II y a des livres qui vous électrisent. “Moto notre amour”, de Paul Ardenne, fait bien plus que l’éloge des grosses mécaniques : il vous embarque dans une chevauchée sauvage, écumante de foutre et d’effroi.
Historien (Université
d’Amiens), critique d’art, écrivain et auteur d’une trentaine d’ouvrage (parmi
lesquels Extrême: esthétiques de la limite dépassée), Paul
Ardenne fait gicler des phrases, pleine d’une envie contagieuse de vitesse. Dès
le premier chapitre de Moto notre amour, on ne regarde plus les motos comme avant : des engins
bruyants pour adeptes de heavy metal ? Livrant pour commencer la longue liste des
hommes morts en moto, ceux qui étaient ses amis ou ses héros, Paul Ardenne
corrige : c’est une monture instable, indissociable «des allégories de
l’accomplissement et du danger qui peuplent la geste motocycliste, dans le
lignage des romans de chevalerie». Celui qui la chevauche forme avec elle
un étrange binôme, l’équivalent d’un centaure, mais schizophrénique, composé
pour moitié de turbos rugissants, pour moitié d’un humain vulnérable.
Vous vouliez de la haute
tension ?
«Quand on a conduit
des motos surpuissantes dans l’unique but de les pousser à leur extrémité, on
ne peut plus regarder ces machines sans pressentir en elles cette potentielle
promesse d’orgasme dont elles sont les ambassadrices autoritaires.» S’il
n’y avait pas le risque, le plaisir ne serait pas aussi vif, explique Paul
Ardenne qui donne à cette évidence une profondeur singulière en faisant le
récit personnel de ses «chutes» qu’il compare à celle des anges rebelles et
d’Icare aux ailes fondues. Lui aussi s’est crashé, heurtant le bitume comme au
ralenti, ou passant sous les roues d’une voiture en plein freinage, avant de
rester immobile, le «sang s’écoulant à haut débit» de son corps dépecé.
Cette vie que la moto rend si intense et vertigineuse, il faut en payer le
prix. C’est celui que les motard «paient au culte de “Sainte Gamelle”,
patronne des chutes motocyclistes.»
«Tu meurs-je meurs et vice-versa»
Opposant la «mort
solidaire» à la «mort solitaire», Paul Ardenne note que la mort en moto
présente ceci de singulier qu’elle ne s’effectue jamais seule : «la moto se
désintègre, le corps se désintègre, […] la désintégration de l’un des éléments
se révélant inconcevable sans l’autre.» C’est ce rêve de fusion, qu’elle
soit orgasmique ou létale, qui traverse tout le livre et qui injecte dans les
mots son côté haletant. Quand il roule, «le motard se meut dans l’air sans
protection, le monde vient taper sur lui. Ni carrosserie ni climatisation. Seul
avec les éléments, au milieu d’eux.» Il pourrait être nu qu’il ne serait
pas plus désarmé. Exposé au soleil, au froid, au vent, le motard jouit de
plonger vivant dans le vortex d’un monde traversé à plein régime, lorsque sa
vision, rétrécie en tunnel, lui donne l’impression d’avoir un corps d’acier qui
carbure et que ce sont «ses poumons, avalant de l’air à grandes goulées, qui
gavent les injecteurs»
Stade du “miroir” dans un
réservoir
Ce désir de fusion date
de son enfance. À La Rochelle, gamin, il avait pris l’habitude de se réfugier
dans un magasin de motos, lorsqu’ un jour, «une majestueuse BMW noire –une
R50 à fourche Earles, à la peinture profonde– est passée devant moi,
m’imprimant sur son réservoir. » Il se voit reflété dans l’acier. «Je
serai dorénavant ce corps, pense-t-il, et je le serais sous cette
forme-là, un reflet sur la surface spéculaire d’une moto.» Des années plus
tard, il fait chromer le phare de plusieurs de ses machines afin de s’y mirer.
Pour mieux leur appartenir. Pour ne faire qu’un avec elles dans le regard
mouillé des passantes. Narcisse en quête de virilité ? Oui, dit-il, insistant
sur l’image d’une machine qu’on «tient entre ses cuisses», assumant sans
honte d’adhérer toujours au rêve romantique du rebelle qui roule «vite,
fort, bruyamment» mais surtout «seul» avec sa machine, même
lorsqu’il est en horde. Même lorsqu’il a une passagère.
Seul, même lorsqu’il a
une passagère ?
Le magnétisme de la moto
tient peut-être à cela : c’est un objet jaloux, possessif et qui isole son
pilote. Pour Paul Ardenne, l’utilisation d’un système intercom sur une moto (le
pilote et le passager peuvent discuter tout en roulant) relève de l’aberration,
«tant elle contredit ce qui fait l’essence de la pratique motocycliste, à
savoir la concentration de l’usager sur sa machine et sur lui-même.» Rouler
implique le silence et tient de la liturgie. L’humain se recueille, à l’écoute du
chant que produit sa machine. Puis vibre à l’unisson. Lorsqu’elle passe du bas
régime clapotant de chalutier à la vitesse de 4500 tours/minute, celle «d’une
furie mécanique emballée comme une vierge folle», il se sent possédé par
les dieux.
Son aphrodisiaque ? Le
chant de la moto
Les motos sont des
musiciennes qu’on choisit à l’oreille, explique Paul Ardenne, énumérant
l’extraordinaire variété des plaisirs acoustiques procurés par les machines, allant jusqu’à comparer les types
de cylindrées, les blocs moteur, les valves du pot d’échappement, avec une
passion vibrante. L’intensité de son plaisir atteint son sommet dans les
tunnels. Ces lieux sont un «miracle», offrant «la possibilité
de créer, avec sa seule poignée des gaz, un espace double. D’une part, l’espace
du déplacement proprement dit […] et de la projection sonore projetée en avant
de la course de la machine. D’autre part, l’espace du son, qui naît d’un autre
déplacement physique, volume créé par l’onde sonore», qui ne correspond pas
au premier, procurant la même griserie qu’un shot ou qu’une hallucination.
Peut-on «faire l’amour» à
une moto ?
Il est aussi beaucoup question dans ce livre du
commerce que la moto entretient «avec le corps de celui qui la conduit»,
des rêves sexuels étranges qu’elle suscite, des caresses intimes qu’on lui
réserve et des jeux triangulaires, remplis d’ambiguïté, que la machine
favorise. C’est un roman d’amour avec des scènes explicites, traversé d’une
pluie de fulgurances et qui prend parfois les allures d’un testament. Si l’on
se sent un peu à bout, triste, démotivé, «en panne», il faut plonger
dans ce bain de mots parce qu’ils transmettent le goût de la peur et de
l’envie, «l’un et l’autre positionnés juste là, sous le réservoir et sous
mon cœur.»
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Moto notre amour, de Paul Ardenne, avec une postface de l’anthropologue (et motard) Franco La Cecla, Flammarion, 2010.
Il semblerait que le livre n’ait pas été réédité (il n’est plus dans le catalogue de Flammarion), dépêchez-vous de l’acheter avant que tous les exemplaires aient disparu.
Merci à Barbara Polla