raconte son parcours croisé d’aspirant écrivain monté à Paris et le récit de sa transition.
Devenir soi est autant un déchirement qu’une libération, c’est ce que raconte Hanneli Victoire dans cette première œuvre d’autofiction. Né dans une famille de classe moyenne, le personnage principal mêle la rébellion contre son milieu d’origine et le cistème hétérosexuel. De sa Vendée natale à son arrivée dans le milieu queer parisien, Rien à perdre est un récit initiatique plein de rage, ponctué d’éclats de tendresse. Le roman raconte la passion, les premières peines de cœur, la révélation de la transmasculinité, les doutes du « parvenu », la famille choisie, la découverte des aléas de la vie communautaire mais aussi, à sa manière, un bout d’époque, d’un concert de Chris aux soirées club de la capitale. En voici un extrait.
Dès l’adolescence j’étais obsédée par eux. Les riches. Les élites, les patrons, les nantis. Je les haïssais et surtout les écrivains, ceux qui à seize ans ont déjà publié un livre qui raconte leur vie de bourges au-dessus des lois, triste à crever, de la coco plein les naseaux dans des baises qui n’en finissent plus. Je les détestais. Je détestais cette facilité, cette oisiveté d’écrire sur sa propre vie, car c’était possible, car papa connaissait l’éditeur, car maman avait fait Normale sup et pouvait aiguiller. À seize ans j’avais déjà un manuscrit sous les doigts, merdique, envoyé à l’arrache à quelques maisons m’ayant toutes répondu laconiquement non, six mois de douloureuse attente plus tard. J’avais enragé, non pas du refus, car mes écrits n’en valaient pas la peine, mais que personne autour de moi n’ait pu m’aider. Nous vivions dans un endroit où aucun de nous ne s’était jamais fait publier, on ne connaissait aucune maison, aucun éditeur, ne savait pas comment cela fonctionnait, ne pouvait pas me dire que mon manuscrit finirait sur une pile et qu’il serait à peine entrouvert. Je détestais les fils et les filles de. Je les détestais quand ils étaient encensés, salués, par la profession, quand on les encourageait à poursuivre car ils étaient bien les enfants de leurs talentueux darons. Mais qui pourrait me dire ça un jour ? Ma classe moyenne de campagne était une humiliation quotidienne. Ni pauvre ni riche, les deux parents enseignants, la maison pas payée, pas d’héritage rien, les vacances un peu, les vêtements parfois. On n’avait pas à se soucier de survivre, de savoir comment bouffer alors on se contentait de ce qu’on avait, et on se prenait à rêver de mieux mais jamais on ne franchissait le pas, car l’ascenseur social était bloqué au rez‐de‐chaussée, indéniablement. On était plongés dans une telle servitude volontaire que le peu d’argent gagné en plus nous engrainait et que l’on ne se rendait même pas compte de notre médiocrité. On aurait pu être pauvres, comme les voisins, on pouvait ne manger que des pâtes premier prix, et faire nos courses à Lidl. C’était ici que le capitalisme, les grosses ficelles des riches nous attrapaient, car ils nous murmuraient que l’on pouvait dépenser plus, acheter des marques, être plus bling, posséder, avec le peu que l’on gagnait par rapport à eux, que nous n’étions pas des bouseux de pauvres, mais juste au‐dessus, que l’on pouvait bien se lâcher pour une fois, que l’on pouvait se le permettre. La classe moyenne de campagne ne donnait ni la rage ni le rêve. Elle soupirait de contentement, mollassonne, dans le soulagement de vivre sans être au ras du cou chaque mois. Elle disait merci quand on l’augmentait et elle apprenait à ses gamins à considérer qu’on avait de la chance, que c’était déjà beaucoup.
À seize ans j’avais fait pareil. J’étais reconnaissante de savoir que mes parents pouvaient me payer des études à Paris pendant trois ans grâce à un prêt étudiant, mais pas plus, que je devais me contenter de ma bourse échelon zéro, mais pas plus. Que je pouvais écrire un manuscrit, mais pas plus. Qu’il ne serait jamais relu, jamais commenté, jamais retravaillé, que j’avais dû l’imprimer à mon lycée, et l’envoyer tel quel, et attendre, seule. Toujours seule. La classe moyenne c’était la solitude de faire partie de la majorité silencieuse, celle des Français que l’on va racketter à Noël, faire saigner pour acheter du parfum parisien dans le Nocibé de leur ville moisie, à qui on va vendre le rêve de la bourgeoisie, et qui va l’acheter. On baissait les yeux, on courbait l’échine, et on regardait la voisine galérer avec ses quatre gamins et leur père au dos broyé par les chantiers. On ne voulait pas finir comme eux. On travaillait bien, on rentrait dans le rang, on se préparait à trouver un boulot stable, bien payé, on ne faisait pas de vagues.
J’attendais les lettres de refus, une à une. C’est ce que je méritais. Je ne serais pas publiée à seize ans. Mon nom ne voulait rien dire. Je n’étais personne et je venais de nulle part. J’avais ravalé ma bile et j’avais recommencé. J’avais réécrit sans relâche jusqu’à mes vingt ans. J’avais démarré un nouveau livre, et je m’étais pris d’autres murs, même en habitant à Paris, même en pensant m’être fait un trou et mériter la lumière de cette ville. Étudiante prolo montée à la capitale pour briller, à vingt ans comme à seize je restais médiocre dans des études qui semblaient prestigieuses en province, banales à Paris. Le game n’était pas le même, toujours plus n’était jamais assez. Même rentrée dans les meilleurs clubs, entourée de personnes influentes en soirées privées, je restais personne, bousculade à merci, le regard aussi vide et avide que tous les petits provinciaux Rastignac. À vingt‐six ans peut‐être que j’y arriverais. Ne pas être riche, c’était se prendre dix ans dans la gueule, devoir tout commencer en retard, se prendre un croche‐patte avant la ligne de départ.
Rien à perdre, Hanneli Victoire, coll. La Bleue, Stock, 160 pages
Couverture et Image de Une : © Otto Zinsou
Chapô : Apolline Bazin
Cet article Rien à perdre, extrait : « Je détestais les fils et les filles de » provient de Manifesto XXI.